Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 247]

Les attelages d’hommes

 J’ai lu dans l’Histoire des Français, de Monteil, que dans certaines contrées, au temps féodal, on a vu des hommes attelés à la charrue et faisant le travail des animaux. C’est possible, mais il fallait que la terre fût légère et que l’araire ne fût pas lourd. Il n’y a pas lieu d’ailleurs de s’en étonner plus que de voir un homme et une femme attelés à une herse, tableau que j’ai eu sous les yeux dans la Flandre-Orientale une seule fois et sur un seul point.

Cette assimilation de l’homme à la bête m’a été pénible. C’est peut-être de là qu’est venu le malveillant dicton des Ardennais : les Flammins ne sont nin des gins.

L’attelage aux charrettes à bras n’est pas, j’en [page 248] conviens, d’un ordre bien relevé ; cependant je ne le condamne point toujours, parce qu’il est un progrès. Il vaut mieux traîner une charge ou la pousser devant soi, que de l’avoir sur le dos dans une hotte, sur les épaules, dans un sac, ou sur la tête, dans un panier, et de rompre dessous. Deux ou trois cents kilos en charrette pour une course, ce n’est rien ; mais quand on est forcé de la traîner toute une journée par des chemins accidentés, elle cesse d’être un soulagement, et alors je la prends en grippe et n’en veux plus.

Qu’on ne déshabitue pas du travail des bras et des jambes, soit ; cette gymnastique fonctionnelle a son mérite, seulement c’est à la condition qu’elle ne dépassera point la mesure, et qu’au lieu de fortifier les gens, elle ne les tuera pas. Si vous n’êtes pas de mon avis, vous le serez sûrement tout à l’heure.

Dernièrement, je vous disais que le roi Léopold Ier avait un rendez-vous de chasse dans la commune de Ciergnon. C’était un peu plus qu’une grosse maison bourgeoise et un peu moins qu’un château. En somme, cela ne méritait guère d’être visité. Mais, en retour, dans cette commune, pas loin de la résidence royale, se trouvait un individu que Grévin eût mis dans sa galerie de célébrités, s’il y avait eu un Grévin par là. Je me hâte d’ajouter que cet individu n’était ni un personnage politique ni un malfaiteur de marque : c’était tout simplement un brave homme, qui avait de la peine à gagner sa vie pour lui et les siens, et qui se nommait Auguste-Joseph Thibaut.

[page 249] Ce pauvre diable avait une quarantaine d’années et n’était point taillé en hercule, au contraire. Sa physionomie ne dénotait pas l’énergie ; elle marquait la misère et la fatigue. Thibaut avait eu la singulière idée de s’atteler à une méchante charrette non suspendue, et de faire concurrence au roulage entre Dinant et Saint-Hubert, et cela durait depuis plusieurs années sur un parcours de onze lieues de pays, c’est-à-dire de cinquante kilomètres.

Et quelle route à partir de Dinant ! Monter, descendre, toujours et sans cesse, avec une charge d’environ 300 kilos. Thibaut était aux brancards ; l’aîné de ses garçons, qui avait douze ans, se tenait derrière la charrette, poussant aux montées, retenant aux descentes, et tous deux décrivant les zigzags horizontaux qui diminuent la peine en allongeant le trajet. Et quand ils en avaient assez, tout en haut d’une côte ou au bas d’une rampe, la chemise fumant en été et le visage mouillé de sueur, ils reprenaient haleine, s’asseyaient par terre, mangeaient une tartine de pain noir graissée de beurre salé et buvaient un verre d’eau. Ils ne connaissaient ni l’auberge ni le cabaret.

A ce rude métier, Thibaut gagnait à peu près six francs pour son parcours de onze lieues. Avec cela, il achetait des chiffons, des os de cuisine, des vieux cuirs, je ne sais plus quoi, qu’il ramenait par contre-voiture et sur lesquels il gagnait quelques sous. Il en laissait à la maison pour les besoins de sa pauvre famille, et il gardait le reste pour se faire quelque jour une grande [page 250] situation. Son idéal n’était pas d’un ambitieux extravagant : il désirait un âne qu’il attellerait à sa charrette et qu’il aiderait de l’épaule aux passages difficiles.

