Mane en 1851

Bulletin de l’Association 1851-2001, n°8, février – mars 2000

Mane (Basses-Alpes) en 1851

 

Depuis toujours les événements du 5 décembre 1851 sont pour moi un grand mystère ; pourquoi et dans quel but des hommes ont-ils choisi ce jour-là pour se dresser contre le pouvoir en place et comment se fait-il que Mane fut l’épicentre du soulèvement ?

Mon étonnement était d’autant plus grand que cette période de l’histoire de notre pays était ignorée des manuels scolaires ; seuls quelques anciens du village étaient à même d’étancher ma curiosité. Certes ils ne pouvaient donner de date précise, mais en revanche grandes étaient les précisions sur les conséquences du soulèvement comme sur les hommes qui en furent à l’origine. Cette connaissance du passé s’était transmise de génération en génération, dans les familles, le plus souvent à gauche, comme s’il s’agissait d’un sacerdoce, moi j’écoutais avec émotion leurs récits. Un nom revenait sans cesse, Louis Marius Rouit. Tous les anciens lui vouaient une véritable vénération ; et bien plus tard les archives de la commune allaient me confirmer la véracité de ce que j’aurais pu prendre comme une histoire amendée pour mieux séduire.

 

Louis Rouit est né à Mane le 23 pluviose an 7 ; ses parents sont riches propriétaires fonciers.

Adolescent il est allé à Paris faire ses études de médecine et a eu Laennec comme professeur. De retour à Mane, il a voulu faire partager ses idées empreintes d’humanisme ; à deux reprises, il a été maire de la commune et à deux reprises il a été révoqué pour propos inconvenants et offenses, à l’égard du sous-préfet.

Mais on n’a pas attendu le coup d’État pour réagir ; depuis l’élection de Badinguet, Rouit et les siens s’attendent à cette issue. Tous les républicains éclairés ont compris que le futur Napoléon III, élu par 70% des électeurs au suffrage universel, ne se soumettrait pas ensuite à une constitution qui lui interdisait de solliciter un autre mandat. À Mane, et probablement ailleurs, des sociétés secrètes se sont formées et leurs membres s’organisent pour résister en cas de besoin ; l’un d’eux jure de poignarder Napoléon si celui-ci attente aux institutions, l’autre prépare des projectiles en cas de conflit.

La suite, on la connaît. Le 2 décembre 1851, Napoléon fait arrêter les députés et abolit la constitution. Le 5 décembre 1851, jour de marché à Mane, un dénommé Plume tire un coup de fusil en l’air ; c’est le signal. Une troupe se forme sur la place de l’église et avec des éléments venus de Manosque, se dirige vers Forcalquier et s’empare de la sous-préfecture. Dans le même temps, un groupe de Manarains conduits par Audoyer part à Saint-Étienne les Orgues occuper le village ; mais très vote les insurgés sont appelés à se rendre aux Mées, afin de couper la route à l’armée qui menace Digne. Après la bataille des Mées, les insurgés se replient dans la montagne de Lure ; peu à peu, tous sont arrêtés. Louis Rouit est conduit à Apt dans l’attente du procès qui interviendra en février 1852. La sentence qui le condamne à la transportation en Afrique est pour le moins laconique : « individu intelligent, meneur d’hommes, dangereux ». Il ne reviendra d’Afrique qu’en 1858. Par une lettre pathétique, il décrit son retour, les marques d’estime, les témoignages de sympathie, mais aussi les mesures d’intimidation dont use l’autorité envers lui et la population. Jusqu’à sa mort en 1878, Rouit est resté fidèle à ses idées. On peut découvrir son exaltation sur le registre des délibérations lors de la chute de Napoléon III, puis plus tard la désillusion que suscite la République monarchique des Thiers et consorts. La République, la vraie, celle de Jules Grévy, il ne la verra pas, la mort l’emporte quelques mois avant.

Quant à son rôle exact dans le soulèvement du 5 décembre, excepté celui exercé localement, il semblerait qu’il ait été choisi pour succéder, à la tête des sociétés secrètes dans le Midi, à Gent et Langomazino, grands responsables régionaux de l’opposition eux mêmes déportés un an plus tôt.

Avec Rouit de nombreux jeunes de Mane furent arrêtés, Audoyer, Plume (qui aurait juré de tuer Napoléon), Laugier dit Carotte, Turin, Manuel…

Ce n’est que bien plus tard que je découvris, en compulsant le dictionnaire des personnalités des Basses Alpes, la photographie d’un de mes aïeux, Elméric Pellegrin, arrêté lui aussi pour avoir participé à l’insurrection, il avait seize ans au moment des faits.

La commune de Mane allait être durement éprouvée par les événements. L’état de siège décrété, l’armée occupe la commune et les frais de son entretien furent mis à la charge des habitants. La commune fut également condamnée à rembourser à celle de Saint-Étienne les Orgues les frais occasionnés par le soulèvement. Mais les sentences du procès surent aller jusqu’au raffinement : les marchands de bestiaux furent interdits de tout déplacement, les commerçants d’exercer une activité commerciale, l’auberge du dénommé Vallon, là où se réunissaient les insurgés, fut fermée par décision administrative.

Comme un pied de nez à l’histoire, cette ancienne auberge est devenue propriété de la commune, elle est désormais ouverte au public en tant que salle polyvalente et elle porte le nom d’un petit-fils d’insurgés : Henri Laugier.

 

Jacques DEPIEDS

Maire de Mane, Alpes de Haute-Provence