Pourquoi commémorer la résistance de 1851 ?

Pourquoi commémorer la résistance de 1851 ? 

 

recueil d’articles de René Merle

Bulletin, édito, août 1997

 

 

 

1851-2001

 

 

Notre avenir, s’il se veut avenir de responsabilité citoyenne et de démocratie, se fonde sur des valeurs héritées de notre histoire. Sans naïveté ni passéisme, nous savons compter avec l’héritage.

 

Dans cet héritage, la résistance au coup d’état de 1851, fondée sur l’espérance de la république démocratique et sociale, apporte des éléments précieux à bien des égards : la responsabilité citoyenne, l’autonomie d’initiative, la confiance dans la combativité populaire, la coordination horizontale des mouvements ne sont sans doute pas les moins importants.

 

Quand le président Louis-Napoléon étrangla la République, la France sembla accepter le coup d’état ou s’y résigner. La France de l’Ordre, effrayée par la perspective d’une victoire démocrate aux élections de 52, accueillit avec soulagement le nouveau régime. La France républicaine attendit, en vain, que Paris donne une fois de plus le signal de la lutte. Mais, à l’initiative des sociétés secrètes de la Montagne, la résistance souleva une vingtaine de départements. Une couronne au nord du Massif Central (Loiret, Yonne, Nièvre) rejoignant les versants du sillon de la Saône (Saône-et-Loire,  Allier, Jura, Ain) et du sillon rhodanien, (Ardêche, Drôme, Gard, Vaucluse, Var, Basses-Alpes) et par  l’Hérault, les Pyrénées orientales, rejoignant la zone insurgée du Sud-Ouest (Gers, Lot-et-Garonne, Tarn-et-Garonne, Lot, Aveyron).

 

Solidement tenues par la troupe, privées par la répression de chefs avisés, les grandes villes de ces régions ne bougèrent pas. D’autant que dans la région lyonnaise, la répression des insurrections ouvrières de 49 avait brisé le mouvement.

 

La résistance fut avant tout le fait des paysans, des artisans de la campagne et des petites villes.

 

Très combatif (citons en particulier les soulèvements de la Drôme et du Var), et parfois victorieux (Basses-Alpes), le mouvement ne cessa que quand il apparut que Paris et la France ne suivaient pas.

 

Le pouvoir a justifié la terrible répression en dénonçant la jacquerie rouge, portée aux pires excès. Alors que, à l’évidence, le soulèvement populaire fut extraordinairement respectueux des personnes et des biens.

 

De bons esprits ont vu depuis dans le mouvement la révolte grégaire de paysans non éduqués, non politisés, suivant des chefs bourgeois. La dernière des « émotions » paysannes d’Ancien Régime.

 

Il nous apparaît au contraire que le mouvement résulte de la rencontre de la conscience républicaine propagée par les « élites » politiques éduquées, avec les aspirations populaires à la démocratie, à l’éducation, au mieux-être, au progrès social. Il témoigne de l’articulation complexe entre aspirations démocratiques et lutte des classes.

 

Par là même, après la chûte de l’Empire, il a  donné au parti républicain ses lettres de noblesse, liant  démocratie et progrès social. Il ne nous semble pas inutile, aujourd’hui, de continuer à s’en réclamer.

 

C’est pourquoi l’association 1851-2001, qui vient de naître, va œuvrer pour mieux remettre en circulation publique le souvenir de 1851. Elle s’adresse à tous, historiens de profession et réactivateurs de mémoire locale ou régionale, associations, descendants d’insurgés, etc. Une première rencontre permettra bientôt une première prise de contact entre toutes les personnes intéressées. Vous en trouverez le détail dans ce bulletin.

 

 

René Merle

 

 

 

Bulletin, édito – juin juillet 2000

 

 

 

Depuis l’année 1998, commémorative jusqu’à saturation, le moins qu’on puisse dire est que le 150ème anniversaire de la Seconde République a quelque peu manqué d’éclat. La Seconde République est pourtant, on le sait, une des sources essentielles de notre vie politique contemporaine. C’est dire que, loin d’être un accident de réflexion citoyenne, cette commémoration en demi-teinte procède sans doute plus ou moins clairement de la donne idéologique dominante, dans laquelle la donne sociale et la donne nationale passent facilement à la trappe.

