L’insurrection de 1851 dans les Hautes-Alpes

Bulletin de 1851-2001 n°9 avril/mai 2000

 

L’insurrection de 1851 dans les Hautes-Alpes

 

« Le calme et la docilité sont fondés sur la pauvreté et l’intérêt. L’âpreté du climat, en perpétuant la première, fera encore du second un puissant motif de soumission à l’autorité. »

C’est en 1830 que le préfet des Hautes-Alpes rédigeait dans la plus calme satisfaction ce rapport exemplaire1. Pour le gouvernement, c’est un département docile. Sous la Monarchie de Juillet, les intrigues électorales tournent seulement autour de l’influence de tel ou tel notable. Les préfets y dorment tranquilles.

La Seconde République va faire évoluer les choses. Si le Briançonnais et l’Embrunais restent fermés aux débats idéologiques, le Gapençais est en contact avec la Provence, par la Durance. Les cantons de Veynes et Aspres ont des échanges avec la Drôme, par le col de Cabre et le Champsaur se tourne vers le Trièves et Grenoble. C’est par ces voies d’accès que les républicains provençaux et drômois entreront en relation avec les Haut-Alpins.

Encore faut-il rajouter d’autres facteurs : l’influence protestante, autour d’Orpierre, ou l’imprégnation assez forte des « doctrines phalanstériennes » Le sous-préfet Chaix de Briançon, par exemple, est un disciple militant de Fourier. A Saint-Bonnet en Champsaur, le médecin Jean Nicolas a converti plusieurs de ses amis.

Il ne faut pas, enfin, négliger les influences nationales. Celles-ci se propagent parfois de façon souterraine. En avril 1849, par exemple, Langomazino, pendant sa tournée électorale, manifeste sa déception : « pour les élections, il n’y a rien à faire dans les Hautes Alpes. » 2 Les résultats, pourtant, créent la stupeur : le jeune candidat de la Montagne, l’avocat Cyprien Chaix, qui n’a pas 28 ans, est élu. Il arrive très largement en tête dans le Gapençais, avec parfois derrière lui, second, le paysan Jean Rambaud. Le programme de cet autre candidat de la Montagne est sans nuances : « l’antagonisme de la blouse contre l’habit ». Cyprien Chaix va cristalliser le mécontentement anti-notable et lui donner une assise politique. Le notaire de Barcillonnette écrit : « Les habitants des campagnes étaient encore faciles, l’an dernier, à raisonner. Mais cette année on leur a tellement monté la tête contre la bourgeoisie qu’il n’y a plus moyen de les aborder. » 2

Par son inlassable activité, Cyprien Chaix organise le mouvement : tournées électorales, banquets républicains. Le préfet Giraud Teulon dort moins bien : « Le mal gagne. La population se prend aux amorces tendues par les feuilles socialistes, la presse incendiaire étend ses effets contagieux. » (mai 1850) 2. Il note des « cris séditieux » : à Aspres, quand passe un ecclésiastique, que « bientôt on aura sa tête, qu’à la place d’un jubilé blanc on aura un jubilé rouge » 3, à Barcillonnette «qu’il faut cette année faire labourer les riches »,  qu’il faut « paver les rues de la tête des blancs. » 4 Lors du passage à Gap des condamnés du procès de Lyon, le 27 octobre, certains essaient d’entrer en contact avec Langomazino et, à la mi-janvier 1851, le tailleur Louis Robert, compromis dans le complot, est arrêté et condamné à 5 ans de détention.

C’est dès la mi-septembre 1849 qu’apparaissent les sociétés secrètes républicaines, précisément la Nouvelle Montagne. Le jour de la vogue de La Faurie, le 3e dimanche de septembre, des Drômois initient deux Aspriotes, Louis-Lazare Vincent et Etienne Barillon. Un bureau est créé, mais son existence est éphémère. D’autres contacts sont pris presque au même moment par des Provençaux, qui affilient à Sisteron, le 14 juillet 1850, un étudiant en droit de 18 ans, le fils du notaire de Laragne, Alfred Provansal, « jeune homme ardent, plein d’intelligence », écrit de lui la police 5. Alfred Provansal organise la section de Laragne. En cette année 1850, des sociétés secrètes se créent dans tout le sud du département. A Veynes, elle se cache sous l’apparence d’un bureau de bienfaisance, à Gap, d’une société pour « la feuille » (c’est le vieux droit de ramasser les feuilles pour les chèvres). Parmi tous ces groupes, dont la police et la justice traceront un portrait méprisant, se distingue même pour les autorités celui du minuscule canton de Barcillonnette. Le président, Jean-Joseph Roche, dérange par sa personnalité : « grand faiseur de propagande, homme instruit et dangereux qui ne travaille que quand la faim le presse. » 5 Charbonnier pour vivre, c’est une intelligence libre qui s’est formée au mépris de l’argent. Il est secondé par le fils du maire et notaire, Hippolyte Pascal et par Jean-Baptiste Daumas, « homme fin, habile et dangereux socialiste »5.

