Histoire et commémoration

Article publié dans Provence 1851. Une insurrection pour la République, Actes des journées d’étude de 1997 à Château-Arnoux et de 1998 à Toulon, Association pour 150ème anniversaire de la résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851, Les Mées, 2000, pp. 10-16 (commander ce volume)

Histoire et commémoration

 

 

par Maurice Agulhon

Nous sommes ici réunis pour un double projet l’étude historique et la commémoration.

 

Ce sont des choses distinctes. L’histoire relève du travail scientifique, objectif, tandis que la commémoration est une activité sociale et civique plus ou moins déterminée ou orientée par l’idéologie ou le sentiment.

Mais ces choses distinctes sont aussi liées. La commémoration est souvent l’occasion d’appeler au travail historique, et de faire ainsi avancer la connaissance; et la connaissance aide à cultiver et à entretenir le souvenir.

 

Ces considérations de bon sens nous sont devenues familières ces dernières années, non seulement par le retentissement du Bicentenaire de 1789 dans la décennie menant à 1989 (et nous avons la joie d’avoir parmi nous, avec Michel Vovelle, l’un de ses principaux acteurs), mais aussi par l’édition et le succès du livre conçu et dirigé par Pierre Nora, les déjà célèbres Lieux de Mémoire[1]. C’est un livre, que dis-je ? Presque une bibliothèque : des centaines d’articles en sept gros volumes, constituant une histoire éclatée, kaléidoscopique, avec souvent le charmant imprévu des dictionnaires. Ouvrage précieux parce qu’il a révélé l’intérêt d’une histoire faite au second degré, d’une histoire de la présence du passé dans les monuments, les musées, les institutions, l’enseignement ou le folklore, d’une histoire du souvenir sous toutes ses formes (la Mémoire, donc), et d’un souvenir qui, s’il est assez bien diffusé socialement, peut devenir en retour un facteur historique actif. Car la mémoire évolue avec le temps nos « ancêtres » Gaulois sont bien moins célébrés aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a cent ans ; quant à Jeanne d’Arc, sa trajectoire et sa place dans le souvenir national sont presque aussi intéressants et animés que le fut sa vie réelle, et l’on pourrait multiplier ainsi les exemples de la vitalité et de l’historicité des commémorations du passé.

 

Ainsi de l’insurrection républicaine de décembre 1851. Elle forme un chapitre d’histoire sur lequel nos études peuvent encore progresser ; et elle a laissé un souvenir qui a déjà sa trajectoire, qui a connu sa phase descendante, et que nous aimerions infléchir vers le haut.

 

 

L’histoire est celle de la Deuxième République, ouverte par la Révolution de février 1848, renversée en fait comme en esprit par le coup d’Etat du 2 décembre 1851, et remplacée formellement un an plus tard par l’avènement du Second Empire. L’histoire de l’année 1848 est classique, celle des années républicaines à direction conservatrice de 1849, 50, 51 et celle de l’année de dictature du Prince Président de décembre 1851 à décembre 1852, le sont moins. Elles sont pourtant spécialement intéressantes en province, comme l’a montré l’oeuvre remarquable et remarquée de Philippe Vigier (La Seconde République dans la région alpine)[2] qui englobe précisément le département où nous sommes à présent réunis.

 

Avec plus de détails, l’histoire du coup d’Etat et de la résistance au coup d’Etat à Paris est un classique de l’histoire nationale. Mais celle de la résistance provinciale au coup d’Etat a dû attendre 1973 pour faire l’objet propre d’une synthèse nationale complète par un historien américain, Ted Margadant, sous le titre, un peu réducteur peut être, de French peasants in revolt[3].

 

Je dis un peu réducteur, car la résistance républicaine au coup d’Etat dans les journées du 4 au 10 décembre 1851 n’a pas été le fait des seuls « paysans », et c’est précisément l’un des problèmes de l’historiographie présente que de s’interroger sur la place des paysans, au sens strict, dans les mouvements populaires soulevés à l’appel des bourgeois républicains. Beaucoup de monographies locales (communales ou micro régionales) sont encore possibles, et sont éminemment souhaitables, pour faire avancer la réflexion collective sur des problèmes tels que l’inégalité d’existence du soulèvement (ici nul, là quasi unanime). Sa différence d’allure (ici calme, légaliste, voire un peu solennel, là tumultueux, marqué de violences et de rancoeurs sociales), ses liens donc avec les situations politiques locales préexistantes ; plus généralement encore sur le lien entre les configurations sociales locales et la politisation des ruraux, ou, pour être encore plus net, sur le lien entre la lutte des classes et la conscience politique simplement républicaine. Nous sommes quelques-uns à travailler sur ces problèmes et nous continuerons.

