L’association industrielle pour l’exploitation des lièges de La Garde-Freinet

L’association industrielle pour l’exploitation des lièges de La Garde-Freinet

 

Entre réalité et désespoir

 

Entre 1848 et 1851, entre les grands espoirs de la république nouvelle et le drame du coup d’état, les ouvriers bouchonniers de La Garde-Freinet vont vivre entre réalité et désespoir.

Ces rudes habitants des Maures, habitués de longue date aux conflits sociaux, prennent avec beaucoup de clarté les problèmes économiques liés à la nouvelle conjoncture politique. Dès la fin du mois de mars 48, suite à la suspension des paiements de plusieurs maisons de banque importantes, ils décident d’établir un comptoir d’escompte pour assurer la relance des affaires. Sentant les patrons bouchonniers plutôt frileux, ils interviennent auprès du maire et du préfet pour assurer la levée du liège en juin qui garantira le travail pour l’hiver, et bien sûr ils se battent et obtiennent un salaire décent. Bref, malgré les aléas de l’époque, La Garde-Freinet fait bonne figure.

L’esprit est à l’organisation ouvrière et dès le mois d’août, suite aux premières élections municipales au suffrage universel, ils envisagent de créer « une société de l’union ouvrière bouchonnière » pour laquelle le nouveau maire en place, petit patron bouchonnier aux idées pourtant avancées, a beaucoup de mal à adhérer.

Il est vrai que déjà les élections d’avril et mai ainsi que les journées de juin à Paris ont ouvert un fossé entre les modérés et le peuple. Les agitateurs font peur et l’on a une méfiance maladive contre toute organisation susceptible de se transformer en chambrées déguisées. Une grève au mois d’octobre rappelle que les rapports patrons-ouvriers ne se sont pas normalisés et que la situation reste toujours conflictuelle. Mais en novembre tout redémarre à un rythme normal.

Les élections présidentielles du mois de décembre confirment en tout cas l’attachement républicain des Gardois, ce qui doit rendre la vie au maire suffisamment difficile pour qu’il présente quelques jours plus tard sa démission.

L’année 1849 est surtout marquée par le retour au village de Jacques Mathieu[1]. Enfant du pays et fils de patron bouchonnier, il a fait preuve dès les années 39-40 d’un esprit républicain plus qu’ardent. Son diplôme de docteur en droit et d’avocat en poche, il est parti tromper l’ennui provincial dans la capitale. Là, il évolue dans les sphères des Lamartine, Emile Ollivier ou Ledru-Rollin. Il participe aux émeutes de Février et revient dans sa région pour se présenter aux élections au suffrage universel en qualité de député. Non élu, il va devenir, avec son ami pharmacien Adrien Pons, le leader charismatique de la masse prolétarienne du village. Elu maire en octobre 49, il rentre alors en conflit ouvert et permanent avec le préfet Haussmann. Ce bras de fer l’obligera à un exil définitif, laissant à son ami le soin de maintenir le combat républicain et ouvrier dans le village.

C’est donc Adrien Pons qui au mois d’août 1850 va être à la base de l’association industrielle pour l’exploitation du liège. L’idée est dans l’air du temps et s’est généralisées dans bien des régions de France ainsi que dans la capitale. Mais c’est aussi et surtout les conflits permanents entre patrons et ouvriers qui vont générer cette idée. La force du patron est de pouvoir embaucher ou licencier son personnel tout à sa guise, laissant sur le carreau des malheureux qui n’ont plus que leur caisse mutuelle pour leur permettre de survivre. A cette époque, les moyens techniques pour fabriquer des bouchons restent assez sommaires. Un entrepôt pour stocker les réserves de liège, un chaudron, le reste du travail se faisant à main d’homme sans outil. Les ouvriers excellent dans leur art et ils ne manquent pour en faire des industriels dignes de ce nom que les fonds. D’autre part, l’avantage est double. En devenant leurs propres gestionnaires, ils assurent ainsi une sécurité d’emploi et les marges bénéficiaires leur profitent directement.

La seule ombre au tableau est que l’ouvrier étant par définition inculte, il est de ce fait incapable financièrement et administrativement de mettre en place une telle structure. Il ne peut donc atteindre ce but qu’avec l’aide de notables compétents. On sait par le jugement prononcé l’année suivante contre Pons, que ce dernier a été la cheville du projet.

