Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 273]

Millière 

Il était de Vonges (Côte-d’Or), un village où l’on fait de la poudre de guerre. Son père était tonnelier et fabriquait les fûts pour le service de la poudrerie, petit métier dont on vit tout juste et d’où ne sortent point les millionnaires. L’enfant avait l’esprit éveillé et des dispositions pour apprendre ; le père avait la bonne volonté de la pousser, mais la bonne volonté toute seule, c’est quelque chose de maigre. Avec cela on se met en route, seulement on a de la peine à aller loin.

Je ne dirai pas comment s’y prit le jeune Millière pour attraper le grade universitaire de bachelier et faire ses études de droit à la faculté de Dijon ; je n’en sais rien. On m’a rapporté que le collège d’Auxonne l’approvisionna du latin et du grec nécessaires dans la circons- [page 274] tance, et qu’ensuite il fit son droit un peu à la diable, d’une façon décousue, se nourrissant à domicile des codes et des commentaires, et usant de temps en temps ses souliers pour aller d’Auxonne à Dijon suivre les cours. Millière m’a confirmé ce dernier renseignement. D’autres m’ont assuré qu’il était petit clerc d’avoué à Dijon quand il y suivit les cours de l’école de droit.

On m’a dit qu’une pauvre femme d’Auxonne lui tint lieu de mère, se dévoua et l’aida du mieux qu’elle put. Millière se taisait sur cette particularité intéressante de sa vie, peut-être pour un motif d’amour-propre mal placé. Toujours est-il que l’ingratitude n’y fut pour rien.

De toutes les dettes qu’il contracta, celle de la reconnaissance envers la pauvre femme d’Auxonne ne fut jamais oubliée. Chaque mois et aussi longtemps qu’il vécut, il envoya une petite somme au maire de la ville, avec prière de la remettre à qui de droit, ce qui fut ponctuellement exécuté. Je tiens ce détail de mon vieux camarade Garnier qui, alors, était maire d’Auxonne, et se plaisait à le signaler. Nous ne pensons pas qu’il ait encore été livré à la publicité.

Millière, qui n’était pas un garçon à se laisser facilement abattre, fit courageusement tête à toutes les misères, en triompha et devint avocat.

Vous pensez bien qu’il ne revint pas à son nid qui lui eût rappelé de trop mauvais moments, mais il ne s’en éloigna guère ; il se fixa à Chalon-sur-Saône. Les [page 275] gens qui reviennent volontiers à leur premier gîte sont ceux qui ont fait fortune et qui mettent une puérile vanité à se faire voir et à regarder par dessus l’épaule les gros bonnets de l’endroit qui autrefois les dédaignaient, mais, qui aux heures de la prospérité, ne croient plus déroger en leur tenant compagnie. L’amour-propre froissé se rattrape sur eux et se venge à sa manière ; il fait avaler des anguilles à qui lui faisait avaler des couleuvres en d’autres temps. Je veux bien que ce ne soit pas héroïque ; néanmoins c’est pain bénit, comme disent nos villageois. Les gros de l’endroit ont une maison mal tournée, les parvenus du même endroit en élèvent une en face ou à côté dans le goût moderne. Et voilà que les gros enragent pendant que les parvenus jubilent et font tourner leurs chapeaux sur la pomme dorée de leur canne.

Millière ne pouvait pas se venger de cette façon. Tout avocat qu’il était, il n’avait pas de quoi se payer un pavillon à Vonges, ni faire rouler un tilbury sur la grande route. Il se contenta de vivre modestement à Chalon, une charmante ville en ce temps-là, pleine de bruit et d’affaires et ne lui rappelant aucun souvenir désagréable.

D’ailleurs, où les affaires vont grand train, la chicane a de fréquentes occasions de se produire. Et, ma foi, quand elle se montre, les avocats courent après, comme font les fourmis après les pucerons.

Notre jeune avocat n’était déjà plus le premier venu au barreau de Chalon ; vers 1844 ou 1845, je fis sa con- [page 276] naissance à une fête des loges maçonniques. Millière était l’orateur d’une des deux loges chalonnaises ; Leroyer était l’orateur de l’autre loge. Je remplissais les mêmes fonctions à Beaune. C’est en cette qualité que je m’étais rendu à l’invitation de nos amis de Saône-et-Loire qui avaient également invité les dignitaires de la loge de Dôle. Les orateurs des diverses loges n’étaient pas d’humeur à se renfermer absolument dans les limites étroites d’une institution de bienfaisance ; cependant ils n’entendaient pas non plus provoquer la fermeture de leurs ateliers en se livrant à la politique militante. Il fut convenu entre eux que dans les loges amies on agiterait les questions philosophiques.

