Les relations politico-littéraires entre Eugène Sue et Félix Pyat

Avec l’aimable autorisation de Robert Bonaccorsi, responsable de la revue, nous présentons ici une étude de Guy Sabatier extraite du n°17 – printemps 2003 – des Cahiers pour la littérature populaire, revue du centre d’études pour la littérature populaire*.

 

Ce numéro, “Eugène Sue inconnu”, a été conçu et réalisé par Robert Bonaccorsi et notre ami et adhérent Jacques Papin, (dont les travaux sur Eugène Sue font autorité). Il sera poursuivi par un autre numéro spécial en 2004, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Eugène Sue.

 

René Merle

 

 

*Contacts et commandes de ce n° (12 euros frais de port inclus) : C.E.L.P / R.Bonaccorsi, 107 Chemin des Eaux, Quartier Tortel, 83500 La Seyne sur Mer.

 

 

LES RELATIONS POLITICO-LITTÉRAIRES ENTRE EUGÈNE SUE ET FÉLIX PYAT

 

 

Guy SABATIER

 

 

Nous avons déjà abordé, sur un cas précis, l’étude des relations politico-littéraires entre Eugène Sue et Félix Pyat. Il s’agissait, en effet, d’analyser l’adaptation théâtrale du roman Mathilde sous la forme d’un mélodrame en cinq actes et sa portée politique, autant à l’époque de sa création au théâtre de la Porte Saint-Martin, le 24 septembre 1842, que lors de sa reprise, sur la même scène, le 16 avril 1870[1]. À cette occasion, nous rappelions la prudence qu’il fallait observer à propos des déclarations ultérieures de Pyat concernant l’évolution politique de Sue, invité à dîner chez l’ouvrier estampeur nommé Fugères au lendemain de la première représentation à la Porte Saint-Martin, le 25 mai 1841, du mélodrame social intitulé Les Deux Serruriers :

 

 

“ … L’entretien passa de la cuisine à la littérature, à propos du drame de la veille que l’ouvrier dépeça comme son bœuf.

 

– Pourquoi diable avez-vous mis votre ouvrier au collège ? je n’ai jamais été au collège, ni moi, ni d’autres, me dit-il, et il continua sa critique, que Planche eût enviée.

 

Je vis alors le lettré écouter de toutes ses oreilles, surpris d’abord, puis charmé. De la littérature, l’ouvrier en vint à la politique, et de façon à confondre ministre et roi. Enfin, il arriva au socialisme. Le lettré écoutait toujours de plus en plus béat. Il recevait la foi. Décidément, l’ouvrier avait le verbe et donnait la lumière. Discutant théorie et pratique, les divers systèmes à la mode, Saint-Simonisme, Fouriérisme, Comtisme, tous les -ismes du jour, il traita à fond les questions économiques les plus ardues, matière première, main d’œuvre, crédit, produit, salaire, échange, circulation et distribution, capital et travail associés ou opposés, tous les problèmes de la science sociale, sans esprit de secte, avec le génie du philosophe, la passion du tribun, la raison de l’homme d’État et le bon sens de l’ouvrier, terminant par les misères du peuple avec une charité d’apôtre, une foi de prophète et une espérance de martyr ; si bien qu’à la fin de ce prodigieux discours, Eugène Sue, comme illuminé de rayons et d’éclairs, se leva et s’écria :

 

-Je suis socialiste!

 

– Vous êtes sauvé ! Lui dis-je, je vous l’avais promis. C’est le banquet de Socrate, le sermon sur la montagne ou sur la table, la multiplication des pains et des droits. Toutes nos sauces ne valent pas sa soupe, et toutes nos phrases sa science.

 

– Et c’est un ouvrier ! s’exclama Sue enthousiasmé. Oui, les derniers sont les premiers, Socrate était potier, et Jésus charpentier. Puis, sortant de son extase : Heureux ami, ajouta-t-il, vous n’avez rien à rétracter… Vous n’avez rien dit de trop dans Les Deux Serruriers.

 

– Vous voilà édifié, n’est-ce pas ? baptisé à votre tour, répliquai-je. Et vous finirez mieux que je n’ai commencé. Les précurseurs ne valent pas les messies. Jean ne vaut pas Jésus. Après ma fumée, votre flamme! Grâce à cet ouvrier, vous avez la foi du travail, vous ferez des miracles en son nom. Vous changerez votre vogue en gloire. Ainsi soit-il !

