Juge de paix d’Aups

 

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Rapport sur le faits relatifs à l’organisation des sociétés secrètes et de l’insurrection d’après l’instruction faite par Mr le Juge de paix du canton d’Aups en janvier 1852

 

 

La Révolution de Février avait passé dans la ville d’Aups sans y produire et sans y laisser aucune trace d’agitation. Le bon sens de ses habitants soutenu par l’habitude du travail et la pratique des traditions anciennes les avaient préservés de la contagion de ces passions anarchiques que cette révolution avait soulevées et qui avaient entraîné tant de populations dans des manifestations insensées. Dans les diverses épreuves électorales qui se sont succédées, le scrutin avait toujours témoigné du bon esprit qui animait la population d’Aups. Cette douce tranquillité dont notre ville n’avait cessé de jouir, et qui nous était si enviée par le pays voisins, n’a commencé à s’altérer que depuis l’invasion des sociétés secrètes. Les doctrines impies que ces sociétés avaient pour mission de propager ont insensiblement perverti l’esprit des jeunes gens que la légèreté de leurs caractère rend d’une séduction plus facile.

C’est dans le courant du mois de mai 1851 que la société secrète d’Aups a été fondée par des émissaires envoyés de Salernes, sous le patronage de Marcelin Gibelin. Déjà le frère aîné de ce dernier chapelier à Camps était venu faire une tentative qui était restée sans effet. C’est donc à la société mère de Salernes que revient l’honneur de la fondation de celle d’Aups. Il ne paraît pas que celle-ci ait créé celles des autres communes du canton. Leur organisation appartient à des émissaires de communes limitrophes du département des Basses-Alpes. Mais la société d’Aups exerçait une action dirigeante sur celles établies dans les communes environnantes. Les instructions étaient apportées de Salernes à Aups. D’Aups, elles étaient transmises directement à Moissac et à Baudinard. De Moissac, on les envoyait à Régusse, de Baudinard à Artignosc et à Bauduen, de Bauduen aux Salles, et des Salles à Aiguines, à l’adresse et par la médiation successive des présidents des sociétés secrètes de ces diverses communes.

Le travail de l’organisation de la société secrète à Aups a dû s’opérer lentement dans les ténèbres et à l’ombre de l’indifférence publique. Les esprits n’étant pas encore préparés, les embaucheurs ont dû pour les attirer se servir à l’égard de chaque individu des moyens de séductions les mieux appropriés à son tempérament et à ses intérêts.

La première réunion de la société a eu lieu à la fin du mois d’août, le soir, à l’entrée des grottes des rochers de Ste Magdeleine qui dominent la ville. La société ne se composait alors que de 30 individus environ. On acclama dans cette réunion le sieur Jean-Baptiste Isoard président de la société, et les sieurs Fabre machiniste, Louis Rolland et Louis Boyer furent nommés chefs de section. Ce dernier jeune échappé de collège ne tarda pas à se démettre de ses fonctions.

Le 19 octobre, les membres de la société secrète se réunirent pour la seconde fois dans le bâtiment de campagne appartenant au sieur Marcellin Gibelin, au quartier de Bayard. Les sieurs Paul Cotte, Gustave Basset, André cordonnier et Dauphin coiffeur de Salernes se rendirent à cette réunion qui fut précédée d’un banquet donné en l’honneur de ces derniers. Quelques membres de la société d’Aups y furent invités, les autres n’arrivèrent qu’après le souper. Cette réunion fut nombreuse. Elle se composait d’une cinquantaine d’individus qui formaient alors le contingent de la société secrète.

C’était la société de Salernes qui avait fondé celle d’Aups. En bonne mère elle voulut s’assurer de l’éducation de sa fille. Ce fut là le but de cette réunion. Les délégués de Salernes chargés de l’inspection trouvèrent que leur oeuvre ne progressait pas assez. Rapidement, ils en firent leurs plaintes au président et lui recommandèrent une propagande plus active. Comme corollaire obligé, des propos menaçants y furent tenus ; on les attribue au sieur Fabre charpentier d’Aups.