 

Certes, l’évocation de la Seconde République n’a jamais été consensuelle. Sous le Second Empire (1852-1871) évidemment. Sous la Troisième République (1870-1940), la France conservatrice pointait dans la période 1848-1851 l’irruption du peuple dans le champ politique et la menace sociale, alors qu’à gauche cette mémoire (qui devait peu à l’enseignement officiel) a été un vecteur de conscientisation, liant démocratie et progrès social : mémoire  revivifiée dans les grands mouvements unitaires, quand l’espérance nourrissait de sève concrète la rhétorique républicaine.

 

Sous les Quatrième et Cinquième Républiques, l’usure de cette mémoire a tenu sans doute à un processus naturel d’effacement, mais aussi (en dépit de recherches novatrices) à des relectures orientées. Ainsi le Centenaire, célébré dans un climat de durs affrontements de classe et dans les débuts de la Guerre Froide, s’est focalisé sur la distorsion entre la naissance d’une démocratie parlementaire porteuse de l’intérêt général et l’émergence d’une revendication prolétarienne autonome.

 

Cinquante ans après, dans la médiatisation d’une histoire revisitée à l’aune du nouvel ordre libéral, un consensus mou semble s’être établi sur la sympathique mais inutile parenthèse de la Seconde République : par son inefficience, l’irruption inattendue du politique entre deux phases de développement effréné du capitalisme (Monarchie de Juillet, Second Empire) signe l’impossibilité de soumettre l’économique aux visées moralisantes du politique. Affirmée en février 1848, la confiance dans le politique pour mettre l’économie au service de la démocratie sociale tourne au « réalisme » dès juin, quand la République massacre les ouvriers parisiens ou marseillais, qui se permettaient d’exiger l’application du droit au travail, puis en 49, avec la terrible répression contre les travailleurs de Lyon.

 

Les tenants du « réalisme économique » ont aujourd’hui beau jeu d’opposer à cette distorsion idéal-réalité le réalisme brutal du Second Empire, qui fera avancer le « Progrès » avec le capitalisme.  Nos insurgés de 51, présentés à l’époque comme des Bédouins de l’intérieur, des Jacques archaïques, rejoignent dans l’imaginaire hexagonal d’aujourd’hui les “corporatistes” plébéiens des années 1990, frustes et passéistes.  L’apologie contemporaine, discrète ou affichée, du Second Empire conforte la Pensée unique : c’est l’économique qui prime et qui décide. Et il n’y a qu’un système économique (et donc social) possible… D’autant que ce système peut se payer le luxe de l’affirmation démocratique, en en niant le fondement même, qui est la vraie liberté d’information, la vraie responsabilité citoyenne, la vraie possibilité de choix (ce qui se passe en matière culturelle aujourd’hui est à cet égard éclairant). Déjà en son temps Louis-Napoléon Bonaparte n’avait-il pas rétabli le suffrage universel ?

 

 

Dans cette fermeture de lecture, il n’est pas étonnant que la commémoration de la République en soit demeurée essentiellement au plan médiatique à un événementiel sans profondeur, et au plan officiel se soit défaussée sur un salut (ambigu) à l’abolition de l’esclavage.

 

 

Et pourtant, à l’évidence, aussi discrètes qu’elles aient été, les évocations de 1848 ont peut-être dans la société civile plus d’échos en profondeur que celles de mai 68, largement médiatisées. Justement parce que cette brève expérience républicaine évoque les deux spectres qui hantent notre Europe en gésine : le retour du politique au service du social face à la dominance de l’économique, la permanence du sentiment national.

 

 

A cet égard, il n’est pas indifférent aujourd’hui de prendre la mesure de ce qui s’est joué entre 1849 et 1851 dans notre Midi : la percée de la Démocratie socialiste, qui non seulement s’est affirmée dans des zones où l’on peut lire la continuité avec l’engagement révolutionnaire de 1789-1795, mais aussi dans des zones d’apparente indifférence politique ou de tradition blanche.