 

C’était là, en effet, l’ouvrier que niait le ministre et qui devait bientôt s’affirmer à l’Hôtel de Ville ; l’homme du peuple qu’ignorait l’homme de lettres et qui le transformait par une influence suprême et finale, déterminant en lui sa seconde manière qui a fait la gloire de sa vie et l’honneur de sa mort. Le lettré est mort en exil et l’ouvrier aux barricades”[2].

 

 

 

1 – SOUS LE DANDY, PERCE LE SOCIALISTE

 

 

            Même si l’hommage appuyé de Félix Pyat à Eugène Sue, devenu effectivement socialiste au cours des années 1840 et sacrifiant définitivement sa vie de dandy à la cause ouvrière, peut tout à fait se justifier, il faut cependant émettre de sérieux doutes sur le caractère spontané de cette conversion au socialisme qu’aurait exécutée l’élégant assidu du jockey Club, de chez Tortoni ou du Café de Paris. Non seulement, ladite conversion n’est présentée de cette manière que par ce seul récit de Pyat, soupçonnable par là de vouloir s’en attribuer la paternité a posteriori, mais en outre celui-ci se contredit en écrivant, dès la page suivante, à propos de son adaptation théâtrale de Mathilde un an plus tard :

 

“… Je taillai dans le roman, et pour mettre le drame au point, pour le démocratiser en vue du boulevard, j’ajoutai seulement l’acte final du bûcheron ”[3]. La contradiction est encore plus évidente dans une lettre adressée à Paul Meurice par Félix Pyat au moment de la reprise de la pièce en 1870 : “…Comme penseur, il y avait tout à fournir. Le roman est dans la première manière de l’auteur. Eugène Sue n’était pas encore arrivé à la philosophie, à la « chevalerie de l’Esprit ». Il n’y est venu qu’après, dans Les Mystères de Paris, et sa gloire est d’y être resté et mort fidèlement (…) J’ai tenté de rendre l’action plus morale en opposant, au dénouement, l’ouvrier qui travaille pour vivre aux bourgeois qui se tuent pour se désennuyer, J’ai donné, autant quepossible, dans cette pièce bourgeoise, le dernier mot au peuple, dans cette pièce de loisir, le dernier mot au labeur, en faisant pressentir, dès 42, le cri de 48 : Droit au travail ! ”[4].

 

 

Il est indéniable qu’Eugène Sue appartint au monde des dandys qui déambulaient sur les boulevards à l’époque de la monarchie de Juillet. Ainsi, par exemple, Emilien Carassus analyse le phénomène du dandysme comme un fait historique, sociologique et littéraire mais relevant surtout du domaine mythique. il souligne que “Eugène Sue, grand admirateur de Byron et de l’élégance désinvolte, s’habille avec un peu trop d’ostentation et consacre un énorme budget à son ameublement, faible compensation d’un embonpoint naissant dont il se lamente”[5]. Et, en dépit de son évolution politique, il continua plus ou moins de fréquenter ce « beau monde » et il en conserva les manières. Il fallut, en effet, attendre 1848 pour qu’il soit exclu du Jockey Club car il se présenta alors pour être élu représentant du peuple à l’Assemblée constituante aux côtés des républicains démocrates-socialistes. Le journal La Réforme publia sa profession de foi où il déclarait accepter un mandat en “ayant du moins conscience d’avoir depuis longtemps, et selon la limite de mes forces, servi la cause sociale et populaire que la République inaugure aujourd’hui, et de pouvoir lui offrir mon passé comme garant de l’avenir”[6]. Le socialiste semblait donc avoir déjà percé sous le dandy. C’est en tout cas une version que cautionnèrent les rédacteurs du journal en écrivant : “Personne plus que le citoyen Eugène Sue n’avait droit à se présenter aux suffrages du peuple. Écrivain fécond et d’une réputation européenne, il a dans ses derniers romans vulgarisé les idées sociales les plus avancées. Peu d’hommes ont mis autant de talent à défendre le pauvre, l’ouvrier des villes et des campagnes, à dévoiler leur noble misère et à poursuivre la recherche des moyens de la guérir”[7].

