Communication au colloque Calixte Lafosse

Communication au colloque Calixte Lafosse (journaliste et poète artisan romanais) – 18-19 octobre 2002 – organisé par l’Association Sauvegarde du patrimoine romanais et péageois, et Daufinat-Provènça, Tèrra d’Oc, section drômoise de l’Institut d’Études Occitanes – Actes publiés dans la Revue Drômoise, 19 euros (Chèque : Amis Revue Drômoise, boite postale 722, 26007 Valence Cedex)

 

Calixte Lafosse dans l’écriture en “patois” des confins nord-occitans et francoprovençaux (Second Empire et débuts de la IIIe République), ou du rapport en milieu populaire de l’écrivant bilingue au lieu et à la langue

 

René Merle

 

Mesdames, Messieurs,

 

Je suis très heureux d’être parmi vous pour parler de “Calixte Lafosse dans l’écriture en “patois” des confins nord-occitans et franco-provençaux  (Second Empire et débuts de la IIIe République), ou du rapport en milieu populaire de l’écrivant bilingue au lieu et à la langue”.

Très heureux, car le fil rouge, (“rouge” au double sens du mot), que je vais tirer, c’est celui que, en tant que président de l’Association 1851[1], je tirais, il y a peu, avec J.M Effantin et R.Serre, lors d’une belle soirée près d’ici, à Chavannes. Nous rappelions la résistance au coup d’État de décembre 1851 dans cette commune qui fut ensuite la commune drômoise la plus frappée par la répression.

Nous évoquions l’engagement, précoce et résolu d’une majorité de la population de la Drôme derrière les idéaux de la République démocratique et sociale. Engagement depuis perpétué : n’est-il pas significatif que nous nous rencontrions dans cette salle de la maison des syndicats de Romans, sous le portrait d’un militant syndical et politique, patriote fusillé par les Nazis à Chateaubriand… Ces idéaux de la Démocratie sociale sont loin d’être lettre morte, ils irriguent les incertitudes et les espérances du présent.

En son temps, Calixte Lafosse fut un de leurs propagateurs. Il fut un des quelques vaillants qui, sous l’Empire libéral (dès que l’allègement des contraintes éditoriales le permit), et aux débuts de la IIIe République, diffusèrent en pays romanais un radicalisme populaire, un radicalisme des “Petits” qui infléchissait vers un “sans-culottisme” communaliste les thèmes du radicalisme “officiel”.  

Mais ce fil rouge de l’engagement politique de Lafosse se croise avec un autre, celui de la langue, celui des langues plutôt (puisqu’il s’agit à la fois de la langue nationale et du parler local). Un fil qu’il faut tirer avec  prudence. D’une part, ce sujet agite encore les passions (les polémiques actuelles sur le statut des langues régionales en France en témoignent). D’autre part, comme en défaussement, une approche “neutre” évacue toute tension idéologique au profit d’une description purement linguistique : ainsi, nous pourrions longuement discuter pour savoir si ce que publie Lafosse est bien de l’occitan, si cet occitan est spécifique au pays romanais, s’il est pénétré de francoprovençal et de français, etc. Ces questions sont sans doute passionnantes, à condition de ne pas faire oublier une donnée si évidente que souvent elle est oubliée par les spécialistes : les langues sont faites pour être parlées, et elles sont parlées par des femmes et des hommes de chair et d’os, bien vivants, non par des isoglosses.

En l’occurrence, nous nous trouvons devant la donne suivante : de 1867 à 1868, de 1870 à 1871, et à nouveau en 1876, un jeune artisan-ouvrier fait de “l’entrisme” linguistique en introduisant (anonymement) une dose de “patois” dans le journal romanais qui défend ses idées politiques. Et, à chaque fois, la répression l’empêche de continuer.

Ce jeune artisan, voilà presque vingt ans que j’ai l’impression de le connaître, grâce à Jean-Michel Effantin, dont je salue la recherche rigoureuse et stimulante sur les parlers nord-occitans, recherche dont nous attendons avec impatience la concrétisation publique par une publication d’ensemble, Jean-Michel Effantin qui, en 1987 déjà, donnait, à propos de Lafosse notamment, un article qui mériterait d’être cité dans toutes les bibliographies[2].

Il y a plus de vingt encore, c’est Philippe Martel, grand connaisseur des “écrivants” drômois en occitan, qui initiait la recherche sur la présence de l’occitan dans la presse, domaine bien mal connu. De cette impulsion devaient naître les travaux qui m’ont amené à étudier longuement les publications en provençal[3], et plus particulièrement la place du provençal dans la presse de ce 19e siècle[4].