 

Sans négliger l’évidente persistance de comportements « archaïques », ni les inégalités dans la conscientisation populaire, suivant les régions, leurs structures socio-économiques, leurs mentalités, il nous apparaît au contraire, répétons-le, que le mouvement résulte de la rencontre de la conscience républicaine propagée par des « élites » politiques éduquées, avec les aspirations populaires au mieux-vivre et à la dignité. La République que souhaitent les insurgés de décembre n’est pas celle des notables conservateurs, elle est espérance concrète de justice sociale et de démocratie. Droit à la sécurité et à l’éducation, droit au travail pour les ouvriers, droit à la propriété, gagnée ou maintenue pour les paysans et les artisans.

 

De 1849 à 1851, trempée par la répression, la propagande démocrate socialiste a été efficace parce que porteuse de ces perspectives immédiates, indissolublement liées à la diffusion de la conscience égalitariste et individualiste républicaine. Dans nos régions méridionales, cette propagande a été d’autant plus efficace qu’elle a su investir les formes traditionnelles ou nouvelles de la sociabilité populaire, les vecteurs de la culture populaire méprisés par les “élites” : la langue d’Oc de la vie quotidienne, la chanson…

 

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler aujourd’hui aux bons esprits qui mettent le mot citoyen à toutes les sauces, mais ne lui donnent pas toujours un contenu concret, que c’est en associant l’amour de la démocratie, le respect du peuple, et les perspectives concrètes du mieux-vivre que les démocrates ont gagné au politique le peuple, dans la diversité de ses composantes sociales, et l’ont organisé pour combattre les ennemis de la Liberté.

 

Si le cadre de l’insurrection “méridionale” fut départemental (ce qui montre combien est intériorisé l’éclatement des vieilles provinces), sa visée est profondément nationale

 

Ces “gens de peu”, dont beaucoup ne parlaient pas français, ou le parlaient mal, ne se sont pas levés en décembre 51 contre la France, mais pour bâtir la France autrement. Ils mettaient en œuvre une conception nouvelle de la politique, celle où le peuple est porteur de l’initiative historique, dans l’union de ses différentes composantes de classe : le peuple exprimant collectivement sa volonté de disposer de sa souveraineté, en assumant son droit de décision et de contrôle à tous les échelons de responsabilité citoyenne, et au premier chef à l’échelon communal. Conception jugée par beaucoup aujourd’hui dépassée, remplacée par le seul rapport de l’individu au politique, et par la péjoration de la donne nationale.

 

Souhaitons que les initiatives de commémoration et de célébration engagées dès à présent n’occultent pas ces aspects fondamentaux de la période 1849-51, au profit d’un pointillisme descriptif patrimonial.

 

 

René Merle

 

 

 

Bulletin, édito, octobre 2002

 

1851 et l’année 2002

 

 

On peut ne pas parler des disparus, tout en les gardant précieusement en mémoire. Dans bien des sociétés antiques et des sociétés dites primitives, on ne parlait pas des morts récents, qu’il convenait de laisser reposer dans leur premier sommeil, et encore moins des morts anciens, qui ne devaient être invoqués, donc convoqués, implorés et congédiés, qu’en des circonstances précises, spéciales et appropriées, où le retour des défunts devait être opérant. L’invocation des morts relevait du sacré et ne se manipulait pas inconsidérément.

 

Nous n’en parlions peut-être pas, mais les Résistants de 1851 étaient dans notre cœur, depuis toujours. Nos Résistants, ceux de notre commune d’abord, des communes voisines, et tous les autres, dans le lacis des liens noués de commune à commune par les “ missionnaires ” de la Montagne rouge.

 

Nous les avons invoqués publiquement à partir de 1995, dans un rapport intensément passionnel et affectif.

 

Et la date n’était pas indifférente. Le rappel des disparus nous remettait en prise directe avec notre présent.

 

Notre association est née en effet d’un sursaut de honte devant les résultats des élections municipales de 1995 en Provence-Côte d’Azur. Depuis, dans les très nombreuses assemblées que nous avons assurées dans les départements du grand Sud-Est, nous n’avons cessé d’essayer de faire réfléchir sur le présent à partir du passé.