 

 

La suite des événements prouva la sincérité d’Eugène Sue dans la pratique. Après avoir été battu en 1848, il fut élu triomphalement lors d’un scrutin partiel en avril 1850, ce qui l’amena à siéger parmi le groupe résiduel de la Montagne à l’Assemblée législative. Son élection, symbole d’une menace populaire renaissante, provoqua la peur du pouvoir qui décréta des mesures restrictives pour l’application du suffrage universel dès le 31 mai suivant tandis que, l’année d’après, la loi Riancey taxa de cinq centimes les journaux publiant un épisode de roman afin d’annihiler l’influence des feuilletons considérés comme des moyens de diffuser à grande échelle des germes politiques et sociaux subversifs. Sue n’hésita pas à faire de la propagande démocratique et sociale très active : ainsi, de Paris, le 28 mai 1851, il signait la réimpression d’un journal qui avait été hebdomadaire trois ans auparavant et était alors distribué gratuitement, chaque samedi, à ses concitoyens du département du Loiret, sur le marché de Beaugency : Le Républicain des campagnes. Dans le comité de lecture de la nouvelle édition figuraient toujours les noms de Félix Pyat, Joigneaux, Schoelcher et Pierre Dupont. Confiant dans l’avenir immédiat, Eugène Sue proclamait :

 

“Les ennemis de la République, comprenant que le pays ne se laisserait pas abuser trois fois de suite, ont espéré paralyser l’action du suffrage universel en le mutilant ; mais quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils espèrent, 1852 leur prouvera le néant de leurs actes et de leurs espérances. La loi du 31 mai ne sera pas appliquée, nous en avons la ferme conviction.

 

Il y a trois ans, le pays, confiant dans la légitimité de ses espérances, dans la force du principe démocratique et socialiste, a commis une erreur fatale. Patience, patience, dans un an viendra le grand jour de la réparation ; dans un an, M.Bonaparte, humblement ou forcément, s’inclinera devant la souveraineté populaire qui lui dira :

 

– Va-t’en… et ne reviens plus”[8].

 

 

Quelques mois plus tard, c’était le coup d’Etat du prince-président qui allait rétablir l’empire et régner sous le nom de Napoléon III. D’abord arrêté comme les autres démocrates-socialistes, Sue put ensuite s’exiler à Annecy, en Savoie, duché qui, à ce moment-là, faisait partie du royaume de Piémont-Sardaigne et demeura son port d’attache jusqu’à sa mort en 1857. Dans un livre dénonçant les déportations conséquentes au coup d’Etat et dédié à la mémoire de Charles Baudin, représentant du peuple mort pour la défense de la République et de la Constitution le 3 décembre sur la barricade de la rue Sainte-Margurite, il rappelle les effets durables de la propagande socialiste au sein des campagnes en faisant allusion à un célèbre discours de Félix Pyat : “Petit-Jean, vigneron, récite “le fameux toast aux paysans” de mon cher Félix Pyat, d’une voix si émue, si pénétrée, que les larmes me viennent aux yeux”[9]. Les deux hommes eurent, semble-t-il, de nombreuses relations épistolaires, mais jusqu’à présent, leurs lettres restent malheureusement introuvables dans l’ensemble. Ils tentèrent de s’entraider au cours de leurs exils respectifs. En témoigne un document de police extrait du dossier individuel d’Eugène Sue conservé à Bruxelles : “M. Félix Pyat a été depuis sa mise en liberté à Aix-la-Chapelle transféré à Rotterdam par Maastrich d’où il doit s’être embarqué pour l’Angleterre. Eugène Sue à l’époque de la détention de Pyat à Aix-la-Chapelle a correspondu avec celui-ci, par l’intermédiaire d’une personne de Bruxelles, dans le but de lui ménager un asile en Sardaigne d’où Pyat aurait été une première fois expulsé. On assure qu’en décembre dernier, Eugène Sue aurait séjourné à Berne”[10].

 

 

En fait, il apparaît que la conversion de Sue au socialisme ne ressemble pas à une sorte de révélation selon la version de Pyat, mais qu’elle se soit accomplie plutôt comme un processus à partir des Mystères de Paris, comme une prise de conscience se radicalisant au fur et à mesure des événements jusqu’en 1848 et des rencontres successives avec des ouvriers partisans des théories utopistes. En ce sens, les idées socialistes se développèrent progressivement en fissurant toujours davantage la carapace du dandy, même s’il y eut des hauts et des bas dans cette évolution. Sur ce plan, l’explication fournie par Jean-Pierre Galvan est tout à fait convaincante :

 

