De Charles Dupont à Noël Blache, le récit impossible du témoin

Communication au colloque international Récit d’Occitanie, UMR TELEMME, MMSH

Aix – 4 mai 2001

 

 

De Charles Dupont à Noël Blache, le récit impossible du témoin

 

 par René Merle

 

Le récit impossible dont je vais traiter est celui d’un événement majeur, celui d’une tragédie, l’insurrection républicaine varoise de décembre 1851, sept jours pendant lesquels les insurgés se concertent, se rassemblent, s’emparent du pouvoir municipal, unissent leurs forces en une puissante colonne qui marche vers la préfecture, hésitent, changent de chemin, remontent vers les Basses-Alpes pour se joindre aux républicains victorieux, et finalement sont rejoints par l’armée, écrasés, dispersés, promis pour de longues années à une répression impitoyable.

Événement incroyable qui sera le point de départ de la saga de Zola, avec cette entame qu’est La Fortune des Rougon, parue au moment où l’Empire allait tomber, et où les victimes de décembre joignaient leurs forces et leurs énergies à celles de la jeune génération républicaine méridionale, dans la relative libéralisation de la presse et de l’expression politique qu’autorise désormais l’Empire dit libéral.

 

Le récit de l’événement est apparu indispensable à chaud, tant du côté des amis de l’Ordre qui n’y voient que jacquerie, et qui veulent par là même justifier a posteriori le coup d’État, que du côté des républicains, accablés par la défaite, meurtris par leurs divisions, et pour lesquels le récit de l’insurrection va être à la fois justification de leurs actes et mise en place d’un martyrologe mobilisateur : ainsi du culte de Martin Bidouré, fusillé deux fois[1].

 

Le récit apparaîtra aussi indispensable vingt ans après, quand s’affirme la jeune génération républicaine : rappeler l’insurrection, en détailler la geste, est non seulement travail d’historien œuvrant sur la matière vivante des témoins dont la parole se délie. Il s’agit aussi, au moment où l’Empire se libéralise et par là même séduit une partie des anciens militants de la Seconde République, tels Émile Ollivier, dont le passage dans le Var avait fait date en 1848, de rappeler la tache originelle, ineffaçable, l’acte fondateur à jamais stigmatisant par lequel Badinguet est arrivé au pouvoir. Ce sera donc la tâche des jeunes journalistes qui font leurs armes dans les dernières années 1860, et chez lesquels Zola puisera directement la matière de son ouvrage.

 

Or ce récit, qu’il soit à chaud ou qu’il soit celui de la génération suivante, nous interroge par rapport au thème de ce colloque, “Le récit d’Occitanie”, car deux des intervenants majeurs, Charles Dupont et Noël Blache, ont été aussi des défenseurs du provençal, des participants du mouvement renaissantiste, des auteurs provençaux appréciés en leur temps.

 

Il est donc tout à fait intéressant de repérer leur rapport à l’idiome natal dans cette entreprise de dévoilement qu’a été le récit de l’insurrection.

 

 

C’est une banalité aujourd’hui que de rappeler l’usage quasi général du provençal dans la population varoise des années 1840-1850.

 

Il n’en reste pas moins que l’historiographie contemporaine a pu, sinon ignorer ce fait majeur, à tout le moins le sous-estimer, jusqu’à ce que notre obstination[2] à évoquer ce fait finisse par faire mouche.

 

Particulièrement significative est, dans l’ensemble des travaux de recherche, l’absence de mention du témoignage de Duteil, ce journaliste républicain venu de Marseille se mettre au service de l’insurrection, et auquel on offre le généralat :

 

« Je voulais bien faire mon devoir de citoyen et de soldat, écrit Duteil dans un opuscule justificatif publié dès le début 1852 en Piémont où il s’est réfugié[3], mais je ne me souciais pas d’être chef dans le Var et voici pourquoi : d’abord je ne connaissais pas la langue provençale, et il faut parler aux hommes leur langage maternel quand on veut être bien compris ».

