LO CÒP D’ESTAT

LO CÒP D’ESTAT DE 1851

Gaston BELTRAME

Éditions Rescontres

Centre Dramatique Occitan

1974

deuxième partie

DRAGUIGNAN

Les employés de Préfecture

                                   

LE SECRÉTAIRE

 

Alors, que faisons-nous, Monsieur le chef de cabinet ?

 

LE CHEF DE CABINET

 

Nous attendons.

 

LE SECRÉTAIRE

 

Mais la Constitution est violée

 

LE CHEF DE CABINET

 

Pas      de grands mots, je vous prie. Disons que le Président de la République a pris quelques libertés avec elle.

 

LE SECRÉTAIRE

 

Au point de se mettre hors-la-loi, Monsieur le chef de cabinet.

 

LE CHEF DE CABINET

 

Allons ! Allons !            toujours votre exagération ! Un bon fonctionnaire n’a        pas à juger : il est au service de l’Etat, quel que soit l’Etat.                                                                   

 

LE SECRÉTAIRE

 

Facile à dire. Mais si Louis-Napoléon ne réussit pas son coup, nous, parce qu’on n’a pas bougé, on risque bien d’être refaits !

                                                                       

LE CHEF DE CABINET

 

Ne soyez pas vulgaire, je vous prie

 

LE SECRÉTAIRE

 

Veuillez m’excuser, Monsieur le chef de cabinet, mais dans un moment pareil, il est permis d’avoir des faiblesses. (Malheureux). Tant d’années de bons et loyaux services mis en péril ! Ma promotion au choix en danger

 

LE CHEF DE CABINET

 

Faites-moi confiance, vous l’aurez !

 

LE SECRÉTAIRE

 

Oh ! Merci, Monsieur le chef de cabinet. (Un temps). Mais que faire ?

 

LE CHEF DE CABINET

 

Rien !

 

LE SECRÉTAIRE

 

Rien ?

 

LE CHEF DE CABINET

 

Rien. Rien. Ne rien faire. Toute initiative est dangereuse dans une telle situation. Contentez-vous de dire, avec beaucoup de conviction : “je reconnais que nous vivons dans une période très… délicate”. Si on insiste, soyez convaincant ; expliquez que le corps des fonctionnaires est une grande famille qui sait prendre ses responsabilités au moment voulu, qu’elle ne fait rien à la légère et qu’elle attend pour se prononcer, d’avoir tous les éléments en mains.

 

LE SECRÉTAIRE

 

Evidemment !

 

LE CHEF DE CABINET

 

Persuadez surtout votre interlocuteur que toute initiative personnelle est non seulement préjudiciable à son auteur, mais surtout qu’elle porterait tort à l’administration tout entière. Car n’oublions jamais que le pire ennemi de l’administration n’est pas l’autoritarisme, mais l’anarchie.

 

LE SECRÉTAIRE

 

Avec vous, tout paraît simple et précis, Monsieur chef de cabinet.

 

LE CHEF DE CABINET

 

L’expérience, mon ami, l’expérience ! J’ai traversé sereinement l’Empire, deux royautés, une République ; j’ai vu tomber des rois, déplacer des préfets. Mais partout, au milieu des tempêtes révolutionnaires, des ouragans, des coups d’État, je suis passé impassible et sans tache. Par notre indifférence, notre respect inconditionnel des lois, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, nous restons en dehors de ces basses querelles, ce n’est pas notre affaire. Nous sommes plus que glorieux, plus que grands, plus qu’honnêtes : nous sommes inamovibles.

 

LE SECRÉTAIRE (extasié)

 

I-NA-MO-VI-BLE !

 

LE CHEF DE CABINET

 

Eh bien oui : Inamovible !

 

LE SECRÉTAIRE

 

J’admire votre tranquille assurance, Monsieur le chef de cabinet.

 

LE CHEF DE CABINET (flatté)

 

Ah ! mon ami, permettez-moi une image qui pourra vous paraître audacieuse : “Les fonctionnaires sont pareils aux colonnes du temple ; ils en supportent l’édifice, quel que soit le rite qui s’y déroule”.

 

LE SECRÉTAIRE

 

Merveilleux, Monsieur le chef de cabinet ! Merveilleux et d’une grande vérité. (Soudain inquiet). Mais s’il nous faut crier ?

 

LE CHEF DE CABINET

 

Comment cela crier ?

 

LE SECRÉTAIRE

 

Bien, oui ! Des excités de l’une ou l’autre faction peuvent surgir d’un moment à l’autre, hurlant : “Vive la sociale” ou vociférant : “Vive l’Empereur !”.

 

LE CHEF DE CABINET

 

Et alors ?

 

LE SECRÉTAIRE

 

lls nous obligeront à crier avec eux.

 

LE CHEF DE CABINET

 

D’abord, nous éviterons de nous trouver dans une telle situation. Mais dans le pire des cas, nous avons toujours la ressource de répondre : “Vive la France !”.

 

 

 

DRAGUIGNAN

 

Le peuple

           

 

(Femme 1 en scène – Femme 2 en coulisse).