A la question « Vous avez été l’un des organisateurs d’une association d’ouvriers qui s’est formée à La Garde-Freinet », il répond : « Ce n’est pas une association d’ouvriers qui s’est formée à La Garde, mais bien une société industrielle où l’on était admis quoique ouvrier, la preuve en est puisque j’en faisais partie comme pharmacien, je n’ai pas été l’organisateur de cette association, j’ai pu concourir par mes conseils à surmonter les difficultés que sa formation rencontrait d’abord, mais je le répète, je n’ai pas été organisateur plus que tout autre membre de la société. »

Mais pour l’administration de l’époque qui voit le moindre péril rouge dans toute formation ouvrière, la méfiance demeure, encouragée en cela par les patrons qui, pensant au début que tout tournerait court, préféraient d’abord en rire avant de se rendre compte que cette association de la misère sans avenir devenait un sérieux concurrent. L’organisation industrielle n’est toutefois pas encore vraiment en place. Si des lieux aptes à la fabrication des bouchons existent, il manque un local pour assurer la partie administrative et comptable. On sollicite donc l’autorisation de créer « le cercle des associés réunis » qui fera en quelque sorte fonction de lieu de travail, de réunion mais également de loisir. La préfecture se fait tirer l’oreille mais après enquête et une bonne défense de Pons, l’affaire démarre et devient vite florissante. Des contacts sont pris avec les villages voisins de Collobrières et de Gonfaron pour lancer des expériences similaires. Ces mouvements permanents et échangistes intriguent. On ne lève plus les yeux de cette région. Le sous-préfet de Toulon écrit : « Les ouvriers bouchonniers de Collobrières sont en relation démagogique avec ceux de La Garde-Freinet… » Les plaintes des patrons et les rapports de gendarmerie conduisent à une enquête judiciaire. Si le magistrat ne trouve rien à redire sur la forme, il a une conclusion assez prémonitoire sur le fond. Il écrit dans son rapport au mois de mai 1851 : « Après avoir entendu fort attentivement les plaintes réciproques des maîtres-bouchonniers et de leurs anciens ouvriers aujourd’hui réunis en association, nous sommes demeurés convaincus que l’association des ouvriers-bouchonniers était sérieuse. Si des propos irritants ont été tenus de part et d’autre, aucun fait précis de menace, d’intimidation ou de contrainte ne peut servir de base au délit de coalition reproché aux ouvriers. » Puis il ajoute sa note plus personnelle qui laisse présager un mauvais avenir : « Sans doute sous la direction du sieur Pons, pharmacien, agent très dangereux de propagande socialiste, cette association industrielle doit inspirer de vives inquiétudes. On peut même prédire sans crainte d’être démenti par l’événement que la politique socialiste finira par l’emporter sur le principe industriel et que l’association aura pour fin prochaine une débâcle commerciale à laquelle se joindront des poursuites judiciaires, mais le temps seul pourra amener le résultat que ne doit point accélérer l’autorité judiciaire. »

 

Effectivement ce temps ne va pas tarder. Au cours des mois qui suivent la tension sociale s’amplifie dans le village et atteint son paroxysme avec la révocation de Pons et de ses colistiers. A cette équipe municipale franchement à gauche succède un conseil de notables et de patrons. Le premier adjoint Hypollite Guillabert bien secondé par les gendarmes multiplie les provocations. Sa cave est dynamitée, son prie-dieu barbouillé d’excréments et des feux sont mis à des écuries. L’arrivée le 20 septembre du commissaire de police Louot n’arrange rien à l’affaire. Ce dernier ne va avoir de cesse de faire fermer l’association. Il trouve la faille dans les statuts qui ne mentionnent pas la bonne adresse. Le préfet le suit et le 21 octobre, en compagnie des gendarmes, il procède à la pose des scellés. C’est l’émeute et les 218 sociétaires, encouragés par leurs femmes et les autres ouvriers ou socialistes du village, vilipendent le commissaire. Ce dernier réussit péniblement à s’extirper de cette foule plus que menaçante qui une heure après fait sauter les scellés et envahit les locaux. On est au bord de la guerre civile mais le pire n’est pas encore arrivé.