“Les Mystères de Paris n’évoquent que de façon allusive les grandes théories socialistes de l’époque, le roman s’appliquant essentiellement à préconiser des remèdes pratiques, immédiatement applicables, des réformes et non des changements de structure. Cette conception étroite, voire simpliste, de l’économie politique montre les limites de l’engagement et de l’éducation sociale d’E.Sue au moment de la publication des Mystères de Paris. Elle permet également de mesurer le chemin qu’il restait à parcourir avant que le naïf “ si les riches savaient ” laisse la place au cinglant “ Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’INSURRECTION ”, publié en épigraphe à chaque volume des Mystères du peuple. En 1842-43, E. Sue témoigne de réalités sociales dont il découvre l’existence. Il s’aperçoit que les ouvriers ne sont pas ces bêtes ignares qui s’abrutissent “d’eau d’aff” dans les salles enfumées des Tapis-Franc. C’est par l’intermédiaire de rédacteurs de La Phalange ou de La Ruche Populaire, eux-mêmes ouvriers ou artisans comme Jules Vinçard, Emile Varin ou Jaquet-Duquenne, qu’il s’initie aux problèmes de la classe ouvrière et aux solutions que ces derniers proposent pour en améliorer la condition. Au travers des lettres qu’ils adressèrent à E. Sue, on découvre également les rivalités qui opposèrent les différents membres de cette “ intelligentsia ouvrière ” et se trouvent dévoilés des épisodes peu ou pas connus de l’histoire des périodiques auxquels ils collaborèrent et que parfois même ils dirigèrent »[11].

 

 

2 – DES MYSTERES AU CHIFFONNIER DE PARIS

 

 

Cependant, au cours de ce processus de conscientisation, ce n’est pas l’écriture des romans successifs qui pose vraiment un problème, mais celle de leurs adaptations théâtrales. Bien entendu, les contraintes inhérentes au passage à la scène et surtout le rôle de la censure peuvent expliquer l’édulcoration systématique des idées sociales, si ce n’est leur suppression pure et simple, au profit de l’action dans le découpage en actes et en tableaux. Il ne s’agit pas d’accabler Eugène Sue en l’accusant d’un manque de courage par rapport à l’évolution de ses convictions mais de reconnaître “qu’un des aspects les plus caractéristiques de la narration ne trouve aucun équivalent dans les adaptations théâtrales : c’est la prédication réformatrice”[12]. Tout en intégrant ce fait et en l’attribuant, en partie, à la nature spécifique de l’écriture très romanesque et pamphlétaire de Sue, certains critiques n’hésitent pas, toutefois, à mettre en doute la fermeté des positions révolutionnaires de l’auteur. Ils s’en prennent particulièrement à l’adaptation du roman Martin, l’enfant trouvé (1846) qui devint un mélodrame en cinq actes et dix tableaux, rédigé exclusivement par Sue sans l’aide d’un carcassier et sous le titre de Martin et Bamboche, ou les Amis d’enfance. Cette œuvre fut créée à Paris, au théâtre de la Gaîté, le 27 octobre 1847, c’est-à-dire à une époque où le gouvernement de Louis-Philippe était de plus en plus contesté par une opposition se manifestant, entre autres, par le biais d’une campagne de banquets durant laquelle des toasts s’attaquaient ouvertement à la politique menée par Guizot. Léon Métayer et Jean-Marie Thomasseau s’étonnent, à ce propos, qu’Eugène Sue ait pu “entériner la disparition totale de l’idéal social qui animait le roman et le terminait dans une exaltation phalanstérienne à la Fourier. Même et surtout si c’est au profit d’une gloire boulevardière et d’un bénéfice pécuniaire à la petite semaine, ce désintérêt, ou du moins ce laisser-aller, ne laisse pas d’inquiéter et porte, à nouveau, la suspicion sur ce “gant jaune” fraîchement converti. Comment accepter en effet qu’un roman certes moins connu que Les Mystères de Paris ou Le Juif errant mais en définitive plus sulfureux dans la description des perversions sexuelles, plus corrosif dans le domaine de la critique sociale, plus inventif sur la construction romanesque et l’élaboration de personnages pittoresques, très théâtraux dans leurs costumes et leur comportement, plus constructif dans l’évocation de l’utopie fouriériste, puisse être ainsi dévalorisé par une mise en scène au point de trahir son modèle alors que depuis plusieurs mois déjà Le Chiffonnier de Paris, à la Porte Saint-Martin, sur des thèmes presque identiques, donnait au théâtre d’opposition sociale une nouvelle vigueur ? Dans Martin et Bamboche, de cette opposition sociale et de l’idéal qui l’accompagne, il ne reste rien: le dérisoire éternuement de la Levrasse résonne sur une scène vide”[13].