Le surlendemain 22 octobre, une lettre anonyme fut adressée au cercle de la Bourgeoisie, contenant des menaces de mort contre 12 des principaux membres de cette société, MM.le curé, le juge de paix, de Gassier, Escolle, etc, etc…

Le 26 du même mois, sur les 10 heures du soir, eut lieu au bout du cours, en face de la propriété Allézard, une rixe dans laquelle les sieurs Pourrières, Tournel et Gontard, honnêtes et paisibles citoyens, furent brutalement assaillis et frappés par les sieurs Marcelin Gibelin, Alexandre Blanc dit Menu, François Piston dit Barral, Antoine Verdeirenq et André Brun. Ces faits donnèrent lieu à une information qui aboutit qu’à un résultat négatif, par suite des obstacles apportés par les inculpés à la manifestation de la vérité, aujourd’hui parfaitement connue. Il résulte des révélations produites par l’instruction que le même soir 26 octobre à 10 heures, pendant que Marcelin Gibelin, Antoine Verdeirenq, François Piston et Alexandre Menu s’étaient réunis sur la propriété Allézard pour procéder à la réception d’André Brun, un peu plus loin les sieurs Reboul, Giraud et Pic recevaient les sieurs Daumas et Baggaris tailleurs.

Tournel, Gontard et Pourrières qui se promenaient tranquillement sur le cours, en voyant un groupe d’individus réunis sur la propriété Allézard, beau-père du dit Tournel, s’imaginèrent que c’étaient des malfaiteurs, et s’avancèrent vers eux. Ceux-ci les prenant à leur tour pour des espions, les repoussèrent avec des projectiles. Une rixe s’engagea, mais dans laquelle aucun d’eux ne reçut aucune blessure grave.

Cette réunion du 19 octobre, la lettre adressée au cercle et la rixe qui eut lieu le 26 du même mois commencèrent à éveiller l’attention publique sur l’existence probable d’une société secrète. Tous les honnêtes gens s’en émurent et conçurent des craintes pour l’avenir.

Pour la toussaint, Isoard, Eugène Roux, Marcelin Gibelin, Alexandre Giraud, Fabre et Pellegrin, membres de la société secrète, se réunirent au bastidon du sieur Dubourg pour compléter l’organisation de la société qui se composait alors de 80 membres environ.

Jean-Baptiste Isoard fut confirmé dans ses fonctions de président. Le sieur Eugène Roux fut nommé vice-président. On constitua un comité chargé de délibérer sur les affaires de la société. Les sieurs Alleman, Serre, Eugène Roux, Augustin Giraud et Grégoire Reboul furent nommés membres de ce comité. On compléta le nombre des chefs de section qui furent alors Louis Rolland, Fabre machiniste, Pancrace Mourguès, Pascalis Mélan, Louis Rabel, Joseph Rabel dit Sauveiron, Guien.

Il est juste de constater que tous les individus nommés étaient soit membres du comité, soit chefs de section, n’assistaient pas à la réunion à laquelle leur nomination a eu lieu, que partant presque tous l’ont ignorée, et qu’aucun d’eux, dans aucune circonstance, n’a jamais rempli les fonctions auxquelles la plupart d’entr’eux avaient été appelés non seulement à leur insu, mais encore malgré eux.

Ainsi donc la société avait un président, un vice-président, un comité directeur et des chefs de section. Elle était divisée en sections composées chacune de 10 membres ayant à leur tête les chefs de section.

Les réceptions étaient faites au moins par deux membres, dans les formes suivantes. Après avoir fait subir un interrogatoire préparatoire au récipiendaire, on lui bandait les yeux. On lui demandait :

« – Que voulez-vous ?

– Je viens me faire recevoir à la société démocratique.

– Ce n’est pas ici une société démocratique mais une société aristocratique.

– Je n’en veux pas.

– Voulez-vous de la République.

– Oui.

– Mais les républicains sont des brigands et des pillards qui veulent le sang et le bien d’autrui.

– Moi je ne veux que mon droit et l’égalité devant la loi.

