Ted W. Margadant

article publié dans le bulletin n°19, décembre 2001-janvier 2002

Ted Margadant

 par Jean-Paul Damaggio

Le 7 septembre Ted Margadant accepta de venir à Montauban présenter les travaux qu’il publia voici plus de vingt ans, sur le coup d’Etat[1], dans un livre quelquefois cité (dernièrement par Michel Cardoze[2]) mais pas disponible en français : French Peasants in revolt.[3]

Son intervention, sans l’appui de la moindre note, traça d’abord le portrait d’une révolte populaire qu’il matérialisa de belle manière dans son livre, par plusieurs cartes audacieuses, qui sont des références précieuses pour tout chercheur. En ce qui concerne le Sud-Ouest je n’y ai pas trouvé la moindre erreur après diverses études minutieuses dans les archives locales. Il se trouve qu’à la fin des années 60, Ted fouilla attentivement les dites archives (nous y reviendrons).

Ce portrait de l’insurrection, les lecteurs du bulletin le connaissent par divers articles et publications de l’association. J’en connais plusieurs qui auraient eu quelques frissons à écouter Ted Margadant parler avec passion de l’insurrection un temps victorieuse, des Basses Alpes. Car il faut le préciser d’entrée, avec son français précis, il captiva l’auditoire par la passion qu’il mit dans ses propos. Je vais donc insister sur un seul point, à savoir l’interprétation des événements. Si les études locales sont indispensables elles ne doivent pas contourner l’effort d’analyse globale sous peine de noyer dans l’anecdote des gestes de portée nationale.

Dans son livre Ted Margadant articula parfaitement les deux en commençant par un récit concret de révolte dans l’Hérault pour ensuite apporter son interprétation. Dès l’introduction il discuta les quatre approches historiques auxquelles donna lieu l’événement et c’est ce qu’il souhaita d’abord rappeler à Montauban. Si l’histoire est souvent l’histoire de succès, l’échec du 2 décembre ne pouvait susciter des tonnes de recherche mais il faut reconnaître les travaux de quatre personnes : William L.Langer, Maurice Agulhon, Philippe Vigier et Karl Marx. Langer porta son regard sur le rôle révolutionnaire des villes, Marx de son côté stigmatisa l’isolement des paysans en les comparant à des patates dans un sac de patates[4] ! Dans cette approche, le soulèvement de 1851 devenait négligeable. Par contre Philippe Vigier, à partir du cas des Basses-Alpes et Maurice Agulhon, à partir du cas du Var, constatèrent l’importance de l’insurrection. Mais, d’après Ted Margadant, pour opérer aussitôt une réduction : dans sa Seconde République Vigier parlera de pseudo insurgés (les paysans s’engagèrent suite à une dépression agraire) et pour M. Agulhon dont les travaux sont multiples sur la question, la révolte sera la preuve de la diffusion des idées des villes dans les campagnes. Ceci est un résumé repris de l’historien Roger Price qui étudia la position des historiens français en question dans The French Second Republic. Au moment de ses travaux, Ted Margadant n’avait pas pu avoir connaissance des travaux divers et précieux de Raymond Huard sur les questions politiques à savoir, pour la période concernée, les premiers chapitres du Mouvement républicain en Bas-Languedoc et Le suffrage universel en France[5].

Fait certain, personne ne plaça le coup d’Etat au cœur de leurs recherches comme le fit Ted Margadant, pour aboutir à un livre sur ce seul sujet pris dans sa globalité nationale (pour le centième anniversaire du coup d’Etat Henri Guillemin se lança dans cette aventure). Même si le coup d’Etat s’inscrit dans l’histoire de la Seconde République, il a sa dimension propre que l’historien nord-américain a découvert dans les archives départementales après les archives nationales (en Mai 68, il était dans l’Hérault : les grèves de train l’empêchant de monter à Paris, il usa de la plage de Palavas), documents qui l’incitèrent à s’orienter vers une autre conception de ce «non-événement», à partir de la prise en compte réelle du soulèvement paysan.

