Xavier-Victor Larger

XAVIER-VICTOR LARGER

 

(Soultz, Haut- Rhin, 1815 – Belle-Isle- en- Mer, 1856)

 

 

par Dominique Larger

 

 

Xavier-Victor Larger est né à Soultz, près de Guebwiller, en 1815, dans une famille bourgeoise et catholique de 13 enfants du bourg, où elle était installée depuis au moins le XVe siècle.

 

Après un long service militaire, il travaille en 1840 comme chaudronnier puis mécanicien dans l’entreprise « André Koechlin et Cie » dont le patron était Nicolas-Ferdinand Koechlin, d’une famille de très riches bourgeois libéraux protestants, fondateurs avec les Schlumberger, les Dollfus et les Mieg, de la « Société des industriels de Mulhouse ». L’entreprise Koechlin (A.K.C.) est l’un des ancêtres, par fusions successives de la « Société Alstom ». Elle était spécialisée dans la construction de voies ferrées et construisit notamment la ligne Mulhouse–Thann, en 1839, puis dans la construction de matériels ferroviaires.

 

A Mulhouse, il fait la connaissance d’Eve Schotta, qui devint sa compagne, puis sa femme et la mère de sa fille, Marie-Thérèse, née en 1850.

 

En 1846, Xavier-Victor et Eve s’installent à Passy, commune limitrophe de Paris, dont le maire était Honoré Tard, « républicain aux idées avancées », qui devint un ami de Larger.

 

Larger fut embauché comme chaudronnier puis très rapidement comme mécanicien dans les « Etablissements Derosne et Cail », entreprise très importante de construction mécanique, spécialisée d’abord dans les « machines à sucre », puis dans les locomotives, qui fut un ancêtre de la « Société Fives-Lille-Cail », et qui compta jusqu’à 2000 salariés en 1848.

 

L’entreprise fut, en 1848, choisie par Louis Blanc comme « laboratoire social », pour mettre en pratique, à l’occasion d’ une grève dure, ses idées sur « l’organisation du travail » et les « associations ouvrières ». L’entreprise Cail (Charles Derosne était mort) comprenait un très grand nombre de militants socialistes, dont l’un des plus connus était Jean-Pierre Drevet. Les mécaniciens étaient de toutes les manifestations, de tous les cortèges, de toutes les grèves (le délit de coalition, sans entrave à la liberté du travail et sans destruction de matériels, était puni de 15 jours à 1 mois de prison, dans la pratique, mais cette absence pouvait avoir en plus pour conséquence la rupture du contrat de travail).

 

Un accord mettant fin à la grève est signé, par l’entremise de Louis Blanc et de François Vidal le secrétaire de la « Commission du Luxembourg » et Louis Blanc est porté en triomphe.

 

Larger fait partie, dès sa création en mars 1841, du «  Club de Passy[1] », présidé par Honoré Tard et qui se réunissait au Ranelagh .

 

Xavier-Victor se fait élire début avril 1848 chef de bataillon (commandant) de la Légion de la Garde nationale de banlieue, à Passy, où il est sous les ordres d’Honoré Tard. Cette élection suscite de nombreuses jalousies dans une commune qui évolue vite, avec une cohabitation difficile entre une population ancienne ouvrière (du fait notamment de la proximité de « Derosne et Cail ») et en tous cas modeste, et une population très fortunée, surtout à La Muette et Chaillot (du fait de son agrément : nombreuses superficies en vignobles, maraîchage et proximité du Bois de Boulogne). De plus, certains habitants, cela apparaît dans l’instruction du dossier Larger, voient mal un simple ouvrier devenir commandant.

 

On ignore dans quelles circonstances Larger fait la connaissance de Joseph-Camille Sobrier, adjoint de Caussidière, dans les premiers mois de la Seconde République, personnage aussi fantasque et fascinant que Larger était austère. Mais ce qui est sûr, et Larger ne le nie pas, il lui a apporté deux fusils, rue de Rivoli, n°16 un peu de temps avant la « journée » du 15 mai et a tenté d’« embaucher » des ouvriers pour lui.