                       

FEMME 1

 

O ! Serafina, despacha-ti !

                       

 

SERAFINA

           

Li a pas lo fuèc ?

 

FEMME 1

           

Pas encara ! Mai sabi pas coma va virar.

 

SERAFINA

           

Li a de monde ?

                       

FEMME 1

           

L’esplanada es negra de gents. (Un temps). Li siás pas anada, ièr ?

           

SERAFINA

 

Oc ! Li siáu anat ambé Norina. Nos a tant agradat que li resteriam fins qu’a mieja-nueeh.

                       

FEMME 1

 

Era      pas fres lo prefècte. De segur que se li aviam tancat una oliva dins lo tafanari auriá fach d’òli. S’estransinava rèn que d’ausir leis obriers que cridavan.

                       

SERAFINA

 

An       fach un bèu ramadan, lei trabalhaires ! Lo dragon de Sant Ermentari deviá pas faire mai de bocan quand bofava lo fuèc de l’infèrn !

                       

FEMME 1

 

Eran pas fièrs lei soldats darrièr lei barrèus dau jardin. Dins lo mond, n’i aviá que mandavan coma aquàò : “Lei soldats son pèr aparar lo pèple, lo pòple es dins lei carrieras : soldats, venètz amb lo pòple”.

 

SERAFINA

 

Mai lei soldats nos espinchavan ambé d’uelhs de machòtas e restavan tancats coma de santibèlis.

 

FEMME 1

 

De segur que podián pas comprene çò que disiam, perqué èran totei de gents dau Nòrd : d’alsacians, de normands, de parisians…

 

SERAFINA

 

Monsur Pascau, l’avocat, a bèn revirat un discors en francés ; mai es estat parier : an rèn comprés. Bensai que son sords !

 

FEMME 1

 

Fagues pas la bèstia ! Lo Rèi aviá de mercenaris lombards, elvetics, alemands, pèr repremir lei solevaments popularis dins son reiaume ; la republica dei borgès a mièlhs pas trobat, a embregadat, pèr lo fusiu e la maçuga, lei mai colhons de Bretanha, d’Alsàcia, pèr lei mandar faire lei japaires, lei sagataires e lei jauliers dei gents d’Occitània. E aici, fan la mema cauva, mandan lei jòbis occitans pèr bacelar lei trabalhadors bretons.

                       

(Serafina entre en scène, brandissant un drapeau rouge).

 

SERAFINA

 

Podèm li anar !

 

(Les deux femmes sortent, bras dessus, bras dessous, en criant…)

 

LES DEUX

 

Volèm la Bòna ! Volèm la Bòna

 

DRAGUIGNAN

 

La bourgeoisie républicaine

 

Me PASCAL

 

Mes amis, l’heure est grave. J’arrive tout droit du bureau du substitut Niepce, à qui j’ai demandé, comme l’exigent les termes même de la Constitution, de procéder à l’arrestation du préfet, celui-ci s’étant rendu complice du coup d’Etat, en ayant procédé à l’affichage du texte de Morny.

 

BOURGEOIS 1

 

Alors, c’est fait ?

 

Me PASCAL

 

Pensez-vous, le substitut a refusé de prendre ma requête en considération.

 

BOURGEOIS 2

 

Le Parquet assume par là une lourde responsabilité.

 

Me PASCAL

 

Je me suis donc rendu au café Alter où, avec quelques responsables de Chambrées et de Sociétés, nous avons mis sur pied une commission de coordination et d’information, de neuf membres.

 

BOURGEOIS 1

 

C’est bien, mais il faudrait prendre en mains la situation. Le peuple est déjà dans la rue. Notre responsabilité est grande : n’oublions pas que le peuple sans dirigeants, n’est plus que populace.

 

BOURGEOIS 2

 

Un discours de Maître Pastoret pourrait endiguer la masse populaire et nous permettre de nous emparer de la préfecture et de la municipalité.

 

BOURGEOIS 1

 

Sans compter que des émissaires venus de Grasse nous affirment que l’arrondissement est prêt à se soulever.

 

BOURGEOIS 2

 

Almaric arrive de La Garde-Freinet pour nous annoncer que les villes du Golfe et des Maures sont entre nos mains. Nous nous devons de coordonner les forces populaires.

 

BOURGEOIS 1

 

Seul Maître Pastoret peut le faire. Qu’en pensez-vous, Maître Pascal ?

 

Me PASCAL

 

Hélas, mes amis, nous y avons pensé. Une délégation s’est rendue auprès de lui pour le convaincre de prendre la tète du mouvement. Mais Maître Pastoret estime qu’il faut pour savoir comment va se comporter Paris.

 

BOURGEOIS 1

 

Paris, toujours Paris !

 

BOURGEOIS 2

 

L’argument ne tient pas ! Si la province se soulève, Badinguet sera obligé d’envoyer des renforts à la troupe, de disperser ses forces. Souvenez-vous du plan de Daumas, tous les adhérents de “La Jeune Montagne” l’approuvaient.