Pour les autorités, qui jugeront ces hommes en 1852, l’insurgé est en effet d’abord un homme perdu de vices, non un opposant politique : « poltron beau parleur », « a obéi à sa sottise », « pervers et dangereux », « cerveau fêlé et exalté », « fourbe, dissimulé et méchant », « un des plus tarés et des plus redoutables », « ivrogne et paresseux », « violent »5. S’il doit être condamné, c’est autant au nom de l’ordre moral que de l’ordre social. La morale ajoute la flétrissure à la peine. Ainsi, la société du Second Empire, amalgamant le politique et le droit commun, nie-t-elle de fait l’idée même d’opposition politique. L’évêque de Gap, Dupéry, entonnera le même couplet, stigmatisant du haut de sa chaire « cette nouvelle jacquerie, faite pour la guerre civile et le meurtre. »

Ces mêmes interrogatoires de la Commission mixte, en hiver 1852, ont permis de connaître assez précisément le déroulement de la cérémonie d’initiation : le néophyte, les yeux bandés, jurent sur un Christ et un pistolet de « mourir pour la République démocratique et sociale » 3. Certains, trompés par des formules plus prudentes, diront appartenir à une société de bienfaisance et non à une organisation clandestine destinée à sauver la jeune république menacée par le Prince Président. Les adhérents se reconnaissent à des mots de passe : Nouvelle/Montagne, à des attouchements (pression avec le pouce sur le dessus de la main, chatouillement de la paume lorsqu’on se salue).

En cette même année 1851, l’activité clandestine est officieusement soutenue par le député Chaix, « qui s’est séparé de ses amis personnels et s’est rapproché des ouvriers et paysans connus par le radicalisme de leurs opinions politiques et même par leur affiliation avérée aux doctrines socialistes » 6.

C’est dans cette atmosphère que le département apprend le coup d’Etat. Dans le Briançonnais, quelques mouvements de protestation, particulièrement ce vieux phalanstérien de sous-préfet Chaix. On procédera à 5 arrestations. Quelques incidents plus sérieux éclatent à Savines. Mais, dans le sud, les sociétés secrètes se sont préparées aux armes. Dès le 8, le groupe de Ribiers s’empare de fusils et part rejoindre les insurgés de Sisteron.

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Tout le long de la journée du 8, la tension monte dans les rues de Gap : les cafés et auberges sont pleins, on défile dans la rue en chantant , mais la troupe se déploie cours Ladoucette. Le préfet, qui a ordre de marcher sur Sisteron et Digne, décide d’agir immédiatement. Par deux fois, il fait encercler les cafés, dès 8 heures du matin, puis à 4 heures. Il fait ainsi arrêter la plupart des opposants : 31 seront déférés devant la Commission mixte. Malgré tout, le 8 au soir, Adrien Bégou, le chef de la section de Veynes, est arrivé pour se concerter avec les Gapençais. Malgré les arrestations du matin, il rapporte à Veynes le message de Dénarié : « Alerte, alerte, citoyens, aux armes ! Vengeons le sang de nos représentants morts sur les barricades ! » Il envoie immédiatement son frère Jean-Antoine avertir ceux de Barcillonnette. Un groupe descend aussitôt à Veynes, où se retrouvent aussi des paysans des hameaux : Vaux, Glaize, Oriol.. François Abren, lui, file vers Aspres, d’où Motte continue vers La Faurie : tout le Bochaîne devra se retrouver à Veynes et, de là, marcher sur Gap où on destituera le préfet. Au même moment Adolphe Abran part de Gap vers Jarjayes, Jacob et Gérard marchent avertir Saint-Bonnet.

La nuit est maintenant tombée. Dans tous les villages, La Faurie, Sigottier, La Piarre, Aspremont, Aspres, Saint-Bonnet, Veynes, Jarjayes, les gens se rassemblent, débattent stratégie. Dans l’auberge de Montmaur, le père Bégou réconforte les troupes en leur servant une soupe de lauzats. On a rassemblé quelques armes, mais on pèse d’abord le pour et le contre. A dire vrai, l’enthousiasme n’y est pas : la nuit se passe en discussions, en atermoiements. A Veynes, Bégou tente de convaincre la population, inquiète, qui est descendue dans la rue. Il attend en vain les troupes d’Aspres et il ignore encore que le préfet Rabier du Villars a fait arrêter la veille au soir tous les chefs gapençais. Quand le matin du 9 se lève, le mouvement haut-alpin, pas assez nombreux, pas assez organisé, victime de ses hésitations, est paralysé. Le préfet peut partir pour Sisteron, certain que les Haut-Alpins n’apporteront pas leur soutien à la Haute Provence.