 

Le 15 mai 1848, Larger est l’un parmi les 200000 manifestants et un parmi les très nombreux anonymes qui ont pénétré dans l’Assemblée. Pourquoi est-il l’un des 20 qui furent déférés devant la Haute Cour de Bourges ? En fait, on se rend compte qu’aucun de ces 20 n’est un parfait inconnu et, en dehors des célèbres, ni Villain, ni Flotte, ni Borme, ni Napoléon Chancel, ni Laviron, ni Larger ne sont totalement obscurs. Il semble que les poursuites ont été faites surtout sur la base de rapports de police concernant les membres notoires des clubs, bien plus qu’en fonction de ce qui s’ est passé à l’ Assemblée. Larger déclare que s’ il était armé (il avait 2 pistolets dans ses poches) en entrant à l’Assemblée, c’est qu’il se savait menacé du fait de ces jalousies et que Tard lui avait recommandé d’ être armé.

 

Mais Larger insiste – peut être a posteriori seulement – sur le fait qu’il a voulu jouer un rôle modérateur. C’est lui qui est monté dans les travées pour demander à Adolphe Crémieux qu’ il incite Louis Blanc à prier les manifestants de se retirer dans le calme. Il est impossible d’expliquer pourquoi et comment Larger a eu l’idée de s’adresser à Crémieux, rien ne permettant de dire  s’ils se connaissaient. Une appartenance maçonnique commune permettrait d’expliquer les liens entre les deux hommes, mais il est si peu vraisemblable qu’un ouvrier, même commandant de la Garde nationale, soit admis en Loge en 1848 qu’on ne peut la retenir. Et Crémieux, Ministre de la Justice et « avocat aux Conseils » n’était aucunement du genre à participer aux réunions du « Club de Passy » ni de la « maison Sobrier ». Mais le choix était judicieux puisque Crémieux et Louis Blanc s’estimaient et que Crémieux a même expliqué sa démission de son poste de Ministre de la Justice par le fait  que des poursuites étaient engagées contre Louis Blanc.

 

Crémieux, cité comme témoin devant la Haute Cour par Quentin, a confirmé, après une nette réticence, qu’il reconnaissait en Larger celui qui s’était adressé à lui le 15 mai.

 

Larger est arrêté, le 28 mai, chez lui, preuve qu’il n’estimait pas avoir fait quelque chose de répréhensible. Au contraire, il raconte à satiété l’histoire, à la sortie des « Etablissements Derosne et Cail » et à Passy, répétant ses phrases, qu’il confirme au juge d’instruction Ernest Bertrand : « c’est nous qui vous avons placés là, nous pouvons vous en renvoyer », « dehors laquais… » c’est ce que le réquisitoire de Pierre Jules Baroche résume « il s’ est compromis par des propos graves. » Ces phrases font le tour de Passy et reviennent sous forme de témoignages au juge d’instruction.

 

Heureusement, le général de Courtais confirme devant la Haute Cour que c’est Larger qui est intervenu pour que Napoléon Chancel[2] n’égorge pas le représentant du Peuple Froussard[3].

 

Une fois arrêté, Larger est conduit aussitôt à la Conciergerie, avec notamment Paul de Flotte et le docteur C. Lacambre (deux fidèles compagnons de Blanqui), le général de Courtais et Laviron. Lacambre quitta la Conciergerie au bout de quelques mois, après avoir fait parler ses co-détenus, dont Larger, pour le compte de Blanqui, à qui Lacambre fit un rapport, mentionné par Maurice Dommanget. Aucune charge ne fut retenue finalement contre Lacambre pour le 15 mai, mais il fut incarcéré au Fort de Vanvres (sic) puis à la prison militaire du Cherche-Midi pour une « participation » (impossible) aux journées de juin 1848, impossible, puisqu’ il était en prison ! Cette affaire en dit long sur l’instruction des « dossiers » de juin 1848 et sur la portée des dénonciations de l’époque. Il s’évada du Cherche-Midi, juste avant de passer en Conseil de Guerre.

 

A noter que, comme la plupart des détenus du 15 mai, Blanqui fut incarcéré, lui, au Fort de Vincennes.