– Puisque vous ne voulez que cela, vous serez admis dans notre société. »

Alors on le faisait mettre à genoux et on lui faisait jurer sur un pistolet d’être fidèle à la République, de renoncer s’il le fallait pour la défendre à sa femme à ses enfants, à sa famille, de garder le secret sous peine d’être tué, et de tuer au besoin celui qui le trahirait ; et on répétait trois fois en lui frappant sur la tête avec un corps dur, ces mots sacramentels : Je te baptise frère montagnard au nom du Christ et des martyrs de la Liberté.

On relevait ensuite l’individu en lui donnant l’accolade fraternelle et lui donnant le mot d’ordre qui était Ardeur, Fermeté et Franchise, auxquels on substitua ceux-ci : Activité et Avenir. On lui donnait enfin le signe de ralliement qui consistait en se touchant la main à la presser trois fois, l’un avec le pouce et l’autre avec les autres doigts.

La société secrète ainsi constituée en armée latente de l’anarchie était prête à agir selon les éventualités, soit par la voie du scrutin s’il devait lui donner la victoire, soit pour lever l’étendard de l’insurrection dans le cas où le premier moyen paraîtrait trop lent, où d’un succès incertain.

A la nouvelle des événements accomplis à Paris on remarque une grande fermentation parmi les membres des sociétés secrètes ; on les voit s’agiter, se concerter. Le 5 décembre à deux heures après midi arrivent à Aups deux individus de Salernes, porteurs d’une lettre de Paul Cotte au sieur Isoard. Celui-ci réunit au bastidon du sieur Dubourg les nommés Serre, Eugène Roux, Marcelin Gibelin, Emmanuel Tassy, Fabre, Raynaud, Giraud cadet, pour leur donner connaissance de la lettre par laquelle Paul Cotte l‘invite à envoyer des délégués à la réunion qui devait avoir lieu dans la nuit à Salernes. Un des deux individus de Salernes, dont l’instruction n’a pu révéler les noms, dit : Voici le moment où nous ferons une autre chasse que celle des pinsons. Le sieur Giraud déclare s’être retiré tout ému des menaces contenues dans ces paroles.

Quelques heures plus tard les sieurs Pierre Roux et Louis Marsan, ouvriers cordonniers à Aups sont envoyés à Moissac pour porter à Henry Bagarry une lettre d’Eugène Roux pour l’informer des événements et le prévenir de se tenir prêt pour le départ.

Sur l’invitation du sieur Cotte, les sieurs Isoard, Emmanuel Tassy et Marcelin Gibelin se rendent dans la soirée à Salernes pour assister à la réunion où l’on a du agiter et résoudre affirmativement la question de savoir si on lèverait l’étendard de l’insurrection ; à leur retour à Aups sur les minuit, Isoard, Tassy et Gibelin se rendent dans le local de la chambrée des Escaraïres, dans les maison Castellan, où la société secrète avait établi son siège. En se présentant à la réunion, Isoard dit : « La République démocratique et sociale est arrivée. Citoyens, l’avenir est à nous. Il faut déposer toutes les autorités et les remplacer par des nôtres. Il faut aller arrêter les courriers et envoyer des estafettes dans toutes les communes porter l’ordre de déposer les autorités , de prendre les armes et de venir à Aups. » Alors il donna l’ordre d’aller éveiller et de faire venir à la maison Castellan tous les membres de la société secrète. Il écrivit lui-même trois ordres pour les présidents des sociétés de Moissac, de Baudinard et de Bauduen. Il désigna les sieurs Sixte Besson, Jean-Baptiste Carmagnole et Louis Rabel pour aller porter les plis dont ce dernier fut chargé. En passant à Moissac, ces trois individus remirent à Henri Bagarry, adjoint, le pli à son adresse. Ce dernier répondit qu’il allait prévenir ses hommes pour les disposer au départ et envoyer deux individus à Régusse porter les instructions contenues dans la lettre. Rabel, Carmagnole et Besson continuèrent ensuite leur route jusqu’à Baudinard où ils remirent au sieur Guichard, sergent de ville, tant le pli à son adresse que celui destiné au président de Bauduen et auquel Guichard se chargea de le faire parvenir.

