Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 265]

Charles Lepère 

La nouvelle de la mort de Charles Lepère à Auxerre, le 5 septembre 1885, m’a causé de la peine, parce qu’il était resté un excellent homme après avoir été deux fois ministre, de l’agriculture et du commerce d’abord, de l’intérieur ensuite. Les honneurs ne lui avaient rien ôté de sa simplicité, peut-être lui avaient-ils donné, à défaut de morgue, des soucis et des mécomptes, auxquels il se s’attendait pas. Il nous était venu de joyeuse humeur, il s’en est allé morose ; il était rentré aux affaires confiant et communicatif, il en est sorti désillusionné, réservé et fortement aigri. Il n’avait point, en arrivant, ce qu’on nomme de la surface, c’est-à-dire des biens au soleil et de jolis revenus ; il ne devait pas être en partant dans une situation très étoffée.

[page 266] Voilà ce que l’on gagne au pouvoir quand on n’a pas les vices de son emploi. Pendant que les ambitieux et les vaniteux s’y campent sur leurs ergots et posent en personnages de gros volume et de haute taille, les gens modestes, honnêtes, de peu d’appétit et de nulle ambition, se découragent et s’usent au contact des reptiles, vipères ou crapauds qui forment leur entourage et mangent dans leurs mains, en attendant l’heure de manger dans la main de ceux qui leur succèderont. Pour peu que l’on soit doué de l’esprit d’observation, il ne faut guère de temps pour distinguer dans un homme ses qualités et ses défauts et voir de quel côté penche la balance. Il n’y avait pas de grand mérite d’ailleurs à faire cette étude chez Lepère, qui ne savait point dissimuler. Il était ouvert à l’observation et s’abandonnait volontiers à qui s’approchait de lui.

Pendant que je passais mes vacances à Varennes et qu’elles tiraient vers leur fin, les journaux de mon département m’apprirent que l’on organisait à Auxerre, pour un jour déterminé, une de ces fêtes splendides et tout à fait originales, comme on en voit dans le Nord, à Valenciennes, par exemple. J’eus le désir d’assister à la fête d’Auxerre, et j’en écrivis à Léon Legault, qui rédigeait alors un journal de la localité. Je le priai d’en parler au besoin à Lepère et de m’arrêter une chambre pour quarante-huit heures dans un hôtel ou une auberge. Je reçus une prompte réponse ; j’étais invité gracieusement à descendre chez mon collègue Lepère.

[page 267] En arrivant, je trouvai maison pleine, et je regrettai vivement d’avoir commis une indiscrétion. En ce moment, Lepère se serait très bien passé de ma visite ; je devenais un gêneur ; mais comme je lui avais exprimé le désir d’assister aux fêtes d’Auxerre, il se trouvait moralement forcé de me découvrir un gîte.

On me logea dans une imprimerie ; rien de mieux ; je me sentais dans mon élément comme le poisson dans l’eau. Néanmoins, j’étais et restais bel et bien un intrus, et si la chose eût été à refaire, personne ne m’y aurait repris.

N’allez pas croire que je fusse autorisé le moins du monde à me plaindre ; au contraire, l’accueil avait été charmant. Bonne mine, bonnes paroles, bonne table et bon logis, j’eus tout cela, et, ma foi, les plus difficiles se contenteraient à moins. C’est égal, pourtant, je continuais à me sentir gêné, et je ne retrouvai les aises que chez Legault, un de mes vieux camarades de Paris. Il connaissait Dieu, le diable et le reste, et il me mit tout de suite au courant de ce qui se passait.

Pour moi, naïf comme pas un, les fêtes d’Auxerre étaient le but ; je venais voir des cavalcades, des chevaliers du moyen âge, des chars superbes, des lanternes vénitiennes, des costumes étranges, des chefs-d’œuvre en papier découpé. Pour les invités de Lepère, c’était plus et mieux que cela ; les fêtes étaient surtout une occasion de faire un solennel accueil à Gambetta et de lui offrir un grand festin. Léon Gambetta

Des délégués venus de tous les points du départe- [page 268] ment de l’Yonne allaient être présentés à Gambetta. Il était descendu chez Paul Bert, et c’est là que la présentation devait avoir lieu avec le plus de solennité possible. J’ajoute que pas n’était besoin d’être délégué de l’Yonne pour être présenté.

Les invités de Lepère, les députés du département et même d’ailleurs se rendirent chez Paul Bert et prirent part à la cérémonie.

Je n’y allai point, malgré mes vives sympathies pour Gambetta, ou peut-être à cause de la sincérité de mes sympathies. Je ne comprends point, en République, l’utilité de continuer les usages de la monarchie ; je m’éloigne instinctivement de tout ce qui, de près ou de loin, ressemble au culte de l’homme par l’homme et tend à placer sur un piédestal quelconque les personnages politiques considérables. Que cela se fasse en faveur d’individualités princières qui se croient d’une autre race ou d’un autre rang que le commun des mortels, soit ; je m’en désintéresse absolument et n’y trouve rien à redire. C’est un procédé d’idolâtre à idole, de sujet à monarque, de serviteur à maître. Là, au moins, chacun est dans son rôle.