 

Pendant l’incarcération de Larger, Vidocq, qui s’était fait incarcérer malgré son âge (72 ans) à la Conciergerie, pour « jouer le mouton », a dénoncé une tentative d’évasion de Flotte et Larger, sur la base d’indications données à Flotte par la mère d’Auguste Blanqui !

 

Larger est jugé par la Haute Cour de Bourges en mars 1849 et il occupe une certaine place dans les débats, grâce à son avocat, Maître Rivière, avocat républicain connu, mais aussi grâce aux questions sommes toutes très bienveillantes du président Bérenger (de la Drôme), juriste très réputé, président de chambre à la Cour de cassation, qui paraît intrigué par cette jalousie causée par l’élection de Larger dans la Garde nationale. Au début, Larger ne veut rien dire, craignant peut être qu’on ne lui fasse déclarer les noms des jaloux, mais, devant l’insistance du président sur ce point qui n’ a qu’ un rapport très lointain avec le dossier, il reconnaît qu’ il lui « arrive parfois d’avoir voulu sortir de sa condition ».

 

Larger est acquitté le 4 avril 1849.

 

Les partisans de Louis-Napoléon Bonaparte ont estimé que Bérenger avait présidé les Hautes Cours de Bourges et de Versailles avec une certaine mollesse et ont préféré l’énergie agressive de Baroche, promis aux plus hautes fonctions.

 

Larger passe quelque temps à Paris, logeant dans un garni de la place du Château d’Eau. Eve, sa compagne, a rejoint Charles Larger, celui de ses frères dont il est le plus proche, de 5 ans son aîné, établi de longue date à Montélimar comme ébéniste, marié et qui avait fait partie d’un éphémère « Comité républicain des travailleurs », présidé par Joseph Durand.

 

Larger fait partie, lui, d’une société secrète (depuis que les clubs – on prononçait « club » comme dans « hutte », la prononciation « cleube » n’étant pas du tout comprise – étaient en pratique interdits) beaucoup plus virulente, la « société des vengeurs » ou « Némésis »[4], présidée par un vieux conspirateur surnommé « Papa Vitou » et dont les membres étaient notamment le linguiste Casimir Henricy, qui, dans sa revue « la tribune des linguistes », soutenait l’idée que le latin descendait du gaulois, ce qui lui valut les sarcasmes d’Emile Littré, et le Vicomte de Valory[5]. Adolphe Chenu[6] et un autre auteur, Lucien de La Hodde[7], tous deux anciens conspirateurs de la Monarchie de Juillet, devenus, après 1848, indicateurs notoires de la police, décrivent dans les mêmes termes, Chenu en citant Larger et La Hodde en ne mentionnant pas son nom, une activité coupable de Larger, qui aurait demandé un soutien financier et des meubles pour venir en aide à des « exilés de Londres » revenus sans ressources à Paris et qui, avec cet argent, aurait logé ses maîtresses « alors que, précise Chenu, il avait femme et enfant ». Dans Chenu, comme dans La Hodde, il est difficile de démêler le vrai du faux, ce qui relève des règlements de compte politiques, de l’ amertume, de la vengeance personnelle.

 

Larger est signalé rue et place Borda (tout près du Conservatoire des Arts et Métiers) le 13 juin 1849[8] et, quelques jours plus tard, étant signalé comme « en fuite »[9], il choisit de s’exiler à Londres[10]. Dans une lettre adressée à Auguste Blanqui, emprisonné à la Centrale de Doullens, par son correspondant et informateur à Londres, Barthélémy, citée par Norman Plotkin[11], Larger figure parmi la poignée des amis du Président de la Société républicaine centrale (Blanqui) avec Louis Ménard (du « Peuple »), Antonio Watripon et « un ou deux autres qui vous sont inconnus ». Blanqui connaissait donc Larger et, d’après du moins Barthélémy, Larger était son ami. C’est d’autant plus étonnant que, 3 mois plus tôt, à Bourges, Blanqui a dit qu’il ne connaissait pas Larger, qu’il l’a même accusé, d’après Maurice Dommanget, le grand spécialiste de Blanqui, d’avoir, en mars ou avril 1848, marché sur ordre de Sobrier, à la tête d’une colonne de 200 hommes, pour attaquer le siège de la Société centrale et qu’enfin, à Belle-Isle, Blanqui ne semble avoir manifesté aucune émotion à l’arrivée de Larger.