Après le départ des estafettes, il fut décidé dans la réunion d’aller chez l’armurier Raynaud s’emparer de ses fusils. Marcellin Gibelin fut chargé de cette opération. Il était assisté de Fabre, machiniste, Maurel le vermicellier, Maurel le Gaillard, Louis Marsan, Pancrace Passy et autres. Le serrurier Raynaud était couché. On frappa à sa porte à grands coups redoublés. Il se lève. Gibelin lui ordonne de descendre. Il descend en effet et une bande d’individus se précipite dans la boutique et s’empare des armes qu’il avait et consistant à 13 fusils, dont 9 simples et quatre doubles, une carabine de gendarme et une paire de pistolets. Sur les réclamations de Raynaud, ces individus lui promirent de lui payer ses armes qui furent portées au local de la société.

Il fut aussi décidé dans la réunion que l’on irait arrêter le courrier de Draguignan. Fabre fut réveiller Serre qui refusa de marcher. Tassy le proposa à Ségonin qui refusa d’obéir, malgré les menaces de François Jassaud. Il paraît qu’alors Isoard désigna lui-même les sieurs François Piston, Joseph Maurel, Joseph Bounic, Joseph Villevieille et André Trouin qui partirent armés chacun d’un fusil sous le commandement de Marcellin Gibelin. Ils rencontrèrent en route le sieur Victor Darde, dit Bourguignon, qui s’associa à leur projet. Ces sept individus se rendirent sur la route de Villecroze, jusqu’au delà du pont neuf à trois kilomètres environ de la ville où ils s’arrêtèrent et allumèrent un grand feu en attendant le passage du courrier. Après une ou deux heures d’expectative le bruit de la voiture du courrier se fit entendre. Marcelin Gibelin distribua alors à chacun son rôle, et s’avança vers le courrier en lui disant : « Arrête. » Un pistolet au poing, il fit prêter serment au courrier de ne point déclarer les individus sous la menaces d’être tué, et pendant que François Piston et Maurel tenaient les rênes des chevaux, et que Villevieille, Bounic et Trouin contenaient en joue le courrier, Marcellin Gibelin fouillait la boite et s’emparait des dépêches à l’aide du sieur Darde qui l’éclairait au moyen d’une chandelle. Les dépêches furent apportées à la société et remises à Isoard qui les attendait en compagnie de Pancrace Mourgues, Antoine Verdeirenq, Jourdan, Louis Rabel, Joseph Archier et autres. Après avoir donné lecture des dépêches, Isoard les jeta dans le poêle. Il fut question après de se répandre dans la ville, de faire la farandole, de s’emparer de la mairie et de déposer les autorités. Ces projets ne furent pas exécuter par la résistance qu’ils rencontrèrent dans les membres de la société appartenant à la classe des artisans qui firent appel à l’influence d’Isoard.

Quatre individus de Tourtour, parmi lesquels se trouvait  Abeille, garde forestier et perruquier, avaient soupé dans la soirée du 5 dans le local de la société secrète et n’avaient pas quitté la réunion jusqu’au lendemain matin.

Le 6 décembre, la nouvelle de l’arrestation du courrier jeta la consternation dans le pays. Tout le monde comprit que cet acte n’était que le prélude de manifestations plus anarchiques.

Le reste de la journée se passa néanmoins sans atteinte grave à la tranquillité publique.

Le sieur Alter, cafetier à Draguignan, arriva sur les deux heures après midi, eut une longue conférence avec Isoard, et se rendit à Moissac dans le but d’aller soulever cette commune et les communes environnantes.

En effet, d’après les ordres transmis dans la nuit par Isoard, les détachements des communes de Baudinard, Moissac, Régusse, Artignosc et Bauduen, arrivèrent à la nuit à Aups, et stationnèrent à la croix St Honoré sans entrer dans la ville. Alter était à la tête de ces divers détachements. Les frères et amis d’Aups allèrent par devant de ces détachements et leur portèrent des vivres. Pendant que ces colonnes campaient, arriva vers les neuf heures du soir le sieur Gérard, officier de santé à Bauduen, apportant de Salernes le contrordre de retour de la part du sieur Renoux ; et comme Isoard n’avait pas entière confiance dans les paroles du sieur Gérard, il s’adressa aux gens de Bauduen, et leur demanda s’ils connaissaient cet homme et s’ils avaient confiance en lui. Les gens de Bauduen répondirent affirmativement. Néanmoins, pour s’assurer de la véracité des instructions apportées par Gérard, Isoard expédia immédiatement deux estafettes à Salernes, les nommés Maurel le vermicellier et François Jassaud. Malgré les protestations du sieur Alter qui persistait à se rendre à Salernes, ces bandes armées se dispersèrent et rentrèrent dans leurs communes respectives, sans même pour la plupart être rentrées à Aups. Alter repartit immédiatement pour Draguignan où il dut arriver dans la matinée du 7.

