Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 135]

Une chasse au proscrit

 En politique, comme en toutes choses, on se désintéresse beaucoup trop des victimes du devoir quand elles sont modestes et obscures. Nous courons tout de suite aux chefs de file, à ceux qui ont un nom, qui sont en vue, qui portent le drapeau et qui, par conséquent, ne risquent point d’être condamnés à un éternel oubli ; tôt ou tard on retrouverait ces derniers pour les besoins de l’histoire contemporaine. Quant aux autres, j’estime qu’ils n’ont pas le temps d’attendre et que c’est par eux qu’il faudrait toujours commencer. A force de remettre et d’ajourner, leur souvenir s’efface, les témoins s’en vont et l’on ne sait plus à qui s’adresser pour avoir les renseignements nécessaires. J’en ai trop de preuves, et ceci est infiniment regrettable, attendu que les plus obscurs ne sont pas les moins dévoués.

[page 136] Aucun de vous, je le parierais, n’a attendu parler de Damas. Sous la seconde République, il était serrurier et négociant à Semur-en-Auxois, et les hommes du coup d’État ne l’oublièrent point.

Comme la plupart des hommes d’action de sa trempe, il ne menait pas grand bruit, mais il jouissait de la réputation de n’être point commode, d’avoir la patience courte et le bras lourd. Aussi, quand il fut question de l’arrêter, on jugea l’entreprise difficile et les gendarmes ne savaient comment s’y prendre. On procéda par surprise et traîtreusement, grâce à la complaisance d’un facteur des postes qui entra le premier dans la maison et se mit à causer avec Damas. Pendant ce temps-là, le républicain semurois, assis au coin de son feu, ne vit point entrer les gendarmes et se laissa surprendre. Il eut beau se défendre, il était prisonnier.

On l’envoya à Dijon, en nombreuse compagnie, et de là, plus tard, dans une des casemates de Paris, d’où il ne sortit que pour gagner la frontière de Belgique ; mais arrivé à Valenciennes, on lui enjoignit d’aller en Angleterre. Il s’y refusa. On lui indiqua la Suisse, même refus ; il tenait à la Belgique et il y arriva avec le passeport de son cousin germain Tenlot qui habitait Paris.

Naturellement, il se présenta à Bruxelles sous son nom de Damas, et il va sans dire qu’il avait été recommandé tout particulièrement par la police française à la police belge. Il était donc de ceux qui ne devaient pas être internés dans le proche voisinage de notre frontière. Où l’envoya-t-on ? je l’ignore ; peut-être dans les [page 137] Flandres. Ce que je sais, c’est qu’il ne se rendit pas dans son lieu d’internement, et il n’en fallait pas davantage pour mettre de mauvaise humeur M. Verheyen, qui était le directeur de la Sûreté publique.

Ce directeur avait le fond meilleur que la forme. Il détestait cordialement l’Empire et il ne manquait pas de franchise. Néanmoins, beaucoup de proscrits n’en disent pas de bien, mais quelques autres, parmi lesquels Charras et votre serviteur, ont eu à s’en louer. C’était un original, et il avait un amour-propre démesuré. Il suffisait d’un léger froissement pour l’indisposer, mais aussitôt qu’on le flattait un peu, il s’adoucissait vite. J’avais découvert ce côté faible. Un jour, il me racontait qu’avant d’être directeur de la Sûreté il était juge d’instruction, et qu’il avait toujours réussi à obtenir des criminels des aveux complets.

– Je n’ai pas de peine à le croire, lui dis-je, vous avez une puissance de regard tout à fait extraordinaire.

Il se montra très content de moi à partir de ce moment, et plus tard, en diverses occasions, je fus très satisfait de lui.

Revenons à Damas. Nos amis de Bruxelles lui conseillèrent de partir sans délai pour l’Ardenne. Il partit, en effet, et nous arriva un matin à Saint-Hubert par la diligence. Il demanda à parler au docteur Moreau qui le connaissait parfaitement, et à moi qui ne le connaissais pas.

– Pour vous deux, dit-il, je suis le citoyen Damas, de Semur ; pour les autres, je suis de Paris et me nomme [page 138] Tenlot ; voici mon passe-port. Je vous prie de me découvrir une maison isolée, de préférence une ferme, où, moyennant la nourriture et le logement, je m’emploierais aux travaux de l’agriculture.

C’était une affaire délicate, les habitations isolées n’étaient pas rares en Ardenne, mais nous en connaissions à peine les propriétaires.