 

De retour de Londres, il est embauché comme garde-chasse dans la forêt des environs de Chinon, par Adolphe Crémieux, qui y avait été député. Comme indiqué ci-dessus, on ignore pourquoi Crémieux lui a fait confiance, à Chinon comme dans la Drôme. Il fait, à Chinon, la connaissance de l’épouse de Crémieux, née Amélie Silny.

 

Amélie Crémieux et Xavier-Victor s’apprécient et quand Adolphe Crémieux achète le domaine et l’immense forêt de Saoû, dans la Drôme, Crémieux – sur la suggestion de sa femme d’après Chenu[12], qui a visiblement une idée mais ne la formule pas – propose à Larger de devenir son régisseur et son homme d’affaires.

 

Larger accepte d’autant plus volontiers que cela le rapprochait enfin, durablement pouvait-il espérer d’Eve, sa compagne, avec qui il n’avait eu que quelques rencontres épisodiques depuis fin mai 1848. Leur fille venait de naître quand ils s’installent dans une petite maison de la forêt de Saoû, le 20 septembre 1850.

 

La tâche était considérable, car Crémieux souhaitait faire construire une route traversante et les travaux nécessitaient une centaine d’hommes, tous anciens Carbonarii, sans qu’il soit possible de savoir s’ils ont été embauchés par Crémieux ou par Larger ou, plus précisément, compte tenu du caractère très hiérarchisé des sociétés de « bons cousins savoyards », si le recrutement des chefs a été opéré par l’un ou par l’autre. Il faut remarquer, en tous cas, que Larger n’a aucunement mêlé les salariés du domaine dans l’organisation de son « complot ».

 

Dès l’ arrivée de Larger dans la Drôme, celui-ci est regardé comme « l’homme à abattre » par le préfet, Joseph-Antoine Ferlay, par le général de brigade Edouard Lapène et par le général de division Boniface de Castellane, depuis Lyon. Avant même le « complot Gent » (voir ci-dessous note 14), la plupart des départements du Sud-Est sont placés sous état de siège. Le département de la Drôme était particulièrement agité, avec les grèves des filatures Morin à Dieulefit (Théodore Morin, protestant, étant maire, conseiller général et représentant du Peuple, de droite libérale), avec des accrochages et des mouvements de cultivateurs, notamment à Grâne, ayant entraîné une occupation du bourg par un bataillon du 13ème de ligne[13]. Larger, pour son travail, était amené à se déplacer souvent, dans le « Tilbury » de Crémieux. C’était un « Monsieur », ayant autorité et pouvoirs, du fait des fonctions et de la fortune de Crémieux. Il était d’autre part tout auréolé de gloire politique d’avoir été le co-détenu de Blanqui et Barbès et d’avoir été un des « accusés de Bourges » (il figure à ce titre dans au moins 3 estampes où tout le monde le confond avec son co-détenu, Degré, dit « le Pompier ») et il semble donc très naturellement le meneur tout désigné du département de la Drôme à ceux qui apparaissent comme les véritables instigateurs du « complot de Lyon »[14] : le représentant du Peuple Simon Pierre Combier, le politique, Ernest de Saint-Prix, le financier, et Jean-Antoine Rey, qui était chargé de la logistique, compte tenu de son emploi dans une entreprise de roulage.

 

