Décembre 1851 dans l’Histoire de France

bulletin numéro 1, novembre 1997

Décembre 1851 dans l’Histoire de France

 

par Maurice Agulhon

 

Quelle est la place de l‘événement qui nous intéresse ici aujourd’hui dans l’histoire et dans la mémoire nationale ? Elle nous semble réduite, et quelque peu sous-estimée. C’est que la question est plus compliquée qu’il ne semble.

L’événement fut important, objectivement. Quelques journées de lutte violente, avec des participants par milliers, et des morts par dizaines; plus quelques années de répression, accumulant, sur des centaines d’autres victimes, les souffrances obscures des bagnes de Cayenne, des camps d’Algérie, des prisons de province, voire dans les isolements réprobateurs de villages.

Ce n’était pas assez, pourtant, pour faire un drame national !

A Paris, l’on s’est battu sur quelques barricades, mais cela arrivait si Souvent, au siècle dernier, dans la capitale ! Celles de décembre 1851 n’ont évidement pas égalé en ampleur juillet 1830, février ou juin 1848, mars-avril-mai 1871. Le souvenir résorbe volontiers les insurrections secondaires dans le thème de la turbulence endémique qui n’a guère cessé de remuer Paris entre la prise de la Bastille et l’écrasement de la Commune.

En province, l’on s’est battu aussi, mais seulement dans quelques départements, ce qui donne à l’affaire, pour l’opinion commune, on ne sait quelle allure particulariste, un peu comparable à la guerre des camisards, à la guerre de Vendée, où à la levée des vignerons languedociens de 1907, bref, un caractère régional plutôt que national. Ce sont de ces choses que « la vraie France, la France du Nord » (comme a dit un jour Michelet, la France centrale, dirions-nous plus volontiers) n’a pas subie dans la réalité, et qu’elle peut donc garder méconnues.

Mais cette relative faiblesse statistique et géographique ne saurait tout expliquer. Le déficit de mémoire dont nous traitons ne serait-il pas dû pour une part à la nature même de l’événement ?

On sait de quoi il s’agirait. Un coup d’Etat avait eu lieu le 2 décembre 1851, perpétré par le président de la République en exercice, Louis-Napoléon Bonaparte. Par ce coup d’État, qui utilisait la force militaire et policière à la disposition du pouvoir exécutif, le pouvoir législatif (l’Assemblée Nationale) était dispersé manu militari, la constitution en vigueur était abrogée, et une nouvelle Constitution dictée, qui devait transformer en moins d’un an la République en Empire héréditaire. Le scandale avait été prévu par les auteurs de la Constitution de 1848 (il n’était pas trop difficile de prévoir qu’un Bonaparte songerait à rétablir une monarchie impériale !), et ils avaient expressément stipulé, dans le texte même de la Constitution, que les citoyens devraient résister a un éventuel coup d’Etat. Ce qu’ont fait nos rebelles républicains des Basses-Alpes, du Vaucluse, du Var, de la Drôme et de quelques autres lieux. Ils avaient, juridiquement, le Droit pour eux, même si le moyen, le seul moyen à leur disposition, le rassemblement de masse et en armes était le moyen habituel des actes révolutionnaires. Tel est bien, peut-être, le problème le plus délicat.

Car il y a, bien entendu, d’autres problèmes : pourquoi ces bonnes raisons républicaines ont-elles eu quelque succès dans certains départements, et pas dans d’autres ? Et ces raisons républicaines n’ont-elles donné lieu qu’à des actes républicains purs (c’est-à-dire politiques), ou n’ont-elles pas été parfois croisées par les conflits locaux ressortissant à la lutte des classes ? Mais ces problèmes là sont classiques, il existe à leur sujet des volumes entiers d’études que nous ne rappellerons pas ici[1]. La question cruciale est bien celle de la contradiction d’allure, de style, de sensibilité, entre la motivation et la procédure. Un pur républicain, dévot de la légalité, n’est pas spontanément enthousiasmé par la prise d’un fusil dans les rues ! Et à l’inverse un ami du peuple, un combattant pour l’amour et le bien-être des humbles, ne limitera pas spontanément sa visée à rétablir l’Ordre des Codes, il aspirera au bonheur social ! Bref, nos résistants de décembre 1851 étaient un peu inquiétants pour la bourgeoisie libérale et républicaine, et un peu trop naïvement enfermés dans le droit libéral pour les démocrates socialistes à venir. On ne peut les comprendre et les admirer qu’au prix du dépassement raisonné des sensibilités immédiates, et chacun sait qu’il est difficile de surmonter par le raisonnement les attachements ou les préventions spontanés.

C’était possible cependant quand la République des années 1870, 1880, 1890 était encore toute chaude de sa détestation de l’Empire de Napoléon III qui avait commencé par le coup d’Etat et s’était achevé par le désastre de Sedan. La gloire de nos insurgés de décembre 1851 tient à ce qu’ils ont été les adversaires les plus résolus du Second Empire. Que la cote du Second Empire remonte et la leur baissera automatiquement.

Or c’est bien à cela que l’on a assisté! Sedan a été effacé par les victimes de 1918 et de 1945 –  les tyrannies abominables des dictateurs du XXème siècle ont fait paraître presque anodins les Empires autoritaires du XIXème –  l’histoire économique et culturelle nous a appris que le Second Empire avait été une période prospère et brillante –  les jeunes générations ont cessé de vénérer Victor Hugo et même de le connaître – la classe politique française enfin est en train d’oublier sa « tradition républicaine » d’attachement aux libertés parlementaires, de culte du droit, d’allergie au pouvoir personnel et à l’exécutif fort. Le gaullisme est passé par là et –  sans faire à De Gaulle l’affront de l’assimiler à un Badinguet, ni de confondre son 13 mai avec un 2 décembre, telle n’est pas notre pensée – on doit bien reconnaître pourtant qu’une certaine version exigeante et puritaine du légalisme républicain est tenue aujourd’hui pour caduque[2]. Depuis quelques années, Paris n’a plus de statue d’Alphonse Baudin, mais il a une place Napoléon III. C’est dire que notre célébration des héros du 2 décembre 1851 a quelque chance de venir à contre-courant. Ce n’est d’ailleurs pas une raison pour ne pas le faire. La justice peut être à contre-courant! Changeons d’image seulement. L’opinion publique dominante est soumise par la conjoncture historique à de lentes fluctuations. Depuis un siècle le balancier n’a cesse d’aller vers la réhabilitation de la mémoire de Napoléon III. Maintenant que tout ce qu’il était juste de reconnaître en sa faveur l’a été, le moment est sans doute venu, en renvoyant le balancier dans l’autre sens, de réchauffer le souvenir des vertus de Victor Hugo… et de ses humbles camarades républicains du peuple provençal.

 

Maurice AGULHON

 



[1] Pour plus de développements sur ces problèmes, et la bibliographie correspondante, se reporter à M. Agulhon, 1848 et l’apprentissage de La République, tome VIII de la Nouvelle histoire de la France contemporaine, édition du Seuil, collection Points histoire 1973 (voir la réédition mise è jour de 1992). On rappelle que l’histoire de la région qui nous intéresse est retracée par Philippe Vigier, La Seconde République dans la région alpine, 2 vol., PUF 1963.

[2] Pour les données de la discussion sur le point infiniment délicat (gaullisme et bonapartisme), se reporter à M. Agulhon, Coup d’État et République, Presses de Science Politique, collection la bibliothèque du citoyen, 1997.