 

 

Même s’il est critiqué de façon extrêmement sévère par Karl Marx dans La Sainte Famille, ainsi que par le philosophe anarchiste Max Stirner[14], les deux lui reprochant son réformisme, le roman Les Mystères de Paris – dont la publication s’étendit du 19 juin 1842 au 15 octobre 1843 dans le journal pro-gouvernemental Le journal des Débats – a indéniablement des caractéristiques d’un texte politique et cette implication dans la vie sociale de l’époque s’est accomplie progressivement au fil de son écriture et de la parution de ses épisodes. C’est ce qu’explique Judith Lyon-Caen, élève à l’Ecole Normale Supérieure : “La conversion de Sue à la réforme sociale pendant la rédaction des Mystères de Paris s’est en effet appuyée sur les brouillages des conditions d’écriture et de réception du roman qu’opère le roman-feuilleton. En premier lieu, c’est une écriture de l’épisode qui permet à Sue d’oublier progressivement ses intentions initiales, et de donner à son texte les inflexions qu’il souhaite, en rendant l’intrigue exemplaire et en l’entrecoupant de digressions de plus en plus longues sur les nécessités de la réforme sociale. Mais l’instrument de la conversion semble avoir surtout été le courrier des lecteurs adressé à l’auteur ou à la rédaction du Journal des Débats dès les premières semaines de la publication du roman, et qui a permis à Sue à la fois de prendre lepouls de son public et de nouer des contacts avec les milieux philanthropes et socialistes. Les lettres adressées à Eugène Sue témoignent de l’admiration, de l’engouement que provoquent Les Mystères de Paris auprès d’un public varié, mais elles donnent aussi à voir comment le roman-feuilleton a pu susciter chez certains lecteurs un véritable désir d’intervention sur le texte”[15]. Durant cette période, les relations entre Eugène Sue et Félix Pyat sont au mieux après le succès de leur collaboration pour la mise en scène de Mathilde, pour preuve une notice extraite du catalogue d’un marchand d’autographes : “J’apprends … mon cher et bon Félix que vous êtes l’auteur de l’excellent article du Charivari sur Les Mystères de Paris. Cela ne m’étonne pas car je connais votre loyal et généreux cœur. C’est un nouveau lien aux relations que j’ai été si heureux d’avoir avec vous…”[16].

 

 

Comme nous l’avons fait remarquer, les diverses adaptations théâtrales entraînent l’effacement, ou du moins la mise en sourdine, des caractéristiques politico-sociales qui figuraient dans les romans. Ainsi, Roger Ripoll a tout à fait raison de constater cette règle générale en écrivant : “Que Sue ait obtempéré aux avis de la censure ou qu’il ait renoncé d’avance à ce qui pouvait choquer, les drames se caractérisent par l’édulcoration des données romanesques”[17].

 

 

À cet égard, l’adaptation des Mystères en onze tableaux par Eugène Sue et Dinaux qui fut représentée pour la première fois au théâtre de la Porte Saint-Martin, le 13 février 1844, n’est malheureusement pas une exception ! Les amis politiques de Sue, que ce soit Félix Pyat dans Le Charivari ou Etienne Arago dans La Réforme[18], s’efforcent avant tout d’incriminer le rôle de la censure dans ce travail de sape et incitent leurs lecteurs à aller voir le spectacle malgré tout. Mais ils n’en sont pas moins contraints de signaler les faiblesses d’une œuvre théâtrale victime de multiples manipulations : “La censure a proscrit quelques monstres, le dramaturge a éliminé quelques originaux ; et cette double épuration a été fatale à l’œuvre qui ne satisfait ni ceux qui ont lu le roman ni ceux qui ne l’ont pas lu ; les uns y cherchent vainement une clarté absente, les autres des physionomies aimées : celle de la Louve, par exemple. Le drame a été déshérité encore de Mme de Lucenay, de Mme Séraphin, de Murph, de Polidori, de Saint-Rémy et de la ravissante famille Martial. Le drame a réduit à rien Piquevinaigre, transformé en agneau, le fameux Chourineur auquel on a laissé le seul instinct bien innocent de recevoir des coups pour les autres ; le drame a fait de Rodolphe un amoureux désillusionné et un papa courant après sa fille perdue – le Maître d’École n’est plus, hélas ! qu’un assassin classique qui garde ses deux yeux jusqu’au dénouement…”[19].