Marcelin Gibelin, assisté de Louis Rabel et d’une douzaine d’individus, se rendirent de nouveau dans la boutique de Raynaud et reprirent les armes qu’ils y avaient rapportées le matin, enveloppées dans un drap, dans la crainte d’une visite de la part de la police.

Dans la journée du dimanche 7, Marcelin Gibelin se rendit à Salernes en compagnie de César Jean, tailleur à Artignosc, pour prendre de nouvelles instructions.

Le soir il y eut dans la maison Castellan grande réunion des membres de la société secrète, convoquée pour délibérer sur la question de savoir si on prendrait les armes pour se joindre à l’insurrection. La réunion était disposée à se prononcer contre le projet du départ, lorsque vers les dix heures du soir arriva dans la société le nommé Arnaud dit Besson, que l’on avait envoyé en estafette à Lorgues, qui annonça avoir vu le général de l’armée révolutionnaire, et en avoir reçu l’ordre de prendre les armes et de se tenir prêts à partir pour Salernes. Un instant après entrèrent Marcelin Gibelin et César Jean d’Artignosc qui retournaient de Salernes. Ils rapportèrent également avoir vu le général et en avoir reçu l’ordre de se tenir prêts à partir pour Salernes, et qu’il fallait envoyer des estafettes dans toutes les communes pour porter l’ordre du départ.

Dès ce moment, la physionomie de la réunion changea. Les membres appartenant aux classes artistes qui avaient prêché la modération furent débordées par les paysans qui se montraient en général plus exaltés. Le sieur Fabre se faisait surtout remarquer par son ardeur. Le départ fut résolu et des estafettes furent envoyées dans toutes les communes porter l’ordre de prendre les armes et de se rendre à Aups.

Denis Chauvin, François Arnaud, Louis Carmagnole et Marius Latil furent envoyés à Bauduen au sieur Pellore, président, avec invitation de faire parvenir le même ordre à Aiguines et aux Salles. D’autres individus furent envoyés à Baudinard. Le sieur Marius Latil, de Salernes, retourna même à Bauduen dans la journée du 8 pour presser le départ. Les détachements de Baudinard, Moissac, Régusse et Artignosc arrivèrent les premiers.

Vers les deux heures de l’après-midi arriva devant la place de la mairie une première colonne de six cents insurgés appartenant aux communes des Arcs et d’Entrecasteaux, et ayant en tête les sieurs Alter et Brunet de Draguignan et Alexandre Jean des Arcs.

A cette nouvelle, nous nous rendîmes avec Monsieur le maire à l’hôtel de ville accompagnés de quelques courageux citoyens. Monsieur le maire, s’adressant à Brunet lui demanda quels étaient les projets et les intentions des hommes armés. Brunet répondit que la Constitution ayant été violée, il venait au nom du Peuple souverain et par ordre du général Duteil remplacer l’administration réactionnaire par une administration révolutionnaire. Le maire essaya de résister, mais Brunet le somma de donner sa démission en lui disant que s’il ne la donnait pas de bonne grâce, il saurait bien la faire donner par force.

Aussitôt, une commission provisoire fut constituée. Isoard fut nommé président. Les sieurs Augustin Giraud, Fabre machiniste, Eugène Roux, Serre Gustave, Maurel le vermicellier et Emmanuel Tassy en firent partie.