Ce travail m’a appris à éviter les lectures réductrices, corsetées par la classification linguistique, du type : “le texte occitan de telle période, dans la presse de tel endroit”. Cette enquête minutieuse, et tout à fait nécessaire, ne m’apparaissait prendre son sens que d’une vision élargie, en étude comparatiste : qu’en était-il à cette période du texte dans les diverses langues régionales, les diverses langues minoritaires ? Et très vite une évidence m’est apparue : il était nécessaire de comparer ce qui s’écrivait dans la zone des parlers occitans du grand Sud-Est avec ce qui s’écrivait dans la zone, plus septentrionale, des parlers francoprovençaux.

Et ce non seulement pour des raisons de proximité géographique, mais encore et avant tout pour une raison, si j’ose dire, de géopolitique linguistique. Écrire en langue d’Oc au 19ème siècle, ce avant même la naissance du Félibrige (1854), et a fortiori après, c’est, même pour les plus localistes des “écrivants”, assumer peu ou prou la vision d’une vaste ensemble géographique, et peut-être ethnique ou nationalitaire, ensemble façonné par l’Histoire. Écrire en “patois” francoprovençal, c’est par définition écrire sans la vision d’un ensemble géographique et encore moins nationalitaire, c’est écrire en focalisant sur le lieu d’écriture et dans le parler spécifique de ce lieu : parler de Lyon, Saint-Étienne, Grenoble, etc.

Or donc, levée la valorisation, ou l’hypothèque, selon comme vous l’entendrez, qu’entraînait en pays d’Oc, au-delà du sentiment d’appartenance locale et provinciale, l’existence d’un sentiment d’appartenance méridionale, voire nationalitaire d’Oc, que demeure-t-il en pays de parler francoprovençal comme motivation d’écriture ? La focalisation sur le lieu d’écriture, bien sûr, l’enracinement dans le “petit pays”. Mais aussi et surtout, en l’absence d’un parasitage par la revendication “nationalitaire”, la prise en compte immédiate, dans le parler local et à destination des compatriotes du “petit pays”, des problèmes nationaux, et en particulier des problèmes sociaux et politiques. Locale par sa langue, l’intervention dialectale est pleinement française dans sa visée.

Dans cette optique, je me suis particulièrement attaché à remettre en circulation deux ouvrages de Guillaume Roquille, où le “patois” francoprovençal de Rive-de-Gier dénonçait la répression de la seconde insurrection des Canuts lyonnais[5] et accompagnait la première grève des mineurs de Rive-de-Gier (1840)[6], deux ouvrages qui n’ont pas d’équivalent à l’époque dans les zones de parlers d’Oc, où la publication contestataire de Gelu est sur un autre registre[7]. Et au-delà, je me suis comme d’autres intéressé à cette nébuleuse d’interventions ouvrières qui va de Saint-Étienne à Grenoble, ainsi qu’à l’écriture francoprovençale de Suisse[8].

Dans cette dialectique occitan – francoprovençal, particulièrement stimulant était le problème des franges, des marges, des confins de ces deux langues. Et Lafosse est justement un homme de ces marges. Ma réflexion sur Lafosse est donc dans le prolongement direct de cette étude comparative.

Lafosse a dix ans quand le premier congrès des poètes provençaux (Arles, 1852) assume, après le coup d’État et dans un contexte politique de repli du mouvement démocratique, une perspective nationalitaire. Cette perspective nationalitaire reçoit une consécration au second congrès d’Aix, en 1853. La notion de langue provençale est alors étendue à tout le Midi sous l’appellation de langue romano-provençale. Né d’un repliement provençal (1854), le Félibrige, en 1854 allait bientôt gagner à cette Cause toutes les terres d’Oc. Ainsi se levait le fantôme de la nation perdue depuis la croisade des Albigeois, nation désormais retrouvée et magnifiée dans et par la littérature.

Or toute nation, même fantôme, veut sa langue nationale. Dès lors, l’écrivain en occitan devra gérer la tension entre son désir d’écriture dans le parler natal (parler d’un endroit bien précis), et la Langue bientôt codifiée, normalisée, etc. à travers des polémiques incessantes.

Comment Lafosse s’est-il situé par rapport à cette entreprise sans précédent qui rassemblait les Renaissantistes de tout le Midi ?