 

Duteil accepte, et on connaît la suite, qui ne sera pas glorieuse.

 

Rappeler l’oralité occitane des insurgés est donc rappeler une évidence, même si cette évidence a pu être grandement occultée par la suite.

 

On sait aussi, grâce aux travaux développés sur ce thème depuis une vingtaine d’années, combien l’aliénation linguistique laissait au français tout, ou presque tout, le champ de l’écriture et de la publication.

 

On ne s’étonnera donc pas que les récits ou les tentatives de récits qui s’élaborent dans la colonie varoise en exil à Nice, et dont certains passent clandestinement la frontière avec les journaux  de l’exil, soient des récits en français.

 

Un des écrivants les plus actifs de cette colonie républicaine était certainement le Hyérois Charles Dupont, ex-permanent et dirigeant de la démocratie socialiste varoise, qui s’était fait aussi connaître par ses interventions en provençal dans le journal Le Démocrate du Var. Sous le pseudonyme de Cascayoun, Dupont avait en 1849-1850 tenu chronique en provençal dans le Démocrate du Var, sachant, dit-il, “combien les paysans du Midi sont amateurs de choses écrites dans leur langue maternelle”. De fait, les rapports de police et de justice attestent de l’impact de Cascayoun.

 

 

En 1869, Dupont rappellera qu’il avait tenté d’écrire à chaud, et en provençal, le récit de l’insurrection[4].

 

“Esten dins l’eisil, à Niço, rescountreri un jour moussur Emilo Oourivier. Sachen que lou citouyen Barnabèou acampavo des materiaous per uno histori de nouastro rebifado de decembre, mi diguet que deviou ooussi n’escrioure uno en prouvençaou. Va li proumeteri ; maï en suiven soun counseou aï fa’n bèou petard dins la fanguo. Se « la lenguo de ma maïrè es la lengo deïs dious », coumo va dis un pouèto de Marsillo, cooup segur es pa’quelo de l’histori”.

 

Constat d’échec donc, d’autant plus redoutable qu’il semble tenir à une intériorisation de la diglossie, et non pas directement à des contraintes extérieures.

 

Ce constat d’échec était déjà anticipé par le registre dans lequel les responsables du Démocrate avaient enfermé Dupont, registre efficace mais réducteur de l’oralité “paysanne” (je mets des guillemets). A plusieurs reprises, en 1849-1850, Dupont laisse pointer de plus grandes ambitions, qui hissent la langue d’Oc au rang de langue de communication en normalité, ou en langue de vraie création littéraire, le premier étage de la fusée étant la traduction, traduction de Lamennais par exemple[5].

 

Et cependant, paradoxalement, on peut dire que le récit du coup d’État a été écrit en provençal, et publié dans Le Démocrate du Var, dans une anticipation onirique, celle d’un rêve que Dupont propose à ses lecteurs en février 1850[6].

 

 

“Hyéros, lou 1er Février 1850

 

Citouyen Redactour,

 

La nuech passado aï fach un pantailh doou tounerro dé pasdiou. Si parla tant souvent d’une reviro-meinagè poulitiquo, vo per mies dirè d’un coou d’état, qu’aï feni per n’en pantailha un qué m’en a fa passar dé verdos e dé maduros. […] (Sur une place de Hyères, le sergent de ville et le maire annoncent le coup d’État : ) “Chers frèros et chèros surs, dis em’uno voues dé capelan, la republiquo a fa leis cabriolos ! lou bouan diou a restabli l’ampire ! vivo l’amperour ! vivo lou buou à bouan marca !”

 

Subran, deis cris formidablès de “Vivo la Republiquo !” si fan entendrè. 800 démoucratos, qué partoun per Touloun, arriboun tambour battent […] Miech-ouro après, lou batailhoun hyèrenq si trovo sus lou Champ-dé-mars de Touloun. (Dins leis pantailhs, va sabez, tou va coumo sus d’un camin de ferré). Aquelo plaço presento un coou d’ueil superbe. Quaranto millo démoucratos l’y sount reunis. Si vus des milliers dé drapéoux, et dé toutos sortos d’armos, d’intrumens dé travailh et dé coustumès. Si vus des sourdats, des peysans, des marins, des bourgeois, des bedots et memé des capelans !