 

Était-il indifférent alors de rappeler que, 10 mois à peine après la proclamation de la République, l’élection de Louis-Napoléon à la présidence était, déjà, un formidable désaveu du peuple des villes et des campagnes contre l’ordre bourgeois, égoïste et arrogant, le symptôme d’une aspiration au mieux-être et à la justice sociale, mais une aspiration dévoyée ? Était-il indifférent de rappeler que dès 1849 les “ missionnaires ” de la Montagne rouge avaient gagné une grande partie de ceux qui s’étaient laissé tromper par Louis-Napoléon, était-il donc indifférent de rappeler les vertus du militantisme de terrain ? Était-il inutile de rappeler que c’est sur un programme liant démocratie politique et justice sociale que s’était alors noué un front de classe entre salariés, producteurs indépendants, “capacités” ? Était-il inutile enfin de rappeler que ce front de classe s’était pleinement noué dans les régions où les militants de la Nouvelle Montagne avaient su asseoir leur propagande sur les réalités conviviales, linguistiques, culturelles, de la population ?

 

Nous n’avons cessé de le répéter dans ce Bulletin, et ce dès son premier numéro : c’est sur ces valeurs, qui nous apparaissent toujours et plus que jamais d’actualité, que nous avons fondé notre action, une action respectueuse des différentes sensibilités de nos adhérents.

 

Si, dans les multiples contacts “ à la base ”, nous avons eu la preuve que nous ne prêchions pas dans le désert, nous avons pu mesurer aussi combien pareille évocation pouvait indifférer ou déranger les “ décideurs ”.

 

À la fin de l’année 2001, nous nous félicitions que de très nombreuses associations, que de nombreuses mairies de petites et moyennes communes, que quelques conseils généraux, aient répondu à notre appel à commémoration. Mais nous regrettions aussi le défaussement des mairies des grandes villes (à l’exception notable de Paris), de la plupart des conseils généraux, de la totalité des régions (à l’exception de la région P.A.C.A qui, sans aller jusqu’à l’initiative citoyenne que nous souhaitions, a accordé des subventions). Nous regrettions aussi, et grandement, le silence des pouvoirs publics au plan national. Et enfin, malgré nos efforts répétés, nous étions bien obligés de constater que, si la presse régionale répondait avec plus ou moins d’empressement à nos demandes d’information, les télévisions nationales (à l’exception de FR3) et les grands journaux (à l’exception de L’Humanité) ou magazines (à l’exception de Regards) pourtant dûment contactés, (y.c Marianne qui fait emblème de son républicanisme), gardaient le silence. Décidément il était ringard de parler de République, et encore plus de République démocratique et sociale, ringard de parler de responsabilité et d’initiative citoyennes, etc. etc.

 

L’année électorale 2002 s’est chargée de remettre les montres à l’heure. Mais dans une terrible ambiguïté. Nous avons eu droit, sur le thème de la défense de la République, à une avalanche de considérations citoyennes, parfaitement sincères ou grandement hypocrites, selon qui les proposait. Loin de moi l’idée de mettre en cause, (lorsque ces considérations étaient sincères, et quel que soit l’horizon politique dont elles provenaient), l’importance majeure de ce qu’elles mettaient en avant : la République, bien commun transcendant les différences politiques, garanti par le libre exercice du suffrage universel et de la représentation populaire.

 

Mais le chœur des pleureuses a trop souvent fait l’impasse sur une évidence majeure. Il ne peut y avoir de vraie démocratie sans responsabilité citoyenne, sans justice sociale, sans progrès social. Et si les tenants officiels de la démocratie font passer jeux politiciens et opportunismes économiques avant cette justice sociale, ils ouvrent grand la porte aux aventuriers politiques, aux populistes autoritaires, lesquels n’hésitent pas, très démocratiquement, à se réclamer de l’aval populaire.

 

Nous ne nous sentons pas comptables de ces défaillances officielles, ni responsables des résultats électoraux. Les unes et les autres nous engagent plus que jamais dans la défense des valeurs républicaines dont se réclamaient les Résistants de 1851.

 

 

René MERLE

 

 

Bulletin, édito, avril 2003

Du régime présidentiel

 

 

Nous avons plusieurs fois souligné l’extrême discrétion officielle avec laquelle, en 1998, fut commémoré le 150e anniversaire de la Seconde République. Cette République était pourtant initiatrice du suffrage universel (masculin) et sa constitution, qui s’inspirait du modèle de la république des États-Unis, fut la matrice de celle de la Ve République. On aurait pu penser que les dirigeants politiques et en particulier ceux qui étaient alors aux affaires se seraient senti concernés.