Chaque loge devait mettre une de ces questions sur le tapis et en donner avis, en même temps que du jour où la discussion s’ouvrirait, afin qu’elle eût lieu simultanément et que les solutions fussent échangées aussitôt.

Ces discussions eurent de bons résultats et contribuèrent à resserrer les liens des quatre loges. Elles durèrent jusqu’à la fin de 1847. Alors, les banquets politiques de la réforme effacèrent l’action des loges et les discussions purement philosophiques se trouvèrent interrompues. Après 1848, Leroyer se fit inscrire au barreau de Lyon, Millière vint à Paris, se fit entendre dans les clubs, et s’occupa de journalisme. L’orateur de la loge de Dôle devint représentant du Jura, et enfin votre serviteur devin représentant de la Côte-d’Or. Millière n’arriva pas à se faire élire sous la République de 1848, quoique intelligent et [page 277] républicain convaincu. Mais il était d’un commerce assez difficile qui gâtait les meilleures combinaisons de sa légitime ambition. Les rudes épreuves endurées au début de la vie, lui avaient aigri le caractère et l’avaient rendu mauvais coucheur. La misère qui le ressaisit après la Révolution, n’était pas faite pour changer son vinaigre en miel et son absinthe en sirop. Plus que jamais il se montra agressif et violent dans la polémique. Je le perdis de vue à l’époque où il prit la rédaction en chef d’un journal à Clermont-Ferrant, journal qui ne tarda guère à succomber sous les amendes et la prison.

Que devint Millière au coup d’État ? Je l’ignore. Je ne le retrouvai à Paris que dans les dernières années de l’Empire, le jour de l’enterrement d’Alexandre Bixio. Il vint à moi dans la cour de la rue Jacob, n° 26, et me dit : « Si tous ceux à qui Bixio a rendu service se trouvaient réunis, la cour où nous sommes serait bien trop petite pour les contenir. »

Ces paroles me donnèrent à penser qu’il était un des obligés de Bixio : je n’eus pas l’indiscrétion de le lui demander. J’appris seulement qu’il était chargé du contentieux dans une compagnie d’assurances.

En 1870, il entra à la Marseillaise, journal que venait de fonder Rochefort dont l’autorité était considérable. Il fit une campagne en faveur de ce journal. A Dijon, il vit l’avocat Quillot qui l’accompagna à Chorey chez M. Chauvelot-Girard, et puis à Varennes où j’étais. Comme il était pressé, il ne s’arrêta pas et jele [lire je le] reconduisis jusqu’au pont du bois de l’Epeneau. Chemin fai- [page 278] sant, la conversation roula sur les hommes et les choses du moment. Il me fit de Rochefort un grand éloge au point de vue de l’esprit et de cœur. Il ajouta que ce pamphlétaire n’entendait rien aux affaires, qu’il ne connaissait pas les hommes, que les meilleures entreprises avorteraient dans ses mains et qu’il était d’une naïveté à se laisser prendre comme un enfant aux flatteries habiles. Et, à ce propos, il nous cita des individus ayant plus ou moins sa confiance, bien qu’ils ne la méritassent point.

Millière se donnait comme le gardien des faiblesses de cœur de son rédacteur en chef. Il avait l’œil ouvert sur son entourage et le prémunissait contre les traquenards tendus à sa bonne foi. A l’entendre, il avait, lui Millière, une très grande influence sur Rochefort qui le consultait souvent et suivait volontiers ses conseils. Ce devait être la vérité ; il pouvait être utile à un homme qui savait écrire avec beaucoup d’esprit, mais qui ne savait pas du tout administrer un journal.

L’autorité que s’attribuait Millière à la Marseillaise et qu’il avait très probablement, ne pouvait pas, à mon avis, se soutenir longtemps. Voici pourquoi : il avait la rage de l’empiètement, et il finissait par aller si loin qu’il devenait insupportable. Rochefort, qui a la sauvagerie de l’indépendance, n’était pas homme à se laisser supprimer par son lieutenant. Les plus endurants permettent bien qu’on les tienne un moment par la manche ou par un bouton, mais dès qu’ils s’aperçoivent que c’est avec l’intention de ne pas les lâcher, ils [page 279] se fâchent. Rochefort ne dédaignait point les conseils de Millière, mais celui-ci dépassait la mesure et prenait ses coudées trop franches. Rochefort se lassa et il forma des nuages qui devaient crever tôt ou tard. Ils cessèrent d’être camarades, ils ne marchèrent plus la main dans la main, quand se firent les élections de Paris en février 1871. Millière n’en fut pas moins élu le quarante-unième sur quarante-trois représentants.

Je m’aperçus du refroidissement à Bordeaux par une sortie qui échappa à Rochefort et qui ne figure pas au Journal officiel. Millière avait été desservi près de son ancien rédacteur en chef ; je dis desservi pour ne pas employer une expression plus forte.