Certes, Romans des années 1860-1880 est une ville sans bibliothèque (Lafosse ne cesse de s’en lamenter) ; la presse locale, quand elle existe, ne brille pas par son ouverture culturelle. C’est dire que Lafosse est grandement privé des moyens d’appréhender au mieux cette nouvelle donne culturelle méridionale. Mais enfin il ne peut l’ignorer. Non seulement il connaît les efforts de Mistral et de ses amis en faveur de la langue d’Oc, mais il sait briguer la reconnaissance des grands romanistes du temps, puisqu’en 1878 il adresse son recueil La Manoore de Ve Rumans à la prestigieuse Société pour l’étude des langues romanes, sise à Montpellier, et qu’il en est reconnu.

Pourtant, on cherchera en vain chez Lafosse une mention d’appartenance à l’ensemble occitan.

Dans les années 1867-1876, on pourrait expliquer cette absence par l’intensité des luttes politiques qui mobilisent le jeune Lafosse et lui laissent peu de temps pour s’informer en matière linguistique.

Mais qu’en est-il du Lafosse d’après l’ultime échec de 1876, et la fin du Jacquemart première formule ? Dans cette retraite quelque peu forcée, la curiosité et l’érudition de Lafosse le poussent à réfléchir sur la nature de son parler romanais. Il s’en explique dans Complément des Mémoires de Jacquemart, une série d’articles publiés en 1880-1881, juste avant son départ pour l’Algérie. Au-delà de la zone immédiate des parlers d’Oc, ce n’est pas vers le grand Sud qu’il trouve des affinités, mais dans la zone francoprovençale de l’“Allobrogie méridionale”.

 

“Mon patois, qui s’interrompt presque subitement à une demi-lieue de Romans, en tirant vers Valence et vers Tournon, s’étend très loin du côté des susdits cargnots avec modification, et presque sans nuance différente dans le Royans et le Vercors, ce qui pourrait prouver quelque parenté originaire des Romanais et des Vertacomicores. Puis, sinon comme accent et grammaire, du moins pour le vocabulaire, il fait une traînée passant par la Savoie et se dirigeant vers la Suisse. N’y aurait-il pas là quelques traces des anciens Allobroges ? Les patois ségalauniens tranchent subitement, et à partir d’Alixan, de Châteauneuf-sur-Isère, commencent à prendre un accent et même des mots qui annoncent la Provence d’une manière bien plus caractérisée que chez nous”. (7 novembre 1880).

“Pendant la guerre de 1870-71, à son retour de Besançon, où elle avait été envoyée pour faire partie de l’armée de l’Est, la 1ère légion des mobilisés de la Drôme séjourna près d’un mois dans la petite ville de Meximieux (Ain). Mon secrétaire, qui en faisait partie, fut logé, avec plusieurs de ses camarades, chez de pauvres bonnes gens qui n’avaient jamais quitté leur pays. Il fut bien étonné de leur entendre parler un patois presque en tout semblable au mien, à part quelques inflexions de voix et articulations dissemblables ; les mots étaient presque tous les mêmes que dans le langage romanais. Il recevait chaque semaine le Jacquemart, mon pauvre journal, qui avait toujours un article en patois signé de moi. Ces bonnes gens le dévoraient et mon secrétaire était charmé de voir qu’ils en comprenaient jusqu’aux mots les plus difficiles

D’autre part, du côté du Pont-de-Beauvoisin, (Isère), il se parle un patois très approchant du nôtre, toujours pourtant avec quelques intonations différentes.

Dans plusieurs bourgades de la Savoie et de la Suisse, on parle aussi un idiome très rapproché de celui de Romans,

Et pourtant, en exceptant les contrées du Royans, du Vercors, de St-Donat et des pays hauts, que nous nommons familièrement pays des Cargnots, tous les pays des environs, éloignés de quatre ou cinq lieues de la cité romanaise, parlent des patois bien moins semblables au nôtre que ceux des pays que j’ai cités plus haut.

Ne pourrait-on pas inférer de cela que ces différentes populations descendent d’une même souche qui se trouve je ne sais où… ”(14 novembre 1880)

Mais si Lafosse considère son parler comme proche avant tout des parlers francoprovençaux, il ne semble pas connaître les publications en francoprovençal de Lyon, de Saint-Étienne, de Grenoble. Dans sa vision des langues, il semble que seul l’occitan ait eu accès à la publication, et sans doute cette référence est-elle un encouragement pour le jeune ouvrier qui se risque à publier à la fin des années 1860.

De toute façon, quelles que soient les affinités linguistiques (occitanes ou francoprovençales) du parler de Romans, c’est clairement ce parler que Lafosse veut écrire, et qu’il veut écrire pour les Romanais. Et ce depuis ses débuts d’auteur jusqu’à la fin.