Notre connaissance de la réalité sociale, politique, intellectuelle de l’histoire progressera donc encore, pour le plus grand profit de nos interprétations théoriques et de nos débats de spécialistes.

 

Mais cela n’ajoutera rien au fait déjà acquis, et qui est de l’ordre de la morale. Nous sommes de ceux qui admettent que la démocratie libérale est une bonne chose, qu’il était donc mauvais de faire un coup d’Etat contre elle, qu’il était donc bien de s’y opposer, et que les « résistants » (avant la lettre) de décembre 1851 avaient raison. Il faut donc conserver leur mémoire, ce qui est notre deuxième objet.

 

On va s’occuper l’an prochain, 1998, de 1848[4]. Ce sera le cent cinquantenaire d’une République, autrement dit d’une étape dans la formation de cet Etat républicain de la France qui paraît normal aujourd’hui. On célébrera donc les quarante-huitards, et d’autant plus aisément que le gouvernement actuel y est bien disposé. S’occupera-t-on officiellement du coup d’Etat en l’an 2001 ? Et en quels termes ? Et dans quelle conjoncture politique ? C’est difficile à prévoir. La mémoire de « nos » insurgés a connu en effet des hauts et des bas.

 

Assez naturellement, la Troisième République commençante, victorieuse de l’Empire en 1870, puis des monarchistes coalisés au travers des péripéties de 1873, 75, 77, a reconnu des précurseurs dans les insurgés républicains résistant au 2 décembre. Elle les a donc honorés comme tels non seulement le plus illustre d’entre eux, Victor Hugo, a été inhumé en 1885 dans le Panthéon reconsacré à cette occasion à la liberté et à la laïcité, mais les plus humbles, leurs survivants et leurs enfants, ont bénéficié dès 1881 d’une loi d’indemnisation financière, ayant valeur à la fois de secours et de légitimation. En 1889 le cercueil de Baudin (le Baudin du Faubourg Saint Antoine « vous allez voir comment on meurt pour 25 F par jour ») rejoignait celui de Hugo dans la sépulture républicaine nationale. Puis la flamme est retombée. Depuis les grands honneurs des années 1880, l’oubli a tendu à prévaloir, avec tout juste des retours d’attention et des reprises de cérémonies a l’occasion des poussées de gauche de l’opinion (1899-1905, 1936, 1944-1947). Ces oscillations mériteraient d’ailleurs partout d’être étudiées finement à l’échelle locale comme elles viennent de l’être par nos amis de Clamecy[5].

 

Mais dans l’ensemble, la tendance dominante a bien été la dépréciation. L’histoire politique détaillée du XIXe siècle n’est plus enseignée dans les lycées et collèges comme elle l’était jadis ; Victor Hugo n’est plus un demi-Dieu proposé au respect, ni même un classique scolaire incontournable ; la statue de Baudin a disparu du pavé de Paris; et un grand parlementaire se donnant pour républicain a publié un livre à la louange de Louis Napoléon[6]. La réhabilitation du Second Empire est à l’ordre du jour.

 

Ou peut réfléchir aux causes profondes de la désaffection qui atteint nos rebelles préférés. Il y a plus d’un quart de siècle que j’ai écrit et même fait imprimer[7] l’hypothèse suivante : nos héros qui ont pris le fusil pour défendre la loi et singulièrement la Constitution violées se sont heurtés à deux réticences symétriques : prendre le fusil, marcher, s’insurger, assiéger les sous-préfectures, cela fait tout de même un peu inquiétant pour les sensibilités conservatrices et les bourgeoisies vite apeurées ; mais prendre le fusil seulement pour défendre la loi, la loi abstraite, la loi formaliste, c’est un peu insuffisant, ou timide pour ceux qui voudraient voir le peuple établir la Justice sociale. La théorie républicaine qui justifiait nos insurgés était d’un strict formalisme : en démocratie libérale la violence est mauvaise mais elle redevient légitime pour défendre cette démocratie libérale, et pour cela seulement. Encore une fois, c’est un peu trop chaud pour la droite et un peu trop timide pour l’extrême gauche. Les insurgés de 1851 étaient les hommes d’un centre gauche, par nature moins enthousiasmant que les tendances antagonistes. On ne m’a guère contredit sur cette analyse, mais on ne l’a pas beaucoup reproduite non plus.