Le représentant de la préfecture envoie une estafette en urgence à Draguignan pour faire connaître cette situation de crise. L’affaire est prise très au sérieux et le préfet mobilise immédiatement une compagnie du 50° de ligne, 20 gendarmes à cheval et le substitut de la République, Léon Niepce, avec ordre de se diriger sur ce village d’irréductibles et d’y arrêter les meneurs. Son témoignage est très révélateur de l’état d’esprit de l’administration à l’encontre de ces hommes et femmes qui ne cherchent pourtant à défendre que leur droit au travail et à la dignité : « Je crus devoir réunir tous les officiers de l’expédition et m’entendre avec eux sur tous nos faits et gestes pendant la journée qui allait s’ouvrir pour nous et qui pouvait être remplie d’événements graves. Nous allions, en effet, avoir à faire à une population soulevée, animée du plus mauvais esprit, gangrenée par le socialisme, corrompue par la débauche, paresseuse à l’excès, gagnant dans un travail facile de trois jours un salaire élevé qu’elle dépensait au cabaret pendant le reste de la semaine et qui avait sans cesses maille à partir avec la justice ; cette population venait de se livrer, la veille, à tous les excès ; elle avait cru pouvoir impunément s’insurger contre les ordres du préfet, briser les scellés apposés sur un local, où sous prétexte d’une association ouvrière, on avait formé un club des plus dangereux, battre le commissaire de police, et insulter le gendarmes. Il fallait donc prévoir toutes les éventualités de la journée, se faire un plan à suivre et adopter des mesures aussi promptes qu’énergiques ».

De toute évidence pour ce magistrat, la présomption d’innocence n’existe pas et ses intentions, comme le démontreront la suite des événements, sont parfaitement établies.

« (…) la colonne fit alors une courte halte pour se préparer pour son entré à La Garde-Freinet dont nous n’étions plus qu’à deux kilomètres, mais qu’un pli de la montagne nous cachait encore. Les 20 gendarmes à cheval commandés par le lieutenant Buisson se mirent en tête ; je me plaçais immédiatement derrière eux avec mon greffier, la compagnie de grenadiers se massa derrière moi… La colonne s’était à peine démasquée que nous remarquâmes un grand mouvement aux abords du bourg. La population prévenue de notre arrivée par des émissaires de Draguignan que nous avions vu rôder autour de la caserne, se porta en foule sur les mamelons qui avoisinent le bourg et couronna toutes les hauteurs. Mais à mesure de notre approche, elle entra dans les rues et sa disparition nous sembla de mauvais augure. Enfin nous atteignîmes le but de notre lointaine course. La colonne sera les rangs, les tambours battirent la marche et, à 8 heures sonnant, nous pénétrâmes dans le bourg au milieu d’une foule immense mais silencieuse et dont la pensée se lisait dans tous les regards. La plupart des hommes portaient des cravates rouges, ils se tenaient fièrement, les bras croisés, dans une attitude dédaigneuse, menaçante même, et semblant surtout me narguer personnellement comme magistrat. La colonne s’avança lentement opposant à la foule le même dédain dont elle semblait la braver et prit position sur la place. L’infanterie se forma en carré et la cavalerie se plaça aux deux flancs principaux du carré (…) »

Le substitut raconte ensuite qu’il se rend chez le maire et envoie chercher les responsables de l’association. Pour éviter toute colère ou mouvement de foule, il informe que ces derniers sont appelés à comparaître uniquement comme témoins. En fait son intention est de les regrouper calmement avant de les inculper et les emmener à la maison d’arrêt de Draguignan. Il sait fort bien que toute fausse manœuvre risque de tourner à l’émeute et à l’effusion de sang. Sa besogne faite, il livre les prévenus à la garde des gendarmes avec ordre d’exécution. Mais le plus dur reste à faire : sortir les prisonniers du village.

« (…) Je me dirige vers les gendarmes à pied qui remplissent le corridor, je leur dis : Voici le mandat d’amener, faites votre devoir. Ils s’avancent alors au devant de mes prisonniers, les saisissant par les bras. La porte s’ouvre, le carré de grenadiers s’ouvre ensuite pour se refermer aussitôt sur ma capture, et à un signe fait par moi au capitaine la colonne s’ébranle et marche vers la porte du bourg.