 

Matrice de la constitution de la Ve République ? À l’évidence. En 1848, la jeune Seconde République se dotait d’une institution inconnue de la Première République : un Président, tout puissant chef de l’exécutif, élu au suffrage universel (masculin). Et en 1958, alors que la IVe République agonisait dans le drame algérien et la menace de guerre civile immédiate, le retour au système présidentiel fut présenté comme salvateur. Et en 1962, la page algérienne se tournant, le Président obtenait que l’élection présidentielle se fasse, comme en 1848, au suffrage universel.

 

Ainsi, en 1965, le général De Gaulle fut, après Louis-Napoléon, notre second président de la République élu au suffrage universel.

 

Si en 1998 nous avions dû regretter la modestie de la commémoration, en 2001 nous n’avons pu que déplorer l’absence de commémoration officielle nationale de la résistance républicaine au coup d’État, commémoration abandonnée aux bonnes volontés individuelles ou associatives, aux initiatives des collectivités locales et départementales, qui sauvèrent l’honneur.

 

Malgré des demandes diverses et nombreuses, aucune explication officielle n’a alors été donnée de ce blanc de commémoration.

 

L’historien Maurice Agulhon explique (cf. “Conclusion du Colloque”, dans Le coup d’État du 2 décembre 1851 dans l’Yonne, Actes du Colloque ADIAMOS 89 de novembre 2001, Auxerre, 2002, pp. 171-172) combien il avait dû insister pour faire passer une notice sur le 2 décembre 1851 dans la brochure du Haut Comité des Célébrations Nationales : “Quelques collègues m’objectaient que l’événement avait été court, partiel, et limité à quelques rues de Paris et à quelques départements, et qu’il avait échoué. Pourquoi en faire un événement mémorable, alors que le Second Empire est arrivé et a régné ? L’argument qui a emporté la décision du Comité est celui-ci : cette résistance au coup d’État a été une sorte de contribution, vingt ans en avance, à l’esprit durable de la IIIe République”.

 

Bel exemple de cécité citoyenne, pour ne pas dire plus, que celle de ces respectables professeurs siégeant aux archives nationales, insensibles au magnifique exemple de responsabilité républicaine donnée par ces humbles qui, en ce glacial décembre, se levèrent, pour sauver la République. Cécité qu’il est quelque peu piquant de comparer aux cris d’orfraie poussés, après le 21 avril 2002 : on s’est alors bousculé pour apparaître, si possible dans les colonnes du Monde, en défenseur de la République menacée…

 

Mais quoi qu’il en soit, aussi positive qu’ait pu être cette notice, elle n’a en rien motivé les pouvoirs publics au plus haut niveau, et la commémoration nationale est passée à la trappe.

 

Peut-être, écrivions-nous alors, l’exigence de démocratie sociale qui animait les insurgés de 1851 apparaissait-elle excessive à certains de ceux qui s’en disent aujourd’hui les héritiers ?

 

Mais au-delà de ce blocage, comment expliquer l’indifférence officielle au souvenir d’un événement inouï : la Constitution violée, le Président de la République s’arrogeant par la force armée tous les pouvoirs, l’Assemblée nationale dissoute, les députés arrêtés en masse, proscrits et même fusillés !

 

Il est permis de penser que, outre une inculture historique largement répandue, cette absence de commémoration procédait aussi d’un vrai choix politique : en ravivant le souvenir de 1851, ne risquait-on pas d’attirer une méfiance injustifiée sur la fonction présidentielle, et ce au moment même où on allait entrer en campagne électorale présidentielle ?

 

Il était d’autant moins question de discréditer ce système présidentiel que ceux qui, en 1998, avaient quelque peu oublié de saluer l’anniversaire de la République, allaient, par l’inversion du calendrier électoral, en entériner la colonne vertébrale institutionnelle : la prééminence du Président sur l’assemblée et le pouvoir législatif.

 

Ce qui n’était pas pour surprendre : d’illustres prédécesseurs, qui en 1958 dénonçaient avec violence le retour au système présidentiel, avaient ensuite chaussé avec empressement les bottes du présidentialisme.