– Si nous nous adressions à X… qui connaît bien des villages de la province ? me dit Moreau.

– Non, non, répondis-je, je viens d’avoir avec lui un bout de conversation désagréable et nous aurions tort de lui demander un service quelconque.

Ce M. X… n’était pourtant pas un méchant homme ; c’était un inconscient qui avait une manière d’apprécier les gens qui ne m’allait point. En un mot il m’agaçait. Il aurait voulu que le gouvernement belge envoyât à Saint-Hubert toute une colonie de proscrits, mais seulement de proscrits en situation d’apporter de l’argent dans la localité et d’y faire de la dépense. Cela me rappelait nos populations des frontières et d’ailleurs, qui sollicitèrent sans cesse du pouvoir une bonne garnison, et surtout de la cavalerie.

Mon homme ne montrait d’attachement que pour les goussets fournis ou pour les individus dont il attendait des services. Ainsi, il était aimable avec Moreau qui lui donnait gratuitement des consultations médicales, et il s’entretenait volontiers avec moi des choses de l’agriculture. Seulement, il me reprochait de ne pas le fréquenter, de n’être jamais allé chez lui malgré ses invi- [page 139] tations, et de faire société avec du monde qui ne le valait pas. Un moment, je n’y tins plus et le pressai de me dire de quel monde il entendait parler.

Il me cita tout de suite tels et tels, braves gens, sans doute, ajouta-t-il, mais n’ayant pas plus de 2 à 3,000 livres de rente, tandis qu’il en avait, lui, 9,000 au petit pied.

– Mais à compte-là, répliquai-je, si Mimi était ici, je devrais le fréquenter plutôt que vous.

– Qu’est-ce que ce Monsieur-là ? me demanda X…

– Ce Monsieur-là est un individu de Paris qui travaille depuis longtemps dans les poches de son prochain, qui a ramassé à ce métier près de 15,000 francs de rente et qui, n’ayant jamais été pris, n’a point de de [sic] casier judiciaire. Eh bien, il raisonnait dans votre sens ; écoutez plutôt.

Vers 1834, il existait à Paris un journal appelé le Bon Sens. La police voulut empêcher les porteurs de le vendre sur la voie publique, mais le gérant qui se nommait Victor Rodde déclara et publia que la police n’était pas dans son droit. Il ajouta même qu’il prendrait la blouse et la boîte d’un de ses hommes, qu’il irait place de la Bourse vendre lui-même son journal, et que si la police s’avisait de mettre la main sur lui, il repousserait la force par la force. Cette crânerie fit plaisir aux étudiants du quartier latin qui allèrent place de la Bourse au jour et à l’heure convenus, afin de soutenir au besoin Victor Rodde.

La police heureusement laissa faire et fit bien. Ce [page 140] jour-là la place de la Bourse était pleine d’étudiants. Mimi y était aussi, mais pas pour le même motif. Un officier de paix qui le connaissait parfaitement s’approcha et lui dit :

– Il ne manquait plus que toi ici, allons, allons, détale et vivement.

– Ne vous fâchez pas, répondit Mimi, c’est ce que j’allais faire. J’ai tâté plus de cent poches : ce monde-là n’a pas le sou, c’est de la canaille.

M. X… comprit et ne m’agaça plus.

Vous voyez que je ne pouvais pas lui demander un service, le jour même où je venais en quelque sorte de le mettre en parallèle avec Mimi. C’est pourquoi je dis au docteur Moreau qu’il valait mieux frapper à la porte d’un compatriote que je lui désignai, et qui occupait une habitation perdue dans les bruyères. Chose singulière : où que l’on aille dans les endroits perdus, on est à peu près sûr d’y rencontrer un Français. La remarque n’est pas de moi, elle est de Chateaubriand qui, dans son voyage en Amérique rencontra un nommé Violet qui jouait du violon, faisait danser les Indiens et leur criait :

– En avant, Messieurs les sauvages et Mesdames les sauvagesses.

Notre Français de l’Ardenne belge avait planté sa tente en un lieu aussi désert que possible, au milieu des friches de la commune d’Amberloup, à peu de distance, toutefois, de la route de Champlon à Bastogne. A cet époque-là, les friches ne coûtaient guère ; il suffisait de les écobuer, d’y prendre deux récoltes succes- [page 141] sives de seigle, et après cela le fonds se trouvait payé. Notre ami avait donc acheté de la terre et s’y était installé vers 1849. Il y avait bâti une ferme rudimentaire, à peu près toute en bois et en terre qui s’appelait et s’appelle encore Macravivier, c’est-à-dire la Mare aux grenouilles.