Il mit des années à réaliser cet idéal, mais enfin il réussit à ramasser une quinzaine de francs, et avec cette maigre somme il trouva à acheter un âne avec son harnais. L’âne était vieux et le harnais aussi. On devait supposer qu’il ne durerait guère, mais Thibaut pensa que s’il durait quinze jours, jusqu’après la moisson, ce serait assez. Il se dit que pendant ces quinze jours, son garçon irait travailler dans une ferme, et qu’il y gagnerait plus qu’à pousser la charrette. Après tout, il lui reviendrait dans le cas où la bête périrait. L’âne de 15 francs était le commencement de la grande situation rêvée.

Comment ne pas s’intéresser à ce pauvre homme qui espérait toujours et ne se plaignait jamais ? Vous pensez bien que je saisissais toutes les occasions d’en parler. Les paroles sont comme les graines : il s’en perd et il en reste, selon qu’elles tombent à mauvaise place ou à bonne place. Or, il m’arriva un jour de parler de Thibaut devant une dame qui m’écouta avec bienveillance et me dit : « On est vraiment honteux d’être riche et de ne pas souffrir, quand on songe aux infortunes et aux souffrances des autres. »

Naturellement, je félicitai cette dame de ses bons sentiments ; puis j’ajoutai que les secours bien donnés sont ceux qui peuvent sortir d’embarras d’honnêtes travailleurs et non ceux qui vont aux mendiants valides et les [page 251] entretiennent dans la paresse. Quantité de personnes, continuai-je, dépensent en aumônes par année 70 et 80 francs sous forme de morceaux de pain que les mendiants vendent pour nourrir des animaux et acheter de l’eau-de-vie. Supposez que pareille somme tombe dans les mains de Thibaut, ce serait toute une famille sauvée et un avenir assuré.

Une quinzaine plus tard, j’étais invité à passer une journée aux environs de Marche, dans la famille Carton de Familleureux, que j’avais connue au Mesnil, chez M. Peterson. Là se trouvaient réunis, dans une jolie villa, le père, la mère, le fils et la jeune dame dont je vous entretenais tout à l’heure. J’avais à peine franchi le seuil de la porte que cette dame me tendit la main et me dit doucement :

– Bonne nouvelle, Monsieur : nous avons ici une excellente mère, à qui j’ai parlé du pauvre homme de Ciergnon. Elle a souri et m’a promis 80 francs. Il ne sera pas dit qu’un malheureux aura escompté la meilleure partie de son existence dans une besogne surhumaine, sans éveiller l’estime et la compassion des gens de bien.

Il était temps : l’âne de 15 francs n’en pouvait plus, et le harnais raccommodé avec des bouts de ficelle ne valait pas davantage.

Voici donc notre martyr à la tête de 80 francs ; que va-t-il en faire ? Je sais bien qu’Aristide Boucicaut commença aussi petitement ; mais ce n’était point une raison pour que Thibaut finît comme lui. On m’assure, [page 252] en effet, que sa carrière fut moins étourdissante, et je le crois. On m’assure également qu’il donna de suite, pour successeur à son âne mort, un petit cheval ardennais qui ne marquait plus, qu’il paya 60 francs tout garni, et encore se plaignait-il d’avoir été volé. Je n’ai pas de peine à le croire, car c’était une capricieuse bête qui réunissait en elle tous les vices de sa race.

Mais vous pouvez donner au paysan ardennais un cheval vicieux en diable et d’une maigreur excessive, il ne sera pas embarrassé pour lui corriger le caractère et le mettre en bon état. Le moyen de lui adoucir les mœurs est connu des individus qui maquignonnent. Thibaut s’y laissa prendre. Il ignorait qu’avant d’entrer en marché pour un cheval, il est toujours prudent, sous un prétexte quelconque, de visiter le jardin du vendeur. Rencontre-t-on sur un coin de plate-bande plusieurs pieds de jusquiame noire, il faut se méfier. On vous dira peut-être que les racines servent à chasser les rats des greniers, ce qui est la vérité, mais on ne vous dira pas que la graine empoisonne doucement les animaux, les engourdit et les rend tout à la fois traitables et engraissables.

Chez nous, il y a des ménagères qui ont recours au même procédé, seulement c’est pour engourdir et pour engraisser les porcs et la volaille.

L’essentiel en cette affaire est de ne point dépasser la mesure, et il va sans dire que nous avons de bonnes raisons pour ne point l’indiquer.