Les attaques personnelles de Millière contre Jules Favre ne produisirent pas un bon effet ; à tort ou à raison, il paraissait moins un redresseur de torts qu’un homme occupé à exercer une vengeance particulière. C’est au nom de la morale publique outragée qu’il frappait Jules Favre, mais il fut dans cette affaire l’auxiliaire d’un sieur Laluyé, qui n’a pas emporté avec lui dans la tombe l’estime des honnêtes gens. L’intervention de Millière parut regrettable. Ceux qui n’excusaient pas Jules Favre, ne pouvaient s’empêcher d’exécrer ce Laluyé qui avait reçu ses confidences et l’avait trahi lâchement.

Laissons là ce triste souvenir ; Millière a racheté par une mort sans exemple dans l’histoire tous les torts de sa vie. A l’époque de la Commune, il quitta Versailles et se rendit à Paris au milieu de ses électeurs insurgés. [page 280] On ne le vit pas parmi les combattants ; il ne montra ses sympathies pour eux que dans une lettre très vive qui fut publiée par les journaux de la Commune. Cette lettre était adressée non directement, mais indirectement au président de l’Assemblée nationale. Millière y donnait sa démission de député, qui ne pouvait être acceptée sous cette forme. Aussi n’en fut-il point question à l’Assemblée et Millière ne cessa pas de lui appartenir. A Versailles, en raison de sa lettre imprimée à Paris, on le rangeait parmi les partisans actifs de l’insurrection communaliste ; à Paris, au contraire, on l’accusait publiquement d’avoir mis un pied dans les deux camps et de toucher son indemnité de député à Versailles. C’était un mensonge. La vérité dans tout ceci, c’est que ses sympathies étaient pour l’insurrection et qu’il ne croyait pas à son triomphe.

Lorsque les troupes entrèrent dans Paris, Millière ne fut pas arrêté les armes à la main et en combattant ; il fut pris dans une maison, chez son beau-père, et emmené par la troupe du côté du Luxembourg. Le capitaine d’état-major Garcin a raconté la chose en ces termes :

« Millière a été amené ; nous étions à déjeuner avec le général au restaurant de Tournon, à côté du Luxembourg. Nous avons entendu un très grand bruit et nous sommes sortis. On m’a dit : – C’est Millière. J’ai veillé à ce que la foule ne se fit pas justice elle-même. Il n’est pas entré dans le Luxembourg, il a été arrêté à la porte. Je m’adressai à lui, et je lui dis : – Vous êtes [page 281] bien Millière ? – Oui, mais vous n’ignorez pas que je suis député. – C’est possible, mais je crois que vous avez perdu votre caractère de député. Du reste il y a parmi nous un député, M. de Quinsonnas, qui vous reconnaîtra. – J’ai dit alors à Millière que les ordres du général étaient qu’il fût fusillé. Il m’a dit : – Pourquoi ? – Je lui ai répondu : – Je ne vous connais que de nom, j’ai lu des articles de vous qui m’ont révolté ; vous êtes une vipère sur laquelle on met le pied, vous détestez la société ? – Il m’a arrêté en disant d’un air significatif : – Oh ! oui, je la hais, cette société. – Eh bien ! elle va vous extraire de son sein, vous allez être passé par les armes. – C’est de la justice sommaire, de la barbarie, de la cruauté. – Et toutes les cruautés que vous avez commises, prenez-vous cela pour rien ? Dans tous les cas, du moment que vous dites que vous être Millière, il n’y a pas autre chose à faire.

« Le général avait ordonné qu’il serait fusillé au Panthéon, à genoux, pour demander pardon à la société du mal qu’il lui avait fait. Il s’est refusé à être fusillé à genoux. Je lui ai dit : – C’est la consigne. Vous serez fusillé à genoux et pas autrement.

« Il a joué un peu la comédie, il a ouvert son habit, montrant sa poitrine au peloton d’exécution. Je lui ai dit : – Vous faites de la mise en scène, vous voulez qu’on dise comment vous êtes mort ; mourez tranquillement, cela vaut mieux. – Je suis libre, dans mon intérêt et dans l’intérêt de ma cause, de faire ce que je veux. – Soit, mettez-vous à genoux. – Alors il me dit : – Je ne [page 282] m’y mettrai que si vous m’y faites mettre par deux hommes. – Je l’ai fait mettre à genoux et on a procédé à son exécution. Il a crié : Vive l’humanité ! Il allait crier autre chose quand il est tombé mort. »

Pas de commentaires !

La veuve de Millière, en dernier lieu directrice d’une école municipale de la ville de Paris, est morte en mars 1891. D’après sa volonté expresse, ses restes mortels ont été incinérés dans le four crématoire du Père-Lachaise.