 

Plus récemment, le destin posthume de nos vieux républicains a connu de nouvelles traverses avec le gaullisme. Comme on le sait, l’assimilation du gaullisme à un avatar du bonapartisme est devenue avec René Rémond[8] un classique de la politologie. Cependant qu’en 1958 une partie de la gauche levait le drapeau de « la défense de la République » pour s’opposer au « coup d’Etat » du 13 mai dont le Général allait bénéficier. Puis, il a bien fallu se rendre à l’évidence la Ve République n’a pas tourné à la dictature, et le général peut être reconnu comme un républicain sans antiphrase et sans guillemets. Depuis sa mort, la cote de l’homme du 18 juin devenu père de la Cinquième ne cesse de monter. Mais du coup, en montant, elle tire vers le haut la cote du bonapartisme à laquelle la gauche l’avait un peu imprudemment associé. L’auteur de Louis-Napoléon le Grand cité tout l’heure est un gaulliste, d’ailleurs, non par hasard. Si même à gauche on doit admettre que De Gaulle n’était pas si réactionnaire qu’on l’a dit, alors le Bonaparte à qui on l’a associé n’était pas si horrible… ? C’est la raison pour laquelle j’ai cru devoir plus récemment faire un autre livre, un essai, mi-synthèse historique mi-discussion civique[9] pour :

 

1. reconnaître que l’on avait eu tort en 1958 d’assimiler trop étroitement De Gaulle à un Badinguet et le 13 mai à un 2 décembre ; admettre donc que De Gaulle n’était pas Bonaparte, et le 13mai non comparable au 2 décembre,

 

2. mais conclure qu’on pouvait rendre cette justice au gaullisme sans que le bonapartisme en profite. Tout ceci a pu paraître subtil, mais il faut bien l’assumer : ce n’est pas de mon fait que la vie politique nationale est complexe ! Quoiqu’il en soit, quelle que soit la nuance du jugement que l’on porte sur le gaullisme, que l’on continue à le diaboliser ou bien que désormais l’on s’y refuse, on peut garder le jugement classique sur 1851. Nous sommes en République, nous nous gargarisons d’Etat de droit, de civisme et de constitutionnalité, cela suffit pour qu’on continue — ou que l’on recommence — à trouver exemplaires ceux qui ont défendu le droit plutôt que ceux qui l’ont violé. Innovateur peut-être dans le jugement à porter sur De Gaulle, je reste pour ma part traditionnel dans le jugement sur Bonaparte. Pour commémorer nos ancêtres, reste toujours ce mobile principal, légitime et honorable.

 

Il n’est pas interdit d’en trouver d’autres :

 

— le sentiment, très respectable, des descendants vivant encore dans nos villages ;

 

— l’entretien et la mise en valeur des monuments commémoratifs qui constituent un aspect non négligeable de notre patrimoine architectural et (pourquoi pas ?) de nos attraits touristiques ;

 

— l’aspect identitaire enfin que cette mémoire revêt pour certaines de nos micro régions et la fierté qui peut en découler.

 

Il n’y a pas qu’à Paris qu’on s’attaque aux Bastilles. En province aussi il s’est « passé des choses » et pas seulement rétrogrades comme les Chouans ou mythiques comme les Cathares. Tout cela pourrait constituer le programme de travail de l’assemblée que nous avons fondée.

 

Quant aux commentaires dont j’ai cru pouvoir, avec votre permission, accompagner ces rappels, ils sont, comme tous les propos d’ouverture et de lancement en pareilles réunions, soumis a votre débat.

 


[1] Les Lieux de mémoire, (P. Nora dir.), 7 vol., Paris, Gallimard, 1984 à 1992. Rééd. en 3 vol., Gallimard, coll. Quarto, 1997.

 

[2] Philippe Vigier, La Seconde République dans la région alpine, étude politique et sociale, 2 vol., Paris, PUF, 1963

 

[3] T. Margadant, French peasants in revolt, the insurrection of 1851, Princeton (Etats-Unis), Princeton University Press, 1973.

 

[4] Cet exposé fut fait le 29 novembre 1997 (note de l’éditeur)

 

[5] Coup d’Etat du 2 décembre 1851, les insurgés de Clamecy et de la Nièvre, Société scientifique de Clamecy, Actes du colloque de mai 1997, s.l.n.d. Voir l’étude Bernard Stainmesse dans ce volume, pp. 255-300.

 

[6] Philippe Séguin, Louis-Napoléon le Grand, Grasset, 1990

 

[7] M. Agulhon, 1848 et l’Apprentissage de la République, vol. VIII de la N.H.F.C., Seuil, coll. Points Histoire, 1973, p. 178

 

[8] René Rémond, La droite en France depuis 1814, Aubier-Montaigne, 1954

 

[9] M. Agulhon, Coup d’Etat et République, Presse de Science Po., « La bibliothèque du citoyen », 1997