Au cours de notre première rencontre en décembre 1999 j’avais demandé à Ted Margadant comment il avait décidé de s’orienter vers l’histoire du coup d’Etat et il me fit découvrir alors la richesse de l’historiographie nord-américaine en matière de recherches françaises. C’est à « l’école » de Charles Tilly (quelques livres de lui existent en français)[6] qu’il se forma comme historien et à Montauban en réponse à une question de la salle il évoqua ce phénomène en voie de disparition (on ne remplace pas ceux qui partent à la retraite) au profit d’études sur l’Asie. En même temps, Ted Margadant précise clairement que ses recherches commencées en 1968 doivent aussi leur part aux événements vécus douloureusement. Il était en France quand il apprit que les gardes nationaux avaient tiré sur des étudiants sans armes de l’Ohio. Dans ce contexte, il s’orienta vers l’étude du pouvoir répressif de l’Etat face aux mouvements populaires et depuis il n’a pas quitté ce «filon». Dans le soulèvement de 1851, le pouvoir de l’Etat sautait aux yeux : état de siège, tribunaux d’exception, condamnations massives. Mais qui donc étaient les insurgés ?

 

Le schéma classique en France veut que les villes soient du côté des lumières, du progrès, de la démocratie, de la culture et que les campagnes soient du côté de l’ignorance, de l’archaïsme et de l’isolement. Or Ted Margadant découvre que les revendications paysannes ne sont pas plus archaïques que celle des ouvriers détruisant les machines, quand ils demandent clairement une banque offrant des taux convenables, quand ils s’accrochent au suffrage universel masculin, quand ils s’impliquent dans les municipalités. N’écartant pas les questions économiques étudiées par Philippe Vigier, il déplace le cœur du problème. Au-delà des questions de dépression il étudie la solidarité économique entre ville et campagne : il découvre des cas où elle existe quand la monoculture de la vigne fait vivre la communauté villageoise (le négociant, l’artisan, le commerçant et les paysans sont tous soumis aux résultats de la vente) ou quand au contraire la polyculture fait que le paysan échange son blé contre du pain chez le boulanger. Et la révolte se produira là où cette solidarité se manifeste car la révolte de 1851 n’est pas une révolte de paysans contre la ville et pas davantage de villages sans appuis paysans (ils sont les seuls à pouvoir faire nombre dans les manifestations mais aussi dans les urnes).

Le monde de la boutique avait souvent des terres et pouvaient mieux comprendre le prix à payer pour la cultiver et souvent en France existèrent les ouvriers-paysans négligés par les historiens or à Carmaux par exemple bien des grèves n’auraient pu avoir lieu si beaucoup d’ouvriers n’avaient pas eu une zone de repli dans les campagnes.

En conséquence les traditions locales purent alimenter les réseaux de solidarité mais en réalité la Seconde République inventa un rapport nouveau aux dites traditions. Et Ted Margadant s’enthousiasma également pour parler des sociétés secrètes qui avaient bien sûr  un rapport avec les carbonari mais qui ne s’inscrivaient plus dans la théorie blanquiste. Ces nouvelles sociétés secrètes sont l’effet de la République conservatrice, la riposte aux lois restreignant la liberté, et si elles conservaient des rites, elles étaient plus massives, plus populaires que leurs sœurs aînées.

De même, et là c’est moi qui commente, après deux ans de pratique du suffrage universel, un coup d’Etat ne peut plus s’assimiler à une révolution de palais. Louis Bonaparte a tenté et réussi le premier coup d’Etat de l’ère démocratique, en conséquence un coup d’Etat authentique, qui secouera le pays tout entier et non quelques initiés dans les cercles du pouvoir. Et à propos de cercles, ceux qui naquirent sous la Seconde République sont inséparables de dites Sociétés secrètes.

En clair, le mouvement de 1851 regroupa non pas une catégorie sociale mais bien les réseaux possibles de la solidarité villageoise basés sur le point de fusion du sens politique : la commune.

Ted Margadant mena par exemple une étude minutieuse sur les rapports entre l’insurrection contre l’impôt des 45 centimes et celle du 2 décembre : il n’y a pas recoupement. La première avait à voir avec les anciens lieux de jacqueries (un terme que le Second Empire et des Républicains rendirent négatif) ; la deuxième avec les lieux majeurs de l’implantation de la gauche pour les décennies suivantes et malgré la féroce répression. Voici donc une autre confirmation de la nature politique nouvelle de la riposte de 1851.

L’historien note l’archaïsme sur un seul point : la prise d’armes. Un archaïsme imposé par le coup d’Etat lui-même, un archaïsme cependant, puisque cette forme d’action sera la dernière sauf bien sûr pendant la Résistance du fait des circonstances (peut-être un historien fera sur ce point aussi l’étude du rôle des paysans ?).

 

Le débat

Les trop rares présents comprirent, par la forme d’intervention, que l’historien était surtout venu pour débattre et personne ne fut déçu puisque les questions fusèrent.