Le moment était solennel. La foule avait compris enfin mes mouvements, son irritation n’a plus de borne, elle se rue sur nous pour nous arracher notre proie, et bientôt nous sommes enveloppés de toutes parts par des bandes d’hommes et de femmes au paroxysme de la fureur. La colonne pressée et serrée sur tous ses flancs ne peut plus avancer. La cavalerie se débat en vain au milieu de ces flots de population d’où partent des hurlements étranges et des cris de douleurs poussés par les femmes au milieu desquelles piétinent les chevaux. Les rangs vont s’ouvrir, nos prisonniers sont sur le point de nous échapper. Je m’élance alors au devant de la colonne, je fais serrer les rangs et à mon cri « en avant », elle parvient enfin à se dégager des étreintes de la foule et à gagner le dehors du bourg. (…) »

La lutte va ainsi durer un long moment. Les Gardois vont suivre et essayer en vain de libérer leurs collègues pendant plusieurs kilomètres. Mais force restera à la loi.

Un premier procès des 12 inculpés a lieu à Draguignan le 14 novembre 1851. Les peines prononcées vont de 3 à 8 mois de prison. Pons va défendre bec et ongles l’association. A la question : « Il paraît que cette association était devenue une machine politique dont le résultat le plus certain était la destruction de l’harmonie qui avait  existé jusqu’alors entre les ouvriers et les maîtres ; que son esprit et ses tendances étaient tellement devenus hostiles que l’autorité dût faire fermer le local où ses membres se réunissaient ? », il répond : « C’était au contraire une machine anti-politique. L’association avait pour objet d’assurer le travail à l’ouvrier, d’augmenter son bien-être et par cela même le rendre de plus en plus étranger aux agitations politiques. A La Garde, à La Tour, à Collobrières, où existaient des établissements semblables, j’ai toujours conseillé de ne pas s’occuper de politique. La meilleure politique pour l’ouvrier était de s’assurer le bien-être qui appelle la liberté. Si la bonne harmonie n’a pas continué à régner entre les ouvriers et les maîtres, le faute en est à ces derniers qui ont mis d’un seul coup cent ouvriers sur le pavé pour créer des embarras à l’association. La justice malheureusement n’a vu les choses que de loin et n’a connu l’état de l’affaire que par des rapports intéressés. Je dois vous faire observer ici qu’à la suite d’une enquête que vous faîtes par elle, le procureur de la République et Mr le juge d’instruction de Draguignan, ces magistrats nous ont adressé des félicitations. Ce n’est que depuis le départ de Mr le préfet Frossard et de Mr le procureur de la République Berré qui connaissaient notre organisation, que les dénonciations dirigées contre elle ont été accueillies. Du reste le cercle seul a été fermé, l’association a été maintenue. »

 

Bien défendu par l’avocat Pascal d’Aix, le procès est repris le 29 novembre. Le commissaire de police de Draguignan signale au préfet que 300 habitants de La Garde-Freinet sont venus assister au débat. Il donne même la liste de ceux qui sont logés dans les hôtels, les autres étant hébergés chez des amis. Les peines sont revues à la baisse mais pour Pons va commencer une longue et pénible succession d’emprisonnements, déportation en Algérie, puis retour en France pour d’autres procès qui vont le conduire en octobre 1852 à prendre l’engagement de plus faire de politique. J.B. Jaume interviendra à plusieurs reprises pour la réouverture de l ‘association sans succès. Sans leader et sans locaux, cette dernière va finir en faillite, entraînant dans son sillage celle des ouvriers qui avaient mis dans ce projet tous leurs espoirs et leurs économies.

Le soulèvement de Décembre va arriver quelques jours plus tard, emportant avec lui les dernières espérances d’une République plus juste. L’expérience ne sera plus renouvelée. Le peuple reviendra dans le rang, mais il continuera sa lutte par de grands mouvements de grève qui conduiront, jour après jour, au réveil du monde ouvrier. 

 

Gérard Rocchia

Président du comité local pour la commémoration de l’insurrection de 1851 à La Garde-Freinet

 



[1] Ce sujet a été traité dans la revue « Freinet-Pays des Maures 2000 » et le sera dans un des prochains numéros du bulletin de l’Association 1851-2001