Certes, en 1867, Lafosse maîtrise parfaitement la langue française, il aime l’écrire et ne s’en prive pas. Le recours au “patois” n’est donc en rien une facilité pour cet autodidacte. Au contraire peut-être, car le passage de l’oralité dialectale à l’écriture impose toute une réflexion sur la graphie, les choix lexicaux, etc. Alors, pourquoi le “patois” ?

Sans doute, et Lafosse le dit clairement, l’apparition du parler de Romans dans le Jacquemart permettait, par sa nouveauté et son originalité, de piquer la curiosité et de se démarquer des autres journaux. Était-ce aussi, d’une certaine façon, une tentative de déjouer la censure ?  Ruse bien inutile… À une époque où tant de Romanais maîtrisent encore le “patois”, peut-on imaginer que seuls les agents de l’autorité ne le comprendraient pas ?

Au-delà de ces stratégies éditoriales, l’apparition du patois doit être considérée aussi, et surtout, comme témoignage d’une normalité et d’une reconnaissance.

La normalité, c’est celle du parler romanais. Car il fallait bien que ce parler vive encore pour que soient publiés, en communication efficace, des textes sans traductions, et que ces textes attirent nombre de lecteurs, les rapports des autorités en attestent.

La reconnaissance de ce “patois” se croise avec l’engagement politique du Jacquemart, le journal des “Petits”, le journal de la “Basse Classe”. Accepter en normalité ce parler depuis longtemps abandonné au peuple par la bourgeoisie locale, c’est en même temps reconnaître l’existence de ce peuple, et pourquoi pas, d’une certaine façon le dignifier.

Mais cette reconnaissance n’est pas un renaissantisme culturel. Le parler de Romans est assumé dans sa réduction sociologique, et les réflexions ultérieures de Lafosse montrent qu’il se faisait peu d’illusions sur l’avenir de ce parler. D’autant qu’en bon radical internationaliste, Lafosse rêve d’une langue universelle qui rapprocherait tous les hommes dans la Fraternité. Il le dit très clairement dans son Complément des Mémoires de Jacquemart :

“Quelques personnes me reprochèrent de vouloir faire revivre, en m’occupant de patois, une chose condamnée à mort depuis longtemps. Je ne daignai même pas répondre à de semblables banalités, moi qui ne pouvais m’empêcher de sourire des efforts que font, et Mistral, et tout le félibrige en voulant ressusciter la langue provençale, et j’étonnerais peut-être beaucoup ceux-là si je leur disais le fond de ma pensée : c’est que ces efforts sont vains et superflus : qu’on a beau entasser chefs-d’oeuvre sur chefs-d’œuvre ; que non seulement le provençal n’est pas destiné à devenir une langue, mais le français, l’anglais, l’allemand, tous les différents idiomes qui se parlent sur notre globe sont condamnés à devenir des patois, patois nationaux et perfectionnés, il est vrai”. (12 septembre 1880).

Dire qu’il y a corrélation totale entre cet “entrisme” linguistique de Lafosse et les perspectives politiques et sociales du journal serait bien exagéré. La présence du patois est le fait de quelques spécialistes, et surtout de Lafosse. La logique de l’engagement de Lafosse n’avait peut-être pas vraiment convaincu l’ensemble de ses camarades de lutte, bien que cette logique, sans être vraiment formulée, s’inscrivait de facto dans la thématique de ce radicalisme ouvrier.

La république démocratique et sociale dont rêvent ces ouvriers-artisans se fonde, on le sait, sur un idéal de démocratie directe, où la souveraineté populaire s’exercerait, de façon très concrète et permanente, dans le cadre communal. Leur soutien à la Commune de Paris découlait logiquement de cet idéal qui laissait à l’état la sphère des intérêts généraux, mais attribuait sans hésitations à la commune la sphère des intérêts locaux.

Ainsi, cet enfermement communaliste romanais est en fait une ouverture, car le microcosme ne saurait être antagoniste du macrocosme : tout au contraire, puisque la République nouvelle dont rêvent ces radicaux rouges est une mosaïque de communes fédérées…

Dans ce contexte, et dans ce contexte seul, l’usage du parler local se justifie, autant dans sa fonction emblématique du petit peuple que dans sa fonction de communication efficace. Il ne saurait mettre en danger l’unité nationale, et encore moins porter atteinte à la nécessité d’un français, langue nationale, propagé par une école laïque que les radicaux appellent de tous leurs vœux.

L’ironie de l’Histoire veut que l’itinéraire de Lafosse illustrera tout autrement cette dominance du français. Car, après la grève du printemps 1881, et les menaces de condamnation, le voici contraint d’abandonner Romans pour l’aventure algérienne, où il retrouvera quelques autres Romanais.