Un grand nombre de membres de la société secrète d’Aups qui se voyaient malgré eux lancés dans ce mouvement insurrectionnel cherchèrent à se soustraire par la fuite à la pression que venaient d’exercer sur eux les étrangers, et ne se réunirent à la phalange que lorsque les menaces des plus terribles eurent été proférées contre eux.

Le premier acte fut de délivrer des billets de logement aux insurgés et de faire procéder au désarmement des habitants. Marcelin Gibelin commandait le piquet chargé d’opérer le désarmement. Brunet s’installa à la mairie, prit l’initiative de ces nombreuses réquisitions qui auraient fini par ruiner tous les magasiniers et marchands du pays si Marcelin Gibelin n’y avait mis un terme dans la soirée du neuf.

Il a été dressé un état de ces réquisitions ; des individus qui les avaient signées ; des objets soustraits ; et de ceux au préjudice desquels ces soustractions ont eu lieu.

Dans la nuit du 8 au 9, les sieurs Fabre et Isoard vinrent me prévenir au nom de la commission municipale que le conseil venait d’ordonner l’arrestation de Mr Gaudemard sur la saisie que l’on avait faite dans le paquet du courrier de Riez d’une lettre que cet honorable citoyen écrivait à sa famille et dans laquelle il traitait les insurgés de canaille. Malgré son état maladif, mon frère receveur des domaines en congé de convalescence, partit à minuit pour la campagne de Mr Gaudemard et fut assez heureux pour le prévenir, et le faire évader avant l’arrivée du détachement envoyé pour opérer son arrestation.

Dans la journée du 9, Louis Bœuf, nommé commandant de la colonne d’Aups, parcourut les rues de la ville à la tête de sa colonne, monté à cheval et assisté du sergent de ville qui publiait que tous les individus qui faisaient partie de la phalange d’Aups eussent à la rejoindre immédiatement. Déjà, précédemment, les chefs de l’insurrection avaient fait publier que tous les citoyens de 18 à 50 ans eussent à se rendre en armes sur la place de la mairie sous peine d’être fusillés. Force fut à tous les habitants paisibles de sortir de leur retraite et de faire acte de présence dans les rangs insurrectionnels. Un détachement fut envoyé dans la ville pour contraindre et ramener les retardataires et les récalcitrants. Le sieur Aillaud, ferblantier, qui se trouvait indisposé fut conduit de force à la mairie où il resta consigné quelques heures pour le punir de son obéissance tardive. Les sieurs Pourrière, Tournel et Gontard eurent à subir la même séquestration temporaire.

Vers le deux heures après midi, la colonne d’Aups se mit en marche vers Salernes suivie des colonnes des Arcs et d’Entrecasteaux et des communes du canton qui étaient arrivées la veille au matin à Aups. Arrivées à un ½ kilomètre, ces colonnes en rencontrèrent d’autres qui arrivaient de Salernes. Celles des Arcs et d’Entrecasteaux furent dirigées vers Fox-Amphoux. Celle d’Aups à laquelle s’étaient réunis les contingents des communes du canton revint sur ses pas suivie de la colonne qu’elle avait rencontrée. Dès ce moment le mouvement d’arrivée des colonnes dont se composait la phalange révolutionnaire ne s’est plus ralenti. Sur les 6 heures du soir, le général en chef et l’état-major sont arrivés traînant à leur suite les malheureux prisonniers faits dans les diverses villes que la phalange avait traversées. Dès lors, le quartier général fut établi à Aups. D’après le recensement fait par le général Duteil, le nombre d’insurgés devait s’élever le mercredi matin 10 de 5 à 6000.

Dès le lundi soir, le pays avait été rigoureusement cerné. Toutes les issues étaient gardées, de telle sorte que personne ne pouvait sortir du pays et qu’il était impossible de faire parvenir de nos nouvelles à l’autorité supérieure. Les courriers arrêtés, les lettres et les dépêches saisies par les insurgés, on était sans nouvelle de nulle part.

Dans la soirée du 9, les projets les plus terribles furent discutés par les chefs de l’insurrection.

A son arrivée à Aups, le général Duteil se rendit à la mairie. Il tenait à la main une carte du département du Var qu’il n’a jamais quittée. Après une demi-heure pendant laquelle il a peu causé, il s’est fait conduire à son logement chez Mr Gassier. Il est retourné après son souper à la salle de la mairie et il est descendu ensuite au corps de garde où il s’est mis à écrire des ordres du jour pour le lendemain.