Damas ne pouvait souhaiter mieux et comme le maître de l’endroit avait le service des dépêches de Bastogne à Saint-Hubert, le proscrit n’eut qu’à prendre une place dans la petite voiture pour se rendre à destination. Nous lui donnâmes nécessairement une lettre de recommandation pour M. et Mme Venard, les propriétaires de Macravivier, qui firent à notre compagnon d’exil un aimable accueil.

Il eut le toit, la table et la tranquillité d’esprit. On ne le traita pas en serviteur de la ferme, on le traita en camarade, d’égal à égal. De son côté, Damas vit tout de suite que l’exploitation pouvait se passer de ses services et il ne les offrit qu’une ou deux fois pour remplacer le conducteur de la voiture des dépêches. Il se considéra tout simplement comme un pensionnaire de la maison. Il passait ses journées à courir les champs et à battre les bruyères, et un moment, il conçut le projet d’en acheter un morceau et de s’y fixer.

Damas n’était point communicatif, il parlait peu, se montrait sombre et rêveur, et ce devait être justement à cause de cela que le séjour de Macravivier lui plaisait.

[page 142] Le mari de Mme Venard, qui était originaire de la Beauce, avait passé une bonne partie de son existence à ne point tenir en place. Esprit délié, parole facile, nature aventureuse, toujours prêt à lâcher une illusion pour courir après une autre, il avait la tête fournie de connaissances variées et d’histoires intéressantes. Il aimait le mouvement, la culture, les jardins, les discussions, la libre-pensée. On lui reprochait de n’être point d’accord avec les curés et de ne pas fréquenter les églises.

Il avait en Californie un frère qui appartenait à la franc-maçonnerie, qui est mort à San-Francisco, il n’y a pas plus de quatre ans, laissant une fortune énorme et les meilleurs souvenirs à la colonie française.

Mme Venard, née Félicité Fabry, était une femme du monde, d’une éducation parfaite. Elle était liégeoise, et digne petite-fille de ce Fabry, bourgmestre de Liége, qui, le 12 janvier 1791 au matin, sortait de la ville à la tête des patriotes les plus compromis, en ordre militaire et tambour battant, pour se diriger vers la France et échapper aux troupes autrichiennes. Elle était la fille de cet autre Fabry, qui fut député du département de l’Ourthe au conseil des Cinq-Cents, alors que la Belgique appartenait à la France. Elle avait connu les revers de la vie plus souvent que ses agréments, et elle s’est éteinte en 1886 à Saint-Hubert, à l’âge de quatre-vingt et un ans dans la maison qui fut la mienne, emportant tout entières avec elle ses convictions anticléricales.

[page 143] Vous voyez que nous avions mis le proscrit Damas en bonne compagnie et qu’il avait de fortes raisons pour ne point s’y déplaire.

Malheureusement, cela ne dura qu’une quinzaine, la chasse au proscrit allait commencer. Un jour, le bourgmestre d’Amberloup se rendit seul à Macravivier et prévint Venard que les gendarmes étaient à la recherche de Damas. Ce bourgmestre avait eu la bienveillante habileté de les retenir à Amberloup et de leur faire croire que le proscrit n’était plus dans sa commune et qu’il allait s’informer de la direction qu’il avait prise. En même temps, il les engageait à ne pas se montrer et à attendre son retour. Les gendarmes attendirent, en effet, et pendant ce temps-là, Damas régla bien vite ses dépenses, comme s’il eût été dans une hôtellerie. Mme Venard ne voulait rien recevoir, mais Damas, qui avait de la délicatesse et une susceptibilité excessive, insista, déclara qu’on le désobligerait, et il fallut bien accepter.

Aussitôt ses dépenses payées, Damas se rendit au grand-duché de Luxembourg, où se trouvaient déjà deux proscrits de la Côte-d’Or : Jullien et Dallée. Il est supposable qu’il ne fit pas la route à pied, mais je ne sais rien de ce voyage. Il ne resta pas plus de trois semaines dans le grand-duché. Alors il s’imagina qu’on avait perdu sa piste, qu’on ne songeait plus à lui et qu’il pouvait, en pleine sécurité, rentrer en Belgique, ce qu’il fit. Il connaissait le chemin de Macravivier et il alla s’y réinstaller, à la grande satisfaction de M. et [page 144] Mme Venard, qui s’étaient attachés à leur ancien pensionnaire.