 

Me PASCAL

 

Je peux vous le dire à vous, mes amis, mais que cela reste entre nous : au moment même où la délégation venait à bout des objections de Pastoret – il venait d’accepter de signer l’appel aux armes -, sa jeune femme en larmes le supplie de n’en rien faire, et il a cédé à ses supplications.

 

BOURGEOIS 1

 

C’est incroyable ! Lui, si fougueux, si dynamique lors des réunions ; lui, accepté par tous comme le guide éclairé de la cause républicaine… Je n’arrive pas à le croire !

 

 

BOURGEOIS 2

 

Sans Pastoret, c’est sans espoir 

 

Me PASCAL

 

Hélas, je le crains ! Tous les dirigeants de l’arrondissement de Grasse et de Draguignan sont ses amis ; ils ont confiance en lui. Si Pastoret ne lance pas l’Appel, la division va s’instaurer dans nos rangs. Allons au Café Alter, peut-être y a-t-il du nouveau.

 

(Ils sortent).

 

DRAGUIGNAN

 

Les dames “blanches”

 

 

LA COMTESSE

 

Les insurgés, dit-on, marchent sur Draguignan.

Ils seraient deux mille hommes, tous armés jusqu’aux dents

De piques, de fusils…            

 

LA DOUAIRIÈRE

 

Mais c’est épouvantable

 

LA PRÉFÈTE

 

Ils auraient déjà fait prisonniers des notables.

 

LA DOUAIRIÈRE

 

Est-il vrai, chère amie, que ces hommes crasseux

Sont, par leur seule odeur, perceptibles à trois lieues ?

 

LA COMTESSE

 

S’il n’y avait que l’odeur !

 

LA DOUAIRIÈRE

 

Dites-moi tout, ma chère !

 

LA COMTESSE

 

Mais il y a les mœurs de ces gens ordinaires.

Ils sont rustres, grossiers, querelleurs et méchants

Et oublieux surtout des gestes obligeants.

Un vieux manteau fané, mais encore fort mettable,

Par mes soins fut donné à un valet d’étable ;

Et qu’en fit le goujat ? Je vous le donne en cent !

Il le mit en lambeaux et pansa sa jument.

 

LA PRÉFÈTE

 

Ah ! Soyez généreux !

 

LA COMTESSE

 

Je n’vous le fait point dire.

Et tous ces révoltés sont cent, mille fois pire

Les mas sont mis à sac comme hôtels et châteaux.

Ils pillent, ils incendient…

 

LA            DOUAIRIkRE

 

Arrêtez, c’en est trop

 

LA COMTESSE

 

Non contents de leurs vols, rapines et pillages,

Ils s’en prennent aux gens, indifférents à l’âge

Violant d’un même coup les filles impubères,

La femme épanouie et l’arrière-grand-mère.

 

LA            DOUAIRIÈRE

 

Ah, Ciel, protège-nous !

 

LA PRÉFÈTE

 

O Vierge, prend ton luth !

 

LA COMTESSE

 

Je sens déjà le dard de ces bêtes en rut.

 

LA PRÉFÈTE

Je vous salue Marie, sereine, extatique…

 

LA COMTESSE

 

Ils vont prendre nos corps tous ces démons lubriques,

Dépravés, obsédés, pervers, fornicateurs,

Levant le noir phallus des sacrificateurs.

Nous cédons sous les coups de ces monstres orgiaques,

Offrant nos ventres purs aux festins dionysiaques.

(Des voix hurlent)

Ils arrivent ! Ils arrivent !

 

TOUTES

Pitié pour nos enfants !

 

LA DOUAIRIÈRE

 

On pourrait les calmer avec un peu d’argent !

 

LA COMTESSE

 

Vous avez, chère amie, et c’en est un délice,

Une notion étroite du noble sacrifice.

Donner un peu d’argent dans un moment pareil

Alors que nous pourrions égaler le soleil,

Violées par dévouement, sublimes, pantelantes

Sous les coups de boutoir de nos rustres vainqueurs,

Auréolées de gloire et baignant dans l’honneur.

Mes sœurs, offrons nos seins, nos hanches de déesses,

La blancheur de nos corps, la rondeur de nos fesses,

Payons de cette offrande le tribut des vaincus…

(Elle se trousse).

 

M. DE SAINT-LAURENT (entrant)

 

Madame, je vous prie, veuillez cacher ce cul.

 

LA COMTESSE

 

Monsieur de Saint-Laurent !

 

SAINT-LAURENT

 

Pour vous servir, mesdames !

Nous attendons les “rouges”…

 

LA PRÉFÈTE

Ah ! mon Dieu, je me pâme !

 

SAINT-LAURENT

 

D’un pied ferme, madame, nous les repousserons.

 

LA PRÉFÈTE (à part)

 

Dommage !

 

SAINT-LAURENT

 

Nous avons établi garnison

À quatre pas d’ici, près de la préfecture,

Venez voir avec moi, que cela vous rassure.

 

(Ils sortent).