Mais Larger était pratiquement seul, secondé seulement par un ancien militaire courageux, greffier à Bourdeaux, Amédée Jaubert, et ayant, pour le reste, 8 sergents – parmi lesquels l’un d’eux, Simon Dudragne, a dénoncé tout le complot au général Lapène – un chapelier de Crest, un graveur sur métaux de Valence, frère d’un des sergents, et des cultivateurs. Le commissaire de police de Montélimar a assisté à une réunion des membres du « complot » dans une magnanerie, à la limite des communes de Chabrillan et de Divajeu, au lieu-dit « les Porterons ». On a donc parlé du « complot des Porterons » mais, comme pour le « complot Gent », il n’y a pas eu le moindre commencement d’exécution. Au cours de cette réunion, l’impréparation aurait dû paraître évidente. Larger dit qu’on marchera sur la garnison de Valence, qu’on essaiera de convaincre les officiers de se laisser « embaucher » et « s’ils refusent, nous les tuerons ! ». Il est évident que la grande erreur de Larger est de s’être trompé d’auditoire. Ce qui paraissait anodin au Faubourg Saint Marceau ou rue des Arcis, dans les arrière-salles d’un marchand de vin ou d’un liquoriste, devant des gens qui avaient « tout entendu », membres de la « société des vengeurs », « passer une corde au cou des aristocrates et des bourgeois » devenait odieux devant des sergents et des cultivateurs réunis dans le calme d’une magnanerie de la Drôme ! Un des sergents s’évanouit, un autre se tient à l’écart à côté de lui quand il revient à lui. Et le plan ne va pas plus loin que Privas (effectivement, le préfet de l’Ardèche, Henri Chevreau, avait entendu parler d’une coordination de mouvements entre la Drôme et l’Ardèche, sans doute à l’instigation de Simon Pierre Combier, qui habitait à Privas mais avait une maison de campagne à Marsanne, dans la Drôme. Et le préfet Chevreau a noté une augmentation inhabituelle de livraisons de fusils de chasse de la manufacture de Saint-Etienne en Ardèche). Une opération commune est montée entre les deux préfets.

 

Larger fut convoqué comme témoin à Lyon devant le 2ème Conseil de Guerre (présidé par le Colonel Couston, qui ne tarda pas à devenir général sous le Second Empire et qui s’illustra en décembre 1851 dans la répression de l’insurrection de décembre, en appui du vieux général Lapène) qui jugeait les quelques membres du « complot de Lyon » qui s’étaient fait prendre, dont Gent, Ode et Langomazino. On redoutait en effet de l’arrêter dans la forêt de Saoû, présentée comme un repaire inextricable de brigands et de contumaces, où les Carbonarii faisaient peur, beaucoup plus que Larger. On l’arrêta donc à Lyon, tout seul, le 24 août 1851, à la veille du prononcé du « jugement Gent ». On ignore quel fut le sens de sa déposition au procès, mais peu importait car le jugement était certainement déjà prêt, tout comme la corvette « l’Artémise », en partance pour Nuka-Hiva. 30 ans après, Eve, veuve de Larger, couturière à façon aux « Grands magasins du Louvre », âgée de 64 ans, déclara qu’on avait voulu le faire témoigner contre « des personnages qu’il ne connaissait pas et qui étaient emprisonnés ». Larger ne connaissait-il pas Gent, ne connaissait-il pas Antoine Bouvier, instituteur révoqué à Crest et seul Drômois du « procès Gent » ? Ce n’est pas très vraisemblable, surtout pour Bouvier. En tous cas, s’il s’était agi de le faire témoigner à charge et s’il l’avait fait, il est probable qu’il n’aurait pas été arrêté.

 

Il fut emprisonné à la prison de la Vitriolerie, à Lyon, qui venait d’être construite dans le quartier Perrache en pleine transformation. Et il fut jugé par le 2ème Conseil de Guerre de Lyon, présidé par le Lieutenant-colonel Lardier, de Belfort, dans le Haut- Rhin de l’époque, le 11 juin 1852[15]. Nous disposons à la fois du brouillon du jugement et du jugement final, et il est intéressant de noter que le jugement final mentionne les anciennes professions « civiles » des condamnés alors que le brouillon fait état des seuls grades militaires. Cette simple substitution modifie notablement la physionomie du procès qui passe d’une sorte de mutinerie à une révolte de cultivateurs. Les journaux locaux ne s’y sont pas trompés, parlant d’un complot de militaires. Mais, dans tous les cas, il s’agit avant tout de juger Larger et d’en débarrasser la Drôme. Amédée Jaubert, qui avait été le meneur en second, n’est condamné qu’à 2 ans d’emprisonnement. Larger, lui, est condamné à la déportation, peine perpétuelle, dans un premier temps en Guyane, ainsi que 2 sergents. C’est tout ce que retient le général de Castellane, dans une dépêche télégraphique, adressée à Ferlay et Lapène, le jour du jugement.