 

Micoulaou Cascayoun, à chivaou sus d’un enormé muou, fier coumo Artaban, camino per simetrè en testo d’aquelo crousado poupulari. Lou batailloun hyérenq, endiabla per lou capitani Cayetto,à forço de creidar : “Vouren Cascayoun, vouren Cascayoun !” ven dé lou faïrè noumar generaou dé toutis leis fusious, fourcos, magaous, canouns et taravellos doou despartament.

 

Vuguez-lou coumo esbeou emé soun casquou dé poumpier, seis espoulettos ) gros gruns, soun habit dé tambour-major et ses vieilhos brayos de gavouat !

 

Maï s’arresté et fa signé, emé soun sabré de geandarmo, qu” voou parlar, escoutas.

 

 

Discours doou generaou Cascayoun

 

 

Citoyens, meis amis, meis frèros ! (vivo sensacien).

 

Tems que gièro, tems que desgièro ! (rires). Un mangeo-souret a ranversa nouastro bouano mèro, maï sian eici per la relevar, (voui, voui !) et la relevaren ! […]

 

Per n’en fenir, ou moument mounté vaou dounar l’ordré d’avalar coumo un vèiré de vin, Touloun emé seis remparts, seis canouns et seis sourdats, lou generaou Carrelat, moun coulèguo, arribo à bridos abbatudos, et nous announço, emé uno joyo de coundamnat, qué 800 millo republiquains an marcha sus Paris, qué l’armado ses divisado, qué lou capeou, la capoto et leis bottos de l’amperour sount en luech de sureta et qué la Republiqudemoucratiquo et cetara pantouflo brilho coumo un soureou”.

 

Le rêve éveillé, malheureusement, ne se réalisera pas ainsi dans la réalité. Il reste que le délire ouvertement personnalisé de Dupont a très clairement annoncé ce qu’il convenait de faire devant le coup d’État, ce que feront, malgré les hésitations et les tergiversations des états-majors des milliers de simples gens, lecteurs du Démocrate du Var. Ils prendront fourches et fusils.

 

 

 

À la fin des années 1860, c’est donc toute une jeune génération républicaine qui, unie à ses devanciers, réactive le souvenir de l’insurrection dans l’assaut final contre l’Empire.

 

Nous retrouvons Dupont, actif chroniqueur provençal de la feuille de combat varoise Le Rappel de la Provence. Il propose ses services provençaux pour le récit de l’insurrection[7]. Après avoir expliqué, comme je vous l’ai lu tout à l’heure, l’échec de sa tentative niçoise d’écrire en provençal une histoire de l’insurrection, il poursuit :

 

“Se « la lenguo de ma maïrè es la lengo deïs dious », coumo va dis un pouèto de Marsillo, cooup segur es pa’quelo de l’histori. Maougr’aco se l’obro a pas ben grana, s’en poou tirar quoouquaren. Lou vesin Rougè-de-Sero m’en a revira quaouqueis chapitrès en francès. Vous n’en mandi un per lou Rappel. Se vous agrado, diguaz-vo mi ; vous n’en largaraï d’aoutrès. Pensi que meis cambarados doou Var leis legiran eme plesir et que lou ministeroun neblat (Ollivier) l’escupièra pas dessus coumo va ven de faïré sus Ledru-Rollin. Voudriou ben veïré que l’encian predicatour doou soucialisme dins nouastreis villagès, aougessè mesprisa l’histori deis bravès citouyens que s’armeroun oou noum de la lei, per defendré la Republiquo !”

 

Le moment peut apparaître venu où la langue d’Oc va pouvoir, en normalité, servir l’Histoire et la politique au présent.