Mais dès qu’il s’agit de rapports entre citoyens d’une République, c’est une affaire qui me touche, et je trouve regrettable que, sous prétexte de transition d’un régime à un autre, on s’efforce de creuser le fossé entre les rangs et de montrer la distance qui sépare l’homme supérieur de ceux qui l’affectionnent le plus. Laissez-nous lui serrer la main en passant et lui exprimer notre [page 269] contentement dans la foule, mais permettez-nous de nous dérober aux adorations préparées. L’encens tourne la tête aux gens qui ont le nez trop près de l’encensoir. A force de voir des idolâtres au-dessous de soi, il est à craindre, même avec les meilleurs, qu’ils en viennent à accepter sérieusement le rôle de l’idole, à parler un peu trop haut, à s’attribuer une puissance un peu exceptionnelle et à s’imposer.

Le besoin de dominer ne s’éveille et ne se produit que trop souvent ; gardons-nous bien de l’encourager maladroitement. Tenons-nous-en le plus possible aux démonstrations spontanées, qui sont les bonnes et les seules dignes de ceux qui les font, comme de ceux qui en sont l’objet.

Je ne saurais vous dire combien j’ai vu dans ma vie de présentations, réceptions, démonstrations, ovations à tous les degrés de l’échelle sociale ; mais je peux vous assurer qu’elles font plus de mal que de bien.

Pour mon compte, je n’ai jamais pu crier : vive quelqu’un ! même quand ce quelqu’un m’était sympathique. Je vous avoue même que j’ai toujours eu de la peine à crier : vive quelque chose, même quand la chose faisait mon plus vif contentement. Je ne voulais pas commencer à Auxerre.

Et du moment qu’on ne m’avait pas vu au défilé du dimanche dans la maison de Paul Bert, il était naturel que, malgré des invitations réitérées, on ne me vît pas au grand festin du lendemain. J’étais tombé à Auxerre comme un accident, j’en partis précipitamment le lundi [page 270] avant l’aube, et j’eus pour compagnon de voyage jusqu’à Paris, Albert Joly, qui revenait de je ne sais où, et retournait à Versailles.

J’arrive à un épisode de la vie parlementaire de Lepère qui a été longtemps ignoré, je ne sais pas trop pourquoi, mais qui à présent n’est plus un mystère pour les hommes politiques, et qui eut une importance considérable.

On a dit, vous vous en souvenez, que M. le sénateur Wallon est le père de la République, attendu que ce fut à la faveur de son amendement devenu fameux que le mot de République s’introduisit à Versailles dans la Constitution qui fut votée à une voix de majorité seulement. Eh bien, il serait plus conforme à la vérité de dire que la voix de majorité qui fonda la République de nom, doit être attribuée à Charles Lepère.

Le jour où le vote se fit, deux députés étaient absents de Versailles : Rathier, député de l’Yonne, et votre serviteur. Il y avait alors exposition agricole et concours au Palais de l’Industrie, à Paris, et nous nous y rencontrâmes.

Nous étions persuadés l’un et l’autre que le vote n’aurait lieu que le lendemain ; cependant il nous restait quelques doutes.

– Et si tout allait se terminer dans la séance d’aujourd’hui ? dis-je à Rathier.

– Peu m’importe, répondit-il, ma ferme résolution est de m’abstenir. Lepère est partisan du vote, et il a fait tant d’efforts pour m’amener à changer d’avis, que [page 271] j’ai jugé prudent de mettre dans ma poche tous les bulletins à mon nom. Je suis donc tranquille, on ne votera pas pour moi et malgré moi.

– Et vous, me demanda Rathier, est-ce que vous vous abstenez aussi ?

Non, je voterai l’amendement, mais je dois vous avouer que j’ai hésité longtemps avant de prendre cette détermination. La question est si délicate que vous pourriez bien avoir raison contre moi ; si on échouait, je ne vous cache pas que je regretterais mon vote ; en cette affaire vous êtes dans les principes plus que moi ; mais au petit bonheur ! J’estime que la séance sera longue, et qu’en partant d’ici tout à l’heure j’arriverai encore à temps à Versailles ; néanmoins, j’ai pris mes précautions pour le cas contraire ; j’ai remis mes bulletins à mon ami Lherminier, notre collègue du département de l’Orne, en le priant de voter, au besoin, pour moi.

Lorsque j’arrivai à l’Assemblée nationale, le scrutin venait d’être dépouillé, et ce fut précisément Lepère qui me donna le résultat. « Une voix de majorité ! » ajouta-t-il, celle de Rathier, et c’est à moi qu’on la doit.

– Comment celle de Rathier ? répondis-je, je l’ai rencontré il n’y a pas plus d’une heure à Paris, au Palais de l’Industrie ; il m’a affirmé qu’il s’abstenait et que, par prudence, il avait emporté ses bulletins.

– Oui, oui, il a emporté ses bulletins, mais j’avais dans mon tiroir des bulletins blancs et bleus sans nom ; j’en ai pris un blanc et j’y ai mis à la plume le nom de Rathier. Un moment j’ai hésité, mais c’était une si grosse [page 272] question que j’ai pris sur moi la responsabilité morale de ce vote. Rathier dira ce qu’il voudra ; il rectifiera s’il veut.

Rathier ne se fâcha point et ne rectifia pas. Plus tard, il ne fit pas mystère de cette affaire, et je la publie sans me rendre coupable d’indiscrétion.