Quels rapports entre le maître et l’élève, entre Napoléon et Napoléon le Petit ? Par la date, le 2 décembre, le rapport est inscrit dans le temps, mais peut-on aller au-delà ? Aussitôt se pose la question de l’interprétation que l’on a du règne de Napoléon 1er. Continuateur de la Révolution qui aurait capté de ce fait l’amour des paysans ? Gloire nationale qui aurait flatté le sens nationaliste ? La compagne de Ted Margadant est aussi historienne du 19ème siècle français et ensemble on peut se demander s’ils n’ont pas vécu, dans une vie antérieure, cette période de l’histoire car aussitôt Ted nuance le tableau : les guerres de la révolution firent des milliers de déserteurs dans les campagnes tout en faisant des milliers de morts mais il est vrai que les récits des survivants captivèrent les générations suivantes. J’ai alors repensé à l’exemple de Léon Cladel qui avait un grand-père ancien soldat de l’an II et un autre ancien déserteur et qui préféra toujours l’ancien soldat de l’an II tout en ayant eu un grand-oncle qui fut le seul guillotiné de Montauban en 1793. Donc pour expliquer le soutien paysan au Napoléon de 1848, la référence au premier est utile mais entre 1848 et 1851 la conscientisation est allé vite et la part des paysans qui soutiendra longtemps le bonapartisme ne peut faire oublier la part qui s’y opposa. Avec toujours cette question : pourquoi ?

Quels rapports entre la loi sur l’héritage qui obligea les paysans à partager et le non-soutien dans ce cas à Napoléon ? Dans bien des endroits, Ted Margadant note que les paysans pour éviter le morcellement des terres pratiquèrent le contrôle des naissances et que l’ensemble du Code civil et son application dans la société mériterait des études.

Quels rapports entre la religion et les lieux d’insurrection ? Ted ne fit pas une étude systématique de la question dans son livre, il note simplement dans la Drôme, les influences protestantes. Pour ma part j’ai tenu à rappeler le rôle des curés rouges dans le cadre d’une révolution qui retenait le Christ comme premier des socialistes et face au contraire à une hiérarchie qui aussitôt après le 2 décembre vola au secours du futur empereur.

Comment saisir la dictature issue du coup d’Etat ? Pour Ted Margadant Louis Napoléon Bonaparte n’eut pas besoin de chemises noires ou de SS, il n’a rien à voir avec Hitler. Il imposa son pouvoir par les structures de l’Etat et par elle il gracia, dès qu’il le put, les victimes qui acceptèrent de se soumettre. Il inventa la presse officielle, la candidature officielle, l’église officielle etc…

Pourquoi les révoltés de 1851 sont des fantômes ?

Pour Ted Margadant c’est toute l’historiographie du 19 ème siècle qui tombe dans l’oubli sauf dans des cadres nouveaux comme l’étude des représentations (la place des femmes) et l’épouse de Ted travaille dans ce cadre pour la période Louis Philippe. Les années 60-70 étaient des années propices à l’interrogation sur la naissance de classe ouvrière car elle était considérée comme un pilier du mouvement social. Ted Margadant confirma ainsi que les historiens travaillent d’abord dans l’actualité.

En conclusion, pour mettre l’eau à la bouche des lecteurs, voici la table des matières de son ouvrage :

Introduction ; Les structures régionales de la révolte ; Les fondations économiques de la mobilisation paysanne ; La géographie sociale de la révolte ; La dépression agricole et les bases sociales de l’insurrection ; La modernisation politique et l’insurrection ; La construction souterraine ; Les sources des solidarités montagnardes ; Les dirigeants du peuple ; La répression ; La dynamique des mobilisations armées ; la violence collective ; le triomphe de la contre-révolution ; conclusion.

 

Jean-Paul Damaggio



[1] Dans le cadre d’un débat du journal Point Gauche ! 82210 Angeville qui en publia un compte-rendu dans son numéro 55

[2] Mes Suds, Michel Cardoze, éditions lpm, 2001

[3] French Peasants in Revolt, The insurrection of 1851 Ted W. Margadant, Princeton University Press, 1979

[4] Le 18 Brumaire, Karl Marx, éditions sociales (les défauts du livre ne lui enlèvent pas certaines qualités)

[5] Le mouvement républicain en Bas-Languedoc 1848-1881 Raymond Huard, Presses de la FNSP, 1982 et Le suffrage universel en France, Aubier, 1991.

[6] Les révolutions européennes 1492-1992, Charles Tilly, Seuil, 1993