 

Curieusement, Crémieux ne semble pas avoir été cité comme témoin, ni dans l’affaire Gent, ni dans l’affaire Larger. Or, au moment de l’affaire Gent, en 1850, celui-ci avait organisé une réunion des dirigeants républicains, à Valence, le 28 octobre 1850 et dans une lettre d’Antoine Rey à Alphonse Gent, il est indiqué que tous seraient présents, « tous l’ont promis, Crémieux même s’y trouvera ». Mais Gent fut arrêté le 24. Et, pour l’affaire Larger, Crémieux était quand même son employeur.

 

Larger ne manqua jamais de rappeler qu’il était « détenu politique », même à ses proches, puisque le courrier était lu. Cela ne l’empêcha pas d’être envoyé « par erreur » reconnaît par écrit le Ministère de la Justice, à la Maison centrale de Riom, type même de la maison de droit commun, dans toute son horreur, et d’y croupir 2 ans. Entre-temps, un arrêt de 1853 transformait sa peine en 15 ans de travaux forcés, ce qui est une erreur de plus puisque la condamnation à temps pour travaux forcés n’était pas, à l’époque, une peine politique. Il n’empêche que le préfet Ferlay – toujours lui, il battit un record de longévité politique en restant préfet de la Drôme de 1849 à 1862 – interpréta cette modification comme une mesure de clémence dont aurait bénéficié Larger. C’est sans doute à Riom que son état de santé s’est considérablement dégradé, notamment avec les crises d’épilepsie, jamais signalées antérieurement.

 

Il y a diverses correspondances avec des détenus ou d’anciens détenus, Jacques Pinel, Joseph Nalpowick, Jean-Baptiste Amoric, certains rappellent l’« ouvrier Albert » qui, à Belle-Isle, parlait de Larger et demandent de transmettre un salut au « citoyen Larger », on parle de l’enterrement de Jacques Imbert, le grand militant que chacun connaît de nom.

 

Ce n’est qu’en 1854, sans doute grâce à une première intervention du sénateur-baron Georges-Charles de Heeckeren d’Anthès, né et habitant à Soultz, dont il était le maire, que Larger a été envoyé à Sainte Pélagie.

 

En 1854, il se marie avec Eve, à Saint Eustache. Eve et sa fille habitent rue de Grenelle Saint Honoré, près du Palais-Royal. On peut imaginer que Xavier-Victor a bénéficié pour l’occasion d’une permission de sortie.

 

Quelques jours après son mariage, il est « mis à la disposition de l’entrepreneur de transport » pour être conduit à Belle-Isle-en-mer. Il y arrive dans le même bateau que Charles Delescluze, en 1855 et ils sont parmi les derniers numéros du registre d’écrou[16]. A Belle-Isle, il semble être passé inaperçu, miné par des crises d’épilepsie presque quotidiennes, mentionnées par Lacambre, qui devait tenir le renseignement de Blanqui. Le registre de décès indique également un décès par les suites d’une crise d’ épilepsie[17].

 

Il y a tout un dossier de demande de grâce, présentée par le baron de Heeckeren. Dans ce dossier figurent les observations, à titre presque personnel, d’un substitut de la Cour impériale de Lyon, dans lesquelles ce magistrat déclare qu’il a toujours pensé que Larger ne pouvait avoir organisé seul ce complot. Or l’instruction a duré 10 mois et le problème n’a, semble-t-il, jamais été soulevé. On ignore si la demande émanait à l’origine de Larger, mais c’est peu vraisemblable : il avait coupé les ponts avec l’Alsace depuis 10 ans, ne connaissait certainement pas Heeckeren personnellement, il avait très bien connu et apprécié son prédécesseur à la mairie, le républicain Durrwell, enfin, à supposer qu’il le connaisse, Heeckeren représentait ce que Larger détestait le plus, une « droite affairiste » doublée d’un aventurier, faisant partie des gardes de la Tsarine, ayant tué Pouchkine au cours d’un duel et, pour couronner le tout, se faisant adopter par le ministre plénipotentiaire des Pays-Bas à Saint-Pétersbourg, qui lui légua son nom et sa fortune , alors que la famille d’Anthès était une vieille famille alsacienne ! Il est vraisemblable que la demande de grâce émanait de son vieux père, François-Xavier, mort en 1858, ou de son plus jeune frère, François-Baltasar, huissier à Colmar.