 

 

Par ailleurs, l’obligation mélodramatique de tout centrer sur l’action aboutit à donner le premier rôle aux personnages qui représentent le mal. Dans l’adaptation de Mathilde, Félix Pyat avait ainsi attribué beaucoup plus d’importance aux manipulations perverses du méchant comte de Lugarto qu’aux actes de l’héroïne persécutée, à savoir Mathilde transformée en proie pantelante et défendue par Rochegune, son chevalier servant. Pour Les Mystères, Dinaux procéda de la même manière : “Le résultat d’une telle concentration des rôles, c’est que les véritables moteurs de l’action sont Férand et le Maître d’École, qui poursuivent Fleur-de-Marie tout au long du drame, tandis que Rodolphe est réduit au rôle de défenseur de la jeune fille, perdant à peu près complètement la fonction de justicier qu’il assurait dans le roman”[20]. Le fait que le rôle du notaire Férand fut confié au célèbre comédien Frédérick Lemaître illustre parfaitement que la place primordiale était accordée aux méchants.

 

 

Comme tous les écrivains de l’époque, Félix Pyat a été fortement impressionné par le roman d’Eugène Sue et la peinture des bas-fonds parisiens l’a, sans aucun doute, conforté dans ses intentions de dévoiler la misère du peuple sous la monarchie de Juillet et de dénoncer les perversions de l’aristocratie financière. Mais la différence fondamentale est que le justicier de Pyat sort des bas-fonds : c’est le père Jean, orphelin du pavé parisien, chiffonnier qui habite un grenier du faubourg Saint-Antoine et travaille la nuit, alors que celui d’Eugène Sue est issu de la noblesse (Rodolphe, prince de Gérolstein, un petit Etat imaginaire de la Confédération germanique) et ne fait que se déguiser en ouvrier pour les besoins circonstanciels de sa cause, Si l’on poursuit la comparaison, une autre différence essentielle apparaît entre les héroïnes : d’un côté, Fleur-de-Marie a succombé à la prostitution sous le surnom de la Goualeuse et, malgré tous les soins de Rodolphe, elle ne parviendra pas à se remettre de son horrible passé (elle se fait religieuse et meurt d’une maladie de langueur sur le territoire de la principauté de Gérolstein !) ; de l’autre côté, Marie Didier, recueillie par le père Jean après l’assassinat de son père, a pu demeurer pure de tout vice et finit par trouver le bonheur dans les bras de l’ex-dandy Henri Berville, converti entre-temps aux idées populaires. En revanche, quelques ressemblances peuvent être soulignées comme la description de la misère de l’ouvrier Morel et de sa famille annonçant celle du chiffonnier, ou bien comme la mise en évidence des perversions et des crimes accomplis autant par le notaire Férand que par le banquier Hoffmann.

 

 

Sur le plan dramaturgique, en dépit de la censure que Pyat combattit de toutes ses forces[21], celui-ci n’hésitait pas depuis belle lurette à attaquer le principe du pouvoir personnel (ex : la royauté) et les facteurs de corruption sociale menant à l’assassinat (ex : la spéculation financière). Il opérait en utilisant, soit les méchants (Oscar, Burl, Lugarto, Pierre Garousse devenu le baron Hoffmann), soit les bons (Ango, George Davis, Rochegune, Diogène, le père Jean), pour dénoncer tous les vices du monde ; les personnages porteurs d’espoir étaient évidemment chargés d’une mission supplémentaire : promouvoir les vertus capables de régénérer le monde par l’exemplarité de leurs actions et de leurs prédications réformatrices. Il est certain que les représentations des Deux Serruriers n’ont pas provoqué la conversion subite d’Eugène Sue au socialisme, néanmoins, le spectacle des malheurs successifs de la famille Davis n’ont pas laissé le dandy indifférent, voire même ont dû frapper son imagination. Quant au brigand Oscar, interprété par le comédien républicain Bocage, c’est dès 1834, et déjà sur la scène de la Porte Saint-Martin, qu’il attaquait les fondements de la société:

 

 

