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Clandestinité et réseau républicain dans le Haut-Var. La société secrète montagnarde d’Artignosc (1849-1851)

par Frédéric Négrel

Buste de Marianne sur la fontaine d'Artignosc (1889) - photo Gilbert Suzan

Introduction

  La maturation politique des paysans du Var dans la première moitié du XIX° siècle nous est connue depuis maintenant 30 ans grâce à la thèse de Maurice Agulhon dont le troisième volet, La République au village[1], a fait date dans l’historiographie contemporaine. A La Garde-Freinet  la bouchonnière, Baudinard  l’unanime, Le Cannet  le clanique, Le Luc  le bourgeois, Vidauban  l’exubérante, et Cuers  la tragique, autant de « types régionaux de la conquête démocratique »[2] décrits par ce magistral ouvrage, nous souhaiterions humblement en ajouter un autre : celui d’Artignosc l’anodine.

En histoire, comme en bien d’autres domaines, l’anodin rime souvent avec l’anonyme. Rompre cet anonymat, c’est ouvrir la possibilité d’une mesure du banal : le premier propos de la présente étude est de tenter de présenter aussi précisément que les sources le permettent les personnalités de ruraux qui un jour de décembre 1851 ont pris les armes pour défendre la République, comme des milliers d’autres Provençaux. Ingénument, elle a choisi le village de l’étudiant auteur de ces lignes qui voulait fournir matière à histoire locale à ses élèves d’un collège près duquel est érigé un monument rappelant ces événements. Mais en dépouillant les archives, elle a découvert un corpus de 57 personnages  cumulant des avantages susceptibles d’éviter des altérations structurelles ou circonstancielles.

Ces 57 ruraux n’ont pas seulement pris la route vers la préfecture, leur engagement s’inscrit dans la durée : ils avaient auparavant prêté le serment « d’armer leur bras contre la tyrannie tant politique que religieuse » et de « faire la propagande pour la République démocratique et sociale ». Ces Républicains avérés étaient affiliés à la société secrète de la Nouvelle Montagne. Et c’est là notre second propos : une société secrète de la Seconde République peut-elle être une préfiguration d’un parti politique ? Quels caractères traditionnels conserve-t-elle à côté de conceptions plus modernes ?

 

A Artignosc, cette société secrète en était vraiment une. Elle n’était pas une forme de reconstitution de club ou de chambrée fermée par la surveillance anti-républicaine ou le produit de la propagande conservatrice destinée à discréditer les démocrates. Les sources permettent de reconstituer partiellement son introduction dans le village, d’établir la chronologie de sa formation et de la situer dans le réseau clandestin qui se forme entre 1849 et 1851.

Elle est implantée dans un village du Haut-Var dont les dimensions humaines, 429 habitants, permettent de retrouver assez précisément la place de chacun dans la communauté, tout en autorisant les études statistiques. L’absence de notabilité rend mieux discernable les moteurs de l’engagement politique de ces Républicains intégrés à une population sans activité industrielle ou de nature à trop la singulariser. Le village a morphologiquement le caractère urbain des villages de Basse-Provence qui le situe dans la France des villages et non la France des campagnes, selon la formule de Maurice Agulhon.

Sa situation en limite du Var et des Basses-Alpes la place en contact avec les réseaux républicains de deux départements qui se sont particulièrement illustrés dans leur résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851. Mais, concomitamment, l’enclavement du village, son éloignement des routes et des centres urbains lui confèrent une qualité particulière : ici, la ruralité n’est pas perturbée par une attraction trop vive des centres. Les villes (Draguignan , Manosque , Brignoles ) sont loin, et les bourgs de marché (Aups , Riez , Barjols ) sont quasiment équidistants, aucun n’exerçant par ce fait d’ascendant prépondérant. Le cheminement de l’idée républicaine atteint là une extrémité interne de l’œkoumène provençal. Si la République y est arrivée, elle a pu parvenir en bien d’autres points de Provence orientale.

 

La banalité sociale et géographique se double d’une banalité historique. Les événements survenus au cours de la Seconde République en ce village n’ont rien d’exceptionnel, rien qui puisse parasiter ou influencer de manière déterminante le parcours politique de ses habitants. Ils ne l’ont pas par exemple conduit à demeurer ou à devenir un village unanime où les comportements individuels sont masqués par ceux de la communauté. La diversité des opinions politiques permet également aux sources de restituer une partie des conflits : le maire joue (certes tardivement) son rôle de surveillance policière.