 

Significativement, le journal ne donnera pas suite à la proposition. L’histoire de l’insurrection est écrite, écrite en français, par un autre Varois, Noël Blache, et publiée en 1869. Dans cette magistrale Histoire de l’Insurrection du Var en décembre 1851, qui reprend, précise et développe ce qu’avait donné Tenot peu auparavant, Blache n’y utilise pas le provençal, sauf dans ce passage très connu : après la défaite, un tisserand du Luc, Giraud, dit l’Espérance et Antoine Bon, dit Pato, de Vinon, sont attachés l’un à l’autre. Le gendarme Mayère, du Luc, reçoit l’ordre de les abattre. Mayère, qui connaît Giraud, tremble.

 

“- Enca un moumen, murmura Giraud, leissa-mi encaro regarda aqueou beou soulèou”. Mayère tire, et les deux hommes s’effondrent. Les croyant morts, la troupe les abandonne.

 

“Giraud éperdu, croyant sortir d’un rêve, balbutia cette demande, restée célèbre dans le Var : – Siès mouar, Toino ?

 

– Noun, è tu ?”.

 

N’est-ce pas le moment où un autre rouge du Var, Lucien Geoffroy, du Luc, qui sera bientôt un combattant de la Commune de Paris, écrit dans la préface d’une sienne publication[8]  :

 

“E que sujet pòu mies counveni a-n-un auditòri prouvençau senoun sa lengo naciounalo ? N’en vòli pèr provo que lou long trefoulimen qu’a courrigu dins tout lou Miéjour a la voues de quauquei felibre acampa sus lei ribo dóu Rose pèr reviéuda la Muso de Prouvènço despièi trop de tèms desendraiado”.

 

Tautologie séduisante, mais combien inefficace, la langue ne doit parler que de la langue… Au français de traiter de tous les champs de la réalité.

 

C’est ce que fera en définitive Dupont, qui finit par publier en français, la République définitivement installée, son histoire de l’insurrection varoise, tout en exhumant, sans grand écho, quelques unes de ses cascayounados, de ses pièces provençales de 1849-50.

 

Ce que fera toute sa vie durant Noël Blache, brillant avocat, militant républicain, longtemps président du Conseil général, maire, abondant romancier français, et par ailleurs félibre convaincu.

 

C’est à la fin de sa vie que resurgira en provençal le récit impossible, où nous voyons, comme en 1851, dans un village provençal, un de ces villages du centre Var si attaché aux tradition communalistes et démocratiques, les habitants s’armer et partir au combat, sous la conduite de leur maire… Mais cette bataille ne sera que bataille pour rire, c’est La Bataille de Pamparigouste (1913), qui fait s’affronter les Varois, levés en masse… à une invasion de sauterelles !

René MERLE

 

Président de l’Association 1851-2001

 


[1] Cf. René Merle, “ Martin Bidouré, fusillé deux fois ”, Bulletin de l’Association 1851-2001, n°12, octobre 2000.

[2]  Cf. en particulier les travaux de Philippe Gardy, Philippe Martel, René Merle.

[3] Camille Duteil, Trois jours de généralat ou un épisode de la guerre civile dans le Var (décembre 1851), Savone, F.Rossi, 1852

[4] Le Rappel de la Provence, n° 9, 4-12-69

[5] Cf. René Merle, “ Langue du peuple ?  arme du Peuple ? : Annexe – Charles Dupont et Le Démocrate du Var ”. Actes des Journées de La Tour d’Aigues et Sainte-Tulle, Association 1851-2001, 2002.

 

[6] Le texte a été repris dans (Charles Dupont), Lettros de Micoulaou Cascayoun, Paysan d’Hyèros, oou redactour doou Demoucrato doo Var, edicien revisto, Toulon, Vuouso Baume, 1850. Nous l’avons retrouvé et fait connaître in René Merle, Inventaire du texte provençal de la région toulonnaise, Six-Fours, G.R.A.I.C.H.S, 1986.

 

[7] Le Rappel de la Provence, n° 9, 4-12-69

[8] Lucian Geofroy, Mei Veiado, Poésies provençales, avec la traduction française en regard et la photographie de l’auteur, Paris, Dumoulin, 1869