Les chefs qui composaient l’état-major et dont l’instruction a constaté la présence à Aups sont Alter, Brunet et Imbert de Draguignan, Constant, Giraud et Casimir Héraud de Brignoles, Monges de Baudinard, Galisse du Luc, Campdoras, chirurgien de marine, Laverni, secrétaire général, Jaume, sous-secrétaire général, Vygnetier[1], secrétaire adjoint, Vergelin du Luc et un individu portant le costume de spahis.

Ce fut dans la soirée du 9 que ces chefs de l’insurrection mirent en discussion les projets les plus atroces. Il aurait été décidé de s’emparer des caisses publiques, de faire fusiller les prisonniers, de rançonner et d’emmener en otages les principaux habitants du pays. Il paraît que les membres de la commission municipale d’Aups étaient étrangers à ces projets dont ils repoussaient la solidarité avec énergie. Dans la nuit, ils se concertèrent avec des hommes d’ordre pour combiner les moyens de résistance à ces projets dont ils craignaient d’être les premières victimes par leur refus de s’en rendre les complices. Isoard vint dans la nuit me prévenir que la commission avait reçu une lettre anonyme par laquelle on demandait que fusse fusillé un des premiers. Il m’offrit les moyens de faciliter la fuite que je refusais pour ne pas abandonner mon poste. Quelques instants après, je reçu la visite de Marcelin Gibelin qui me croyant plus exposé m’offrit généralement un asile dans sa maison.

Deux lettres furent aussi envoyées au curé par lesquelles on lui annonçait qu’il n’avait plus que quelques heures à vivre et qu’il voulut bien se préparer à la mort. Des sentinelles furent placées devant sa porte, pour que toute tentative d’évasion fut impossible.

La nuit, néanmoins, se passa sans qu’aucune tentative ait eu lieu pour mettre à exécution les horribles conceptions des insurgés.

Dans la matinée du mercredi 10, l’on fit publier que tous les chefs de communes eussent à se présenter à la mairie. Tous s’y rendirent. Un conseil présidé par Monges, médecin à Baudinard, et dont Brunet de Draguignan était secrétaire, siégeait à l’hôtel de ville.

Monges donna lecture aux chefs de commune réunis d’un ordre du jour par lequel le général Duteil prescrivait de lever une contribution de 100000 francs pour subvenir aux frais de l’armée révolutionnaire.

Les chefs de chaque localité étaient successivement interrogés par Monges sur les ressources dont leur commune pouvait disposer, et comme chacun d’eux faisait valoir l’exiguïté des ressources de leurs communes respectives, Monges leur disait : « Si les communes sont pauvres, nous trouverons partout des habitants riches pour payer. » Et il taxait lui-même les principaux habitants de chaque localité. C’est ainsi que Mr de Sabran fut imposé à Baudinard pour 10000 francs, Mr Gassier à Bauduen pour pareille somme, Mr le Duc de Blacas à Vérignon pour 20000 francs, MM. Roubaud, Layet et autres d’Aups pour des sommes plus ou moins fortes.

L’arrivée providentielle d’un bataillon du 50° de ligne en mettant en déroute les insurgés empêcha l’exécution des horribles projets qu’ils méditaient contre le pays.

Les insurgés préposés à la garde des prisonniers enfermés dans l’hôtel Crouzet en voyant que leur proie allait leur échapper firent une décharge sur eux. Mr Eugène Pannescorse, un des prisonniers, reçut en pleine poitrine une balle dont il mort quelques jours après. L’extraction du projectile par le Docteur Jean a prouvé que la balle n’avait ni le poids ni la forme de balle de calibre et qu’elle avait été tirée non par la troupe mais par un insurgé. La déclaration de Mr Pannescorse a confirmé les assertions des hommes de l’art.

 

Un crime non moins horrible par le sentiment d’atroce vengeance qui a présidé à sa perpétration, c’est celui du meurtre du nommé Féraud de Salernes.

