Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 201]

Les botanistes 

Ma foi, tant pis ! si je devais toujours attendre que les gens fussent morts pour en parler, il pourrait m’arriver de disparaître avant eux et de n’en rien dire.

Je n’attendrai donc pas et je me servirai de ma langue avant de l’avaler. Soyez tranquilles, d’ailleurs ; il ne tombera point de ma plume le moindre vilain mot et mes indiscrétions ne chagrineront personne.

Ma causerie d’aujourd’hui apprendra peut-être quelque chose aux historiens de la botanique, et je ne vous cache pas que j’en serai fort aise. D’abord, je vous rappellerai que le célèbre peintre de fleurs Joseph Redouté était de Saint-Hubert, et qu’une fontaine un peu monumentale porte à présent son nom sur la place de la mairie. Redouté n’était pas seulement un grand aqua- [page 202] relliste, il aimait aussi la botanique, et dans une herborisation qu’il fit, il trouva la trientale d’Europe, plante assez rare en Belgique, assez rare dans nos Ardennes françaises, et qu’il indiqua vaguement, sans préciser l’habitat. Les livres spéciaux se bornent à dire que le peintre ardennais la découvrit aux environs de Saint-Hubert. Avec de pareils renseignements, on ne va pas loin ; c’en est tout juste assez pour piquer la curiosité, mais c’est insuffisant pour la satisfaire. C’est à peu près comme si je vous parlais d’une maison de Paris sans vous désigner la rue et le numéro.

Le directeur de l’école moyenne de Saint-Hubert, Romain Beaujean, s’occupait de botanique et connaissait les environs de la ville jusque dans les recoins cachés. C’était fort bien, mais il ne connaissait pas du tout la trientale qu’il cherchait vainement depuis plusieurs années. Un jeune botaniste de Rochefort, M. François Crépin, rêvait aussi de cette plante et demandait à la voir. Impossible de la lui montrer.

Il était réservé à mon compagnon d’exil, le docteur Charles Moreau, de la retrouver, bien qu’elle lui fût inconnue. Nous venions d’entrer dans le bois de Lavacherie ; Moreau prit à gauche, et pendant que je cueillais des fraises, il me héla bientôt d’une façon pressante. Je courus de son côté : « La voici enfin, me cria-t-il. » Ce l’était en effet, et bien en fleurs, dans une éclaircie fangeuse de la lisière du bois. Cette trientale n’est pas une merveille, mais c’était pour nous une rareté. Petite primulacée de 12 à 15 centimètres, avec deux ou trois [page 203] fleurs blanches au sommet de la tige, elle occupait un espace très étroit, et j’estime qu’il se trouvait tout au plus un cent d’exemplaires. Moreau en prit une vingtaine d’exemplaires et j’en pris autant ; il fallait bien en laisser pour les autres chercheurs de simples, et aussi pour la multiplication de l’espèce. En somme, il y en avait si peu dans ce petit coin, que je me suis expliqué depuis la discrétion excessive de Redouté.

Tout à l’heure, je vous citais François Crépin ; j’y reviens. Il nous faisait de temps en temps des visites amicales que nous lui rendions. Son père était juge de paix du canton de Rochefort ; sa mère était la sœur du président du comice agricole de Florenville. La maisonnée comprenait quatre garçons, qui commencèrent leurs études à l’école primaire de l’endroit et les finirent seuls, sans le secours de personne. François était l’aîné, mais le plus laborieux. Le juge de paix, qui n’en attendait rien, prit la parti de le confier comme pensionnaire aux soins de l’instituteur de Wavreilles, village à quelques kilomètres de Rochefort. On en disait du bien dans le pays et le juge de paix, en lui amenant son fils, ne le vanta pas, au contraire ; il le prévint qu’il aurait de la peine à en faire quelque chose.

Or, l’instituteur de Wavreilles, à cette époque-là, était justement Romain Baujean, qui devait plus tard devenir le directeur de l’école moyenne de Saint-Hubert. Il avait le goût de la botanique, il herborisait dans ses jours de loisir, et le jeune Crépin l’accompagnait dans ses excursions. Il arriva qu’il prît goût, lui aussi, à la [page 204] recherche des simples et qu’il y mit une âpreté toute particulière. C’est à Wavreilles qu’il apprit à déterminer les plantes. Cette connaissance ne faisait pas précisément le compte du juge de paix, mais enfin le fils avait découvert sa voie et il n’était plus possible de le faire dévier. L’étude de la botanique ne pouvait le mener loin qu’à la condition d’étudier en même temps les vieux auteurs et de se tenir au courant de ce qui se passait à l’étranger. Il apprit le latin, l’anglais, l’allemand, et tout cela sans maître ; ses frères en firent autant de leur côté, et avec le même succès. Henri entra dans l’enregistrement et est aujourd’hui directeur de l’enregistrement et des domaines de la province de Namur ; le troisième, Joseph ; se livra aux études médicales et est devenu médecin à Rochefort, le quatrième, Célestin, est devenu avocat à Bruxelles. Restait le jeune François, dont l’horizon ne s’éclaircissait point. En hiver, il copiait des actes chez son oncle le notaire Filaine, et la bonne saison venue, avec les 40 ou 50 francs qu’il avait gagnés, il allait herboriser à de certaines distances, du côté de Liège ou des frontières de France, et ne faisait que de maigres dépenses afin que l’herborisation durât davantage.

De retour à Rochefort, il recommençait ses courses et rentrait chaque soir à la maison avec sa provision de plantes.

Ce n’était pas une situation, et le juge de paix ne cachait point sa mauvaise humeur. Sur ces entrefaites, j’eus l’occasion d’aller à Rochefort et de visiter la famille [page 205] Crépin. Mme Crépin, qui était une femme d’intelligence peu commune, me prit à part et me raconta que le juge de paix ne voyait pas sans déplaisir leur fils François revenir tous les jours avec des brassées d’herbes.

– Il me dit sans cesse, ajouta-t-elle, que ce n’est pas avec des herbes qu’on se crée une position dans la société, et je ne sais que répondre. Voyons, Monsieur, dites-moi en toute franchise ce que vous pensez de cela.

Je répondis à Mme Crépin que son fils François ferait quelque jour honneur à sa famille, et qu’il deviendrait certainement professeur de botanique dans quelque grande ville de la Belgique.

– C’est bien, reprit Mme Crépin, j’ai confiance en ce que vous m’affirmez.

J’ai la satisfaction d’avoir été dans cette circonstance un bon prophète. En 1860, François Crépin publiait à Bruxelles un excellent Manuel de la flore de Belgique ; plus tard, il devenait professeur de botanique à Gand. Il quitta Gand en 1869 et entra au musée d’histoire naturelle où il organisa la section de paléontologie végétale. En 1875, il fut nommé directeur au Jardin botanique de l’État, à Bruxelles, qu’il dirige depuis lors et où son bagage littéraire et scientifique s’accroît d’année en année.

Voilà où peuvent mener les brassées d’herbes.