 

Mais enfin, nous dira-t-on, quel scandale à cela ? Certes, traumatisées par le souvenir de 1851, la IIIe et la IVe République, “républiques d’assemblées” attentives à la séparation des pouvoirs, s’étaient gardées de tout renforcement du pouvoir présidentiel. Certes, la constitution de 1958 était une rupture majeure avec cette tradition : ce n’est pas lui faire injure de constater que le principe de la séparation des pouvoirs n’est pas sa colonne vertébrale, qu’elle portait en germe l’absorption du pouvoir législatif par l’exécutif, et la tentation de mise en cause du pouvoir judiciaire.

 

Mais avec le recul, nous dira-t-on, n’était-il pas vain et quelque peu ridicule en 1958 d’évoquer le précédent de 1851 pour crier à la dictature menaçante ? Le général De Gaulle a-t-il été un dictateur ? Et depuis 1958, ce système présidentiel ne fonctionne-t-il pas démocratiquement ? Pour autant que la représentation nationale lui soit dévouée, pourquoi serait-il inquiétant qu’un homme seul tienne les rênes de l’exécutif, donne l’impulsion aux lois, dirige les forces armées et la politique étrangère, décide pratiquement de la guerre et de la paix ? Si danger il y avait, il ne pourrait venir que de l’absence de qualité de l’homme, et non pas du système. Élisons donc un “bon” président !

 

Des travaux historiques, qui nous renvoient à 1851, peuvent venir appuyer cette vision : certes leur diffusion ne touche pas directement le grand public, mais par l’intermédiaire d’une grande partie des médias, ils contribuent à cette acceptation majoritaire du système présidentiel.

 

En 1851, nous dit-on, (en oubliant de s’interroger sur le soutien de l’armée, de l’appareil d’État, des décideurs économiques au président), l’événement du 2 décembre ne s’inscrivait pas dans la logique du système. Le coup de force fut un accident historique, lié à la personnalité d’un homme et à des conditions politiques très particulières ; initié par une poignée de comploteurs, clan familial uni par l’ambition et l’avidité, il fut “l’éclair dans un ciel serein” que dénonçait Hugo, opération minutée présentée aux notables effarés en ultime rempart devant la jacquerie rouge.

 

Le système présidentiel initié en 1848 était démocratiquement viable, nous assure-t-on. Il aurait “suffi” en 1848 que les Français choisissent un “bon président”, le candidat officiel Cavaignac par exemple plutôt que l’aventurier politique Bonaparte, pour que la Constitution soit à jamais respectée. Ou encore, Bonaparte une fois élu, il aurait “suffi” qu’on lui accorde le droit de se représenter en 1852 pour que s’effacent ses velléités putschistes. Et bien sûr, il aurait suffi que l’Assemblée Nationale, grandement conservatrice, ne soit pas en conflit avec l’exécutif pour que tout baigne dans l’huile…

 

Il est permis de penser, au contraire, que le système portait en lui sa propre destruction, et c’est ce que n’ont cessé d’affirmer avec force les républicains des années 1860-1870. Le texte de Gariel que nous donnons ci-dessous en document est particulièrement éclairant. Par son coup d’État, et devant l’impossibilité constitutionnelle de résoudre le conflit avec le pouvoir législatif, le président Louis Napoléon n’a fait que pousser à son extrême logique et avec la plus extrême brutalité le système présidentiel mis en place par la Constitution de 1848. Au blocage institutionnel répond le coup de force, mais un coup de force qui se réclame de la démocratie et en appelle au peuple. N’oublions jamais que, le jour même du coup d’État, le président rétablissait dans son intégralité le suffrage universel violenté par l’Assemblée…

 

L’élection présidentielle de 2002, qui apparemment entérine la viabilité de ce système, a surtout montré sa fragilité. Et ce pas seulement, de façon presque caricaturale, en posant concrètement la possibilité d’un choix démocratique en faveur de l’anti-démocratie…

 

Au moment donc où dans notre pays les interrogations sont grandes sur l’avenir de ce système, et sur son extension à une Europe en gestation, la réflexion sur ce type de fonctionnement de la démocratie ne saurait être abandonnée aux seuls spécialistes constitutionnalistes. Et l’histoire de la Seconde République peut grandement y aider.

 

René MERLE