Cet honnête citoyen connu pour la modération de ses opinions politiques s’était refusé à suivre la colonne de Salernes, et pour se soustraire aux menaces dont il était assailli, était venu se réfugier dans la commune de Moissac chez le sieur Jean Joseph Roux facturier où il était arrivé le 9 vers les 10 heures du soir et d’où il n’est reparti que dans la nuit du 10 au 11, après la déroute des insurgés. Il croyait pouvoir à cette heure regagner sans danger sa demeure. Il paraît qu’il aurait tét rencontré par des fuyards qui l’auront lâchement assassiné pour le punir de s’être refusé à suivre la colonne. Il a été frappé d’une balle à la figure qui lui a été tirée à brûle-pourpoint, pendant qu’il se reposait un instant. Ce malheureux a été retrouvé près le grand puits de Sillans sur le territoire d’Aups tenant encore dans la main le morceau de pain qu’il mangeait au moment où il a reçu le coup mortel. Il était parti sans arme, n’ayant qu’un carnier dans lequel on a trouvé 60 francs.

Je dois aussi mentionner que 25 jeunes filles avaient été requises par le sieur Maurel tailleur à Draguignan actuellement détenu, et emmenées par ce dernier dans une salle de l’hospice convertie en magasin d’habillement, où ces jeunes filles étaient forcées de travailler à la confection de blouses pour les insurgés. On a dit publiquement à Aups que sans l’arrivée des troupes ces jeunes filles étaient destinées à être violées. Il est vrai que cette crainte horrible s’était emparée de toutes les mères de famille et des sœurs de l’hospice.

Tels sont les faits et les crimes qui se sont produits avant et pendant l’occupation de cette ville par les insurgés. Si l’intérêt de la justice et surtout celui de la société exigent que tous les individus qui y ont pris une part notoire spontanée, que tous ceux qui se sont faits remarquer par la manifestation de sentiments coupables soient sévèrement punis, il serait aussi injuste qu’impolitique de frapper d’une peine également sévère tous ceux qui par contrainte ou par égarement n’ont pris qu’une part plus ou moins passive soit aux sociétés secrètes, soit au mouvement insurrectionnel. L’instruction a fourni la preuve que beaucoup d’individus appartenant aux classes pauvres et ignorantes se sont laissés enrôlés dans les sociétés secrètes sur la promesse qu’on leur a faite que ce n’était que des sociétés de bienfaisance. ,d’autre part, on ne peut s’empêcher de le reconnaître, toutes ces bandes armées n’étaient pas animées des mêmes intentions. Je dois le dire en l‘honneur de nos populations dont le sens moral a pu être altéré mais non pas éteint. Ce n’étaient que des individus isolés qui couvaient dans dépravation de leur cœur l’arrière-pensée du pillage et de la dévastation. Le plus grand nombre se composaient de gens égarés sans connaissance du but dont ils n’étaient que les instruments passifs. Croyant pour la plupart ne faire qu’une manifestation politique pour la revendication de droits souvent contradictoires entre eux et particuliers à chaque commune, dont les habitants se croyaient avoir été injustement dépouillés.

Les aveux francs et complets que chacun d’eux a fait à la justice, le repentir sincère qui les a produits et suivis, sont la meilleure preuve de la pureté des sentiments du plus grand nombre dont les instincts honnêtes ont été déduits par de fallacieuses et coupables promesses.

Condamner à la transportation tous ces individus égarés, ce serait une mesure aussi injuste qu’impolitique ; injuste par l’énormité de la peine, et impolitique parce que en portant la désolation au sein d’un si grand nombre de familles, cette mesure amasserait contre le gouvernement des haines et des vengeances qui retomberaient en malédiction sur la tête du chef de l’Etat lorsqu’il faudrait lui rattacher, lui gagner tous les cœurs dont l’affection lui est si nécessaire pour accomplir la mission providentielle et glorieuse d’où dépend le salut de la France et de la société.

 

Recevez Monsieur le procureur de la République l’assurance de ma respectueuse considération.

 

Le juge de paix du canton d’Aups

Gérard

 

Aups le 24 janvier 1852



[1] Lire Vignetti