 

La dernière pièce du dossier de demande de grâce indique qu’il était dans l’intention de l’Empereur d’accorder une grâce mais que Xavier-Victor était mort le 5 mars 1856. Le directeur de la prison souligne qu’il a pris à sa charge les obsèques et la mairie du Palais indique qu’il a été inhumé le lendemain.

 

 

Il y a aussi tout un autre dossier concernant Charles Larger, le frère ébéniste de Montélimar qui, le 4 décembre 1851 (la date est évidemment redoutable), a soupé dans un établissement de Montélimar, avec Pierre Simon Combier et 2 pharmaciens connus pour leurs idées avancées, Breton et Peyron, et qui, surtout, dans la nuit du 6 au 7 décembre, n’a pas un alibi très sûr pour avoir dormi alors qu’ un combat très dur avait lieu non loin de là, à Saint Marcel-les-Sauzet. Il passa devant la Commission mixte de la Drôme, début février 1852 et fut « condamné » à « Algérie moins ». Quentin Bauchart transforma cette mesure en « surveillance de police à Soultz, son village natal ». Il s’y rendit effectivement, le maire Durrwell, qu’il connaissait bien, lui ouvrit une chambre dans l’ ancien fortin local le Buckeneck. Charles trouva du travail chez « Schlumberger frères » (filatures de coton) et fut autorisé par le préfet du Haut Rhin, Eckbrecht de Durckheim-Montmartin, après consultation de Ferlay, à s’installer à Guebwiller. En 1853, Durckheim proposa à Ferlay de l’autoriser à rentrer à Montélimar « où le retiennent son intérêt et son affection ». Ferlay l’informa que l’Empereur l’avait gracié et demanda à Durckheim de faire signer par Charles le document exigé par le Ministère, ce qui est intéressant, car il s’agit d’un désistement d’instances contre les « décisions » de la « Commission mixte » et de la « Commission Bauchart ». Charles est mort en 1883 et sa veuve constitua un dossier de demande de rente  qui lui avait été adressé spontanément par la mairie de Montélimar, sur la base d’un « Livre d’ Or » propre aux victimes de la Drôme, avec une préface de Madier de Montjau (18).

 

Enfin, dans le cadre de la loi de réparation nationale[18], Eve établit un dossier avec, curieusement, une lettre à Louis Blanc, un an avant la mort de celui-ci, rappelant leurs combats communs et demandant son intervention. Une personne la présentant comme « sa parente », Charles Lefevre, donne sa version des faits et fait surtout attention à ce que ces faits n’apparaissent pas comme antérieurs à décembre 1851, ce qu’ils étaient. Elle obtient une rente.

 

Cette même année 1881, nous apprenons dans le dossier d’Eve que sa fille, Marie-Thérèse, devenue Rosburger par mariage, est décédée en laissant 3 enfants en bas-âge.

 

Dominique Larger


[1] Club de Passy – qualifié de « rouge » par Alphonse Lucas, Les clubs et les clubistes.

 

[2] Napoléon Chancel eut une vie mouvementée au début de la Seconde République. Il fut nommé par Ledru-Rollin, sans doute sur la base de mauvais renseignements, commissaire du Gouvernement provisoire dans la Drôme, alors qu’il était proche d’Auguste Blanqui. Le Commissaire général du Gouvernement Froussard s’empressa de faire annuler cette nomination et l’expédia à Grenoble « manu militari », dans le vrai sens du terme. Le 15 mai 1848, il pénétra à l’Assemblée comme Larger. Chancel y découvrant Froussard qui, entre temps, s’était fait élire représentant du Peuple de l’Isère, tenta de l’égorger. Larger, qui connaissait Froussard parce qu’ils habitaient tous les deux à Passy, les sépara, ce qui fut attesté au procès de Bourges, notamment par le général de Courtais. Chancel fut jugé par contumace au procès de Bourges et s’enfuit en Suisse, dans le canton de Genève, où il eut des difficultés avec la police et même avec le gouvernement local (François-Joseph Schnepp, Mes aventures politiques en Suisse – Les réfugiés français et le Gouvernement de Genève).