Les rudes années de colonat agricole à Bordj-Bou-Arréridj, sur la route d’Alger à Constantine, n’enlèveront pas à Lafosse son goût pour l’écriture et la publication. En 1888, il tente de lancer sa Fantasia dont le premier numéro annonce que “dans ses colonnes seront traités les principaux sujets intéressant le peuple algérien”. Parler du peuple algérien au peuple algérien évacuait à l’évidence toute présence du parler de Romans ! Mais qu’est-ce que le peuple algérien, que Lafosse réduit dans les numéros suivants au petit peuple, aux ouvriers, au prolétariat même, sinon le peuple des colons européens laborieux, le peuple qui parle et qui pense en français ?

Pour Lafosse, Arabes et Kabyles ne sont que l’arrière-plan d’une colonisation censée leur apporter éducation et intégration. Mais un arrière-plan qui bruit d’autres langues, d’autres parlers que ceux des colons.

Comment, dans ce contexte, Lafosse ne penserait-il pas à son bilinguisme romanais, à ce qu’il a pu dire et faire du “patois” ?

Mais dorénavant, c’est lui, l’écrivant patoisant, qui est dans la situation d’imposer la langue dominante à des “petits” qui ne la comprennent qu’à peine.

Comment concilier cet usage obligatoire du français, et l’existence à peine reconnue de la langue du vaincu ?

La réponse initiale est celle de la plaisanterie significative : l’éditorial de présentation (“Boniment”) du premier numéro du journal est censé avoir été écrit par un Arabe (Ali-Boron !), mais évidemment en français, un français particulier, dans lequel le Pied-Noir de 1960, et particulièrement celui du bled, aurait reconnu déjà parfaitement constitué son français populaire mêlé plaisamment de mots arabes. Inversion linguistique partielle qui s’avèrera vite intenable.

En effet, les Arabes n’admettent pas la spoliation de leurs terres et rendent la vie difficile, voire impossible aux colons. Lafosse est écartelé : d’une part, il essaie d’expliquer la mentalité et les comportements des “indigènes” par un défaut d’éducation et d’assimilation de la part de l’administration, d’autre part il est exaspéré par les dommages quotidiens que les “indigènes” exercent sur son exploitation. Et en définitive, le racisme de proximité le plus sommaire s’exprime sans retenue sous sa plume de “petit blanc” au bord de la ruine. Ainsi, évoquant la désertion des colons, Lafosse écrit, sous le pseudonyme de “Saïd ben S’rir” : “Savez-vous pourquoi un pareil résultat ? Parce que d’abord vous n’avez pas su contenir ou transformer l’indigène qui est patient comme une couleuvre, insinuant comme un jésuite, voleur comme un arabe. Le bédouin s’arrangera toujours de sorte qu’un colon ne récoltera que peu de chose, et qu’il finira par crever, ou s’en aller”.

Désormais, seul le français aura droit de présence dans le journal.

Ainsi, ironie de l’Histoire, l’itinéraire de Lafosse, commencé sous l’égide du bilinguisme et du respect pour la langue des opprimés, se terminait par l’intériorisation totale de la victoire du français et de sa seule légitimité.

 

René MERLE



[1] Association 1851 pour la mémoire des résistances républicaines groupe scolaire Pasteur, 7 bd des Tilleuls, 04190 Les Mées

[2] Effantin, J.M. (1987), “Expériences graphiques dans le nord de la Drôme”, dans Cahiers critiques du patrimoine, n°3, pp.75-82.

[3] Cf. notamment Merle, R. (1990). L’écriture du provençal de 1775 à 1840, inventaire du texte occitan, publié ou manuscrit, dans la zone culturelle provençale et ses franges, Béziers, C.I.D.O. Texte intégral et corrigé de la thèse soutenue en 1987.

[4] Merle, R. (1996). Les Varois, la presse varoise et le provençal, 1859-1910, S.E.H.T.D.

[5] Merle, R. (1989). “L’écriture dialectale forézienne et lyonnaise de la pré-Révolution à la révolte des Canuts”, dans G.Roquille, Breyou, (ed. critique en collaboration avec Rude.F), SEHTD.

[6] Merle, R. (1989), Luttes ouvrières et dialecte : Guillaume Roquille, Rive-de-Gier, 1840. SEHTD.

[7] Merle, R. (1987). “Gelu et les canuts”, dans Lengas revue de sociolinguistique, n°22, p.239-255.

[8] Merle, R. (1991).Une Naissance suspendue. L’écriture des “patois” : Genève, Fribourg, Pays-de-Vaud, Savoie, de la pré-Révolution au Romantisme, SEHTD.