Les arrestations se poursuivent en janvier : 114 prévenus seront déférés devant la Commission mixte, présidée par le préfet. Deux soldats de Ribiers furent renvoyés devant le conseil de guerre.

Les résultats du plébiscite de décembre révèlent la peur, l’indifférence, mais aussi quelques foyers d’opposition républicaine ouverte. Veynes et Aspres, cœur de l’insurrection, donnent prudemment 63 et 73% de oui. Gap et de Ribiers, en revanche, 58% seulement. Le canton de Barcillonnette a le taux le plus faible de oui du département : 48% et la commune elle-même vote 48 non pour 39 oui. Salérans aussi donne une majorité de non : 11 sur 17 votants.

Plutôt que d’impressionner l’opinion publique par des peines sévères, le préfet Rabier du Villars jugea plus habile de se la concilier par une certaine indulgence. 17 Haut-Alpins furent malgré tout condamnés à la déportation + en Algérie. La plupart, soutenus par les maires, obtinrent une remise de peine. Mais les condamnés à la surveillance de 1852 sont encore fichés en 1854 comme « incorrigibles » ou « dangereux ». En 1858, après l’attentat d’Orsini, ce sont parmi eux que le préfet cherchera les quatre têtes à fournir au pouvoir, pure condamnation pour l’exemple.

Quant au médecin de Saint-Bonnet, Jean Nicolas, un homme bon et généreux, respecté même de la police, il partit avec d’autres condamnés rejoindre au Texas Victor Considérant, qui venait de fonder le phalanstère La Réunion. Ce mouvement utopiste permit à cette génération brisée de 1851 de retrouver un idéal. Les Haut-Alpins embarquèrent le 28 février 1855 au Havre et débarquèrent le 20 avril à la Nouvelle Orléans. La petite expédition traversa à pied la Louisiane et le Texas et, le 16 juin, ils passèrent la porte du phalanstère, couverts de poussière, dépenaillés, mais en chantant la Marseillaise.

Hélas, le phalanstère fut rapidement englobé dans la ville voisine de Dallas et se vida progressivement. Jean Nicolas, désabusé, s’en revint en Champsaur.

Certes, le mouvement haut-alpin est loin de s’auréoler de la grandeur épique de l’insurrection provençale. « Auprès de telles masses humaines, les quelques centaines d’habitants des Hautes-Alpes qui ont tenté de marcher sur Gap (…) représentent évidemment peu de choses »2. La mémoire populaire s’y montre oublieuse, sauf à Barcillonnette où, en 1975, on se souvenait encore d’un jeune, Alexandre Millon, que l’armée avait traqué jusqu’à Peissiers. La famille de Jean-Joseph Roche est fière de la pension de 700 F. que l’arrière-grand-oncle reçut de la Troisième République.

L’exemple des Hautes-Alpes est intéressant par son ambiguïté ; l’insurrection fut un échec parce qu’ il y manqua la cohésion, la détermination, mais aussi la foule. Les maires des villages en armes, dans la nuit du 8 au 9 ont eu un rôle déterminant, s’opposant même physiquement à la constitution des colonnes armées. Face à cette présence de l’autorité, les groupes républicains furent victimes de leur manque d’organisation, peut-être aussi de cette trop grande prudence qu’on attribue aux habitants des montagnes, encore accrue par le sentiment de l’infériorité en nombre

Mais l’analyse est plus complexe que cette simple constatation d’échec ; elle montre également que, dans un département considéré comme docile, conformiste et bien-pensant, les idées de révolte et de liberté peuvent aussi germer un jour.

Christine Roux

1Arch. Nat. F 6767

2

Philippe Vigier, La Seconde République dans la région alpine, étude politique et sociale, Paris, P.U.F., 1963

3

Henri Blet, La résistance au coup d’Etat de 1851 dans les Hautes-Alpes, Bulletin de la société d’ethnologie du 31 01 1951

4

Arch. Nat. BB 22 173 A

5

Arch. Nat. BB 22 400

6

Arch. Nat BB 22 360 dossier 5

Sur les sources : une partie des archives départementales a malheureusement brûlé. Toutefois l’historien Henri Blet les avait consultées pour son article (cité supra), qui reste donc une source irremplaçable pour cette étude.

La série M n’a pas disparu.

Christine Roux