 

[3] voir note (2).

 

[4] Adolphe Chenu, Les Conspirateurs

 

[5] Qui, l’un et l’autre, semblent professer des opinions beaucoup plus modérées que celles que Chenu prête à Larger.

 

[6] Voir note (4).

 

[7] Lucien de La Hodde, La naissance de la République en février 1848. La Hodde, indicateur notoire de la police détestait Adolphe Chenu, à qui il fit un procès en diffamation.

 

[8] Archives du département de la Seine.

 

[9] Archives nationales, « Deux grands procès politiques de la Seconde République – Archives des Hautes Cours de Bourges et Versailles – W 585 à 586 », Inventaire par Jeannine Charron-Bordas, 1992.

 

[10] Adolphe Chenu, loc. cit.

 

[11] Norman Plotkin, La proscription et les origines de l’Internationale, II, « Les alliances des blanquistes dans la proscription », Revue d’histoire du XIX° siècle – 2001 – 22 – Autour de Décembre 1851.

 

[12] Sur la recommandation d’Amélie Crémieux, née Silny (d’ après A. Chenu, loc. cit.) que Larger connaissait assez pour l’avoir surnommée affectueusement « la mère rouge » et pour dire que « Crémieux ne lui arrivait pas à la cheville ».

 

[13] Robert Serre, 1851 – Dix mille Drômois se révoltent – L’insurrection pour la république démocratique et sociale, Editions Peuple libre : Notre Temps, 2003. Ce livre de 400 pages comporte un index des noms de la Drôme cités de plus de 1500 noms. C’est un ouvrage de référence avec beaucoup de cartes et une description au jour le jour de l’ insurrection. La voie avait été tracée par Pierre Roger dans « Ah ! quand viendra la belle ? », Valence, Edition notre Temps, 1981.

 

[14] Sur ce complot voir l’étude de Marcel Dessal, « Le Complot de Lyon et la résistance au coup d’Etat dans les départements du Sud-Est », Revue d’histoire du XIX° siècle, 2001 – 22 – Autour de Décembre 1851.

 

[15] Archives départementales du Rhône.

 

[16] renseignements fournis aimablement par Jean-Yves Mollier. Voir aussi Archives départementales du Morbihan. Lire l’ouvrage de Jean-Yves Mollier, Dans les bagnes de Napoléon III, présentant les mémoires de Charles Ferdinand Gambon, et, du même auteur, une étude « Belle-Ile-en-Mer prison politique (1848-1858) » dans Maintien de l’ordre et police en France et en Europe au XIX° siècle, Créaphis, Paris, 1987.

 

[17] Livre d’or des victimes du coup d’Etat de 1851, Valence, 1883, préface de Madier de Montjau, inconnu à la Bibliothèque nationale de France. Ce livre d’or a été établi très officiellement, à l’initiative du Préfet, par une Commission composée de représentants d’élus et de victimes ou familles de victimes. Il a été établi sur la base des travaux de la Commission mixte de février 1852 (qui eut à statuer en moins d’un mois, sur 1640 dossiers) et forme une liste quasi complète. Mais il faut garder à l’esprit qu’il ne signale que les accusations portées. A titre d’exemple, la rubrique concernant Charles Larger mentionne, outre qu’ il est « très exalté et très dangereux » signale seulement que le fait qu’ il « a passé la soirée du 4 décembre avec l’ex-représentant Combier » ! D’un autre côté, il ne tient pas compte des annulations ou des commutations intervenues ultérieurement (Commission Bauchart notamment) ni des très nombreuses « décisions » tout simplement non exécutées

 

[18] Sur cette Loi du 30 juillet 1881, voir Denise Devos, « La loi de réparation nationale du 31 juillet 1881 : source de l’histoire de la répression de l’insurrection de décembre 1851 » Revue d’histoire du XIX° siècle, 1985-01, Varia. Tout un volume d’Inventaire des Archives nationales permet de retrouver très facilement les dossiers.