“Dans un siècle où l’addition est tout, la soustraction devrait être quelque chose, Le mal n’est donc pas de voler, le mal est dans la manière de voler. Si tu travailles contre la loi, certes tu gagnes peu et tu te caches ; mais si tu voles, le code à la main, juste comme il faut voler pour être marchand, huissier, courtier, oh ! Alors, tu gagnes beaucoup et tu paies patente. Les gendarmes eux-mêmes te portent les armes en cas de décoration. Tu n’as plus la mine équivoque, tu portes des gants, tu n’es plus d’une bande, mais d’une raison sociale ; tu n’exerces plus la nuit, dans la solitude, mais en plein jour, en pleine ville; tu ne cries plus : la bourse ou la vie ! Mais tu demandes le prix fixe, ou les frais de bureau, s’il vous plaît!”[22].

 

 

En 1886-1887, Félix Pyat transforma sa pièce fétiche Le Chiffonnier de Paris en un roman-feuilleton portant un titre identique[23], se trouvant ainsi confronté aux difficultés inverses qu’avait rencontrées Eugène Sue.

 

 


[1] cf. le texte intitulé « Le diable dans les salons (à propos du mélodrame Mathilde de Félix Pyat et d’Eugène Sue) » et issu d’une communication faite au colloque international Mélodrames et romans noirs qui avait eu lieu en novembre 1994 à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2000, 534 p.

 

[2] Félix Pyat, « Souvenirs littéraires. Comment j’ai connu Eugène Sue et George Sand« , La Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, n° 5, février 1888, p. 20-21.

 

[3] Idem, p. 22.

 

[4] Le Rappel, lundi 18 avril 1870, p. 1-2.

 

[5] « De Londres à Paris », Le Mythe du dandy, Armand Colin, collection U2, Paris, 1971, Chap-3, p. 38.

 

[6] mardi 14 mars 1848, p. 3.

 

[7] Idem

 

[8] Librairie de la propagande démocratique et sociale européenne, Paris, 1851, p. 9, BNF, Microfiche M-23725.

 

[9] Jeanne et Louise ou les Familles des transportés, Bruxelles, J.Rozez, 1855, p. 21, BNF Y2 70283.

 

[10] Dossier n’ 113439. Police des Etrangers, Feuillet n’ 2. Extrait des communications confidentielles de Dresde en date du 15 février 1857. Archives générales du Royaume de Belgique.

 

[11] ) « Introduction », Les Mystères de Paris. Eugène Sue et ses lecteurs, éd. L’Harmattan, Paris, 1998, tome I, p. 26-27.

 

[12] Roger Ripoll, « Du roman-feuilleton au théâtre », revue Europe, numéros 643-644, novembre-décembre 1982, p. 155.

 

[13] “La dévaluation d’un thème social. De Martin, l’enfant trouvé à Martin et Bamboche”, Tapis-Franc, Revue du roman populaire, n’ 3, hiver 1990, p. 103.

 

[14] « Les Mystères de Paris » dans L’Unique et sa propriété et autres écrits, Paris, L’âge d’homme, 1988, p. 63-75.

 

[15] “Lectures politiques du roman-feuilleton sous la monarchie de juillet”, revue Mots / Les langages du politique, no 54, mars 1998, p. 119.

 

[16] « A Félix Pyat », 23 février 1843, Catalogue des Neuf Muses 1981.A, in-8, lp (Nous tenons à remercier M. Jean-Pierre Galvan de nous avoir transmis le texte de cette notice).

 

[17] Idem, note 12, p. 152.

 

[18] Etienne Arago, « Les Mystères de Paris, mélodrame en onze tableaux », journal La Réforme, 19 février 1844, p. 2.

 

[19] Idem, note 1.

 

[20] Ibidem, note 12, p. 151.

 

[21] Voir à ce sujet le chapitre x: « Censure et répression » de notre thèse Idéologie et mimésis sous la monarchie de Juillet. Le mélodrame de la République sociale et le théâtre de Félix Pyat, p. 403-441, qui va être publiée intégralement par les éditions L’Harmattan.

 

[22] Félix Pyat et Auguste Luchet, Le Brigand et le Philosophe, Henriot et Cie, Paris, 1840, Répertoire dramatique n’ 141, Prologue, lre partie, sc.Vll, p. 5.

 

[23] cf, l’article « Du théâtre au roman-feuilleton : Le Chiffonnier de Paris de Félix Pyat », Le Rocambole, Bulletin des Amis du roman populaire, n’20, automne 2002, p. 59-77.