 

Mais la composition sociologique d’Artignosc, son isolement géographique et la banalité de son histoire imposent aux sources quelques limites. Tout d’abord, elles ne proviennent que des autorités conservatrices. Aucun écrit autographe de Républicain ne nous est connu et la pratique du secret interdisait la correspondance[3] et la tenue de registres. Elles sont uniquement constituées des interrogatoires de la répression de Décembre : huit effectués par le juge de paix du canton le 31 décembre, trois par l’instruction à Draguignan  le 8 janvier, vingt-cinq à Brignoles  entre le 29 janvier et le 2 février, et trois le 17 février. Soit un total de 39 interrogatoires transcrits par un greffier en français, langue que les Artignoscais ne maîtrisent pas tous parfaitement, et que beaucoup ne peuvent relire, faute d’instruction. De plus, l’éloignement et le peu d’événements précédant Décembre nous ont privés d’autres rapports de police : il n’y a pas de commissaire dans le canton, la gendarmerie n’est pas souvent à Artignosc, le maire et le juge de paix n’ont pas conscience de l’activisme républicain jusqu’à janvier 1851.

Ces quelques sources ont pour premier mérite leur conservation. Si les dossiers de l’instruction sur décembre 1851[4] sont à peu près complets pour le Var, ils ont presque tous disparu pour les Basses-Alpes. Mais à Artignosc, c’est surtout la cohésion des déclarations qu’elles contiennent qui les rend remarquables. Ici, contrairement au village voisin de Baudinard  par exemple, les Montagnards se contredisent peu, ni dans la chronologie, ni dans l’organisation interne, ni dans les liaisons, ni dans les faits. Aucune volonté de nuire à l’un d’entre eux ne transparaît. Contrairement à Régusse , un autre voisin, où la moitié des interrogatoires a disparu des archives[5] (dont celui de H.F. décrivant l’ensemble de l’organisation montagnarde), nous disposons de leur intégralité[6]. La multiplicité même des agents de l’instruction conforte notre conviction sur leur sincérité : si la répression a suivi une ligne directrice tendant à stigmatiser l’organisation clandestine, les mauvaises liaisons entre Artignosc, Tavernes , Brignoles  et Draguignan  durant l’instruction (où l’on a momentanément perdu des dossiers, où l’on ne tient visiblement aucun compte d’un interrogatoire précédent qui s’est déroulé ailleurs,…) éliminent les possibilités de manipulation. Bien sûr, la période séparant la défaite d’Aups des arrestations a pu être mise à profit par les Montagnards pour élaborer un schéma commun de déclarations sur la société occulte. Mais celles-ci sont tellement cohérentes entre les villages, que dans ce cas elles ne pourraient être le fruit que d’une organisation extrêmement disciplinée, chose que nous ne pouvons envisager à cette époque, en ce lieu et à cette échelle.

Certes, une douzaine d’affiliations à la société secrète ne nous sont connues que par l’établissement d’une liste par le juge de paix. Mais nous avons néanmoins choisi de considérer ces Artignoscais comme des Républicains avérés au vu des concordances décrites plus haut, mais également parce que tous les Républicains n’y figurent pas. Ainsi, Sébastien Constans, pourtant adversaire déclaré avant et après Décembre, cible favorite de la colère du maire, est dit non affilié. Les autorités locales n’ont pas utilisé la répression de Décembre pour se débarrasser d’opposants encombrants.

Nous avons de même intégré à notre corpus les cinq Artignoscais qui n’ont rejoint l’organisation clandestine qu’au cours des événements de Décembre. Le serment qu’ils ont prêté alors est sans doute le résultat d’un cheminement personnel antérieur. En effet, tous les résistants n’ont pas franchi ce pas, alors que sous leurs yeux des marcheurs de villages voisins y étaient quasiment contraints.

 

Ces 57 individus, qui vivent dans un village isolé mais tout de même en contact, à la population sans notable au parrainage trop pressant, à l’histoire banale mais intégrée à Décembre, ne peuvent pas nous fournir un archétype de l’engagement républicain. Mais leur étude doit nous permettre d’approcher les trajectoires de leur entrée en politique et de mesurer en quoi la société secrète qu’ils ont formée est un parti.

 

En découvrant la communauté artignoscaise, nous situerons le groupe de Montagnards qu’elle abrite. En examinant les relations que le village entretient avec l’extérieur, nous esquisserons les voies que la République a pu suivre jusqu’à Artignosc. L’organisation clandestine du parti républicain devra nous montrer les représentations qu’elle véhicule et quelles cohérences (s’il en est) ont conduit à sa formation. Les journées de Décembre permettront de mesurer le fonctionnement de cette organisation dans l’action. Une rapide étude du Second Empire nous dira comment le groupe montagnard a survécu à la répression. Enfin, nous tenterons d’apprecier si le mode d’organisation adopté par les Républicains artignoscais entre 1849 et 1851 a pu être fondateur d’une tradition politique.

 



[1] AGULHON Maurice, La République au village, Plon, 1970, réédition Seuil, Paris, 1979

[2] un des chapitres de La République au village, pages 303-403

[3] Notons toutefois ces pigeons porteurs de messages chiffrés signalés dans la Drôme par Guy-Jean ARCHE, in L’espoir au cœur, Curandera, Poët-Laval, 1981, page 132

[4] série 4 M 19 et 20 des Archives départementales du Var.

[5] Archives départementales du Var, 4 M 19-4

[6] ADVar, 4 M 19-1

 

carte de la région d’Artignosc