Damas reprit son projet d’acquisition de terre et de bâtisse. Il avait apporté de France en or et en bon papier de 12 à 14,000 francs, c’est-à-dire autant qu’il en fallait pour faire excellente figure sur le sol ardennais. Le climat de l’endroit ressemblait assez à celui de l’Auxois, sauf que la vigne ne s’y montrait nulle part. La langue que parlait Damas était comprise des Wallons ; il se sauvait probablement du grand-duché à cause du patois allemand qu’il ne comprenait pas. Il ne pouvait aller en Hollande, ni en Angleterre, ni en Amériques, toujours à cause des langues qu’on y parlait et auxquelles il n’entendait pas un traître mot. Il se fixait donc dans la commune d’Amberloup.

Il fut bientôt bruit de son retour, et cette fois l’administration de la Sûreté publique n’eut point l’air de plaisanter. Elle ne se contenta plus de donner des ordres à la gendarmerie pour l’arrestation de Damas ; elle prévint le bourgmestre qu’on le prendrait à partie, et alla plus loin encore en demandant une enquête sur Venard. En un mot, l’affaire prit de grandes proportions, et Damas, très affligé d’être la cause de tout cela, dut repartir de suite. En quittant Macravivier, il était fort ému et versait des larmes. Où alla-t-il ? encore dans le grand duché et peu de temps après en Suisse et en Savoie.

Son départ donna du repos au bourgmestre d’Amberloup, qui s’était montré d’une bienveillance rare envers [page 145] le proscrit ; mais l’enquête sur Venard eut lieu, et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’on ne reconnut pas en lui un grand malfaiteur ; au contraire.

Je ne l’avais pas vu depuis cette époque, lorsque, dans le courant de juillet 1886, on m’annonça à Bois-de-Colombes que M. Venard, de Saint-Hubert, demandait si je pouvais le recevoir.

– Certainement, et tout de suite.

– Mais ce Monsieur a un chien qui lui marche sur les talons et ne veut pas le quitter.

– Faites entrer le chien aussi.

C’était un de ces loulous blancs peu endurants qu’affectionnaient autrefois les conducteurs de diligences et les camionneurs.

Venard, vif comme un cabri, presque aussi jeune qu’il y a trente ans, pas blanchi, poivre et sel seulement, se précipita, nous embrassa et, nous montrant son chien, nous dit avec tristesse : « Nous ne nous quittons pas ; c’est ma seule compagnie depuis le grand malheur qui m’a frappé. » Il prit ensuite des nouvelles des miens et ajouta avant même de s’asseoir :

– Pourriez-vous m’apprendre ce qu’est devenu M. Damas ?

– Mort à Semur depuis bien des années.

– Tant pis ! c’était la probité incarnée ; j’aurais été content de le revoir.

Je vous laisse à deviner la bonne demi-journée que nous passâmes et le plaisir que j’eus à questionner le vieux compatriote qui n’est plus à Macravivier. Il habi- [page 146] tait, alors à titre de locataire, la maison de Saint-Hubert, qu’il m’a vu bâtir ; il a pu me renseigner avec exactitude sur les arbres de plein vent que j’avais mis au jardin, qu’il a vu grandir et qui ont passé la trentaine. Poiriers, pommiers et pruniers sont beaux et de bon rapport ; les noyers seulement n’arrivent pas à mûrir leurs fruits. Je n’en attendais, il est vrai, que des cerneaux. En somme, le succès a dépassé mes espérances, et il me prouve, une fois de plus, que l’avenir des arbres dépend surtout des soins de la plantation. Ceux-là, je les avais plantés selon les règles les plus rigoureuses de l’arboriculture.

Venard, qui s’occupait plus souvent des intérêts généraux que de son intérêt personnel, avait lu les lettres de Louis Blanc sur l’Angleterre et notamment celles relatives aux grèves des ouvriers de ce pays, et l’idée lui était venue de chercher une voie d’échappement.

 

« A qui voulez-vous, disait-il à Louis Blanc, que le peuple se rattache ? Pour quoi voulez-vous qu’il se passionne ? Quelle est son article de salut ? L’aristocratie ? momie ; l’empire démocratique ? leurre ! L’objet qui a quelque puissance, c’est l’argent ; mais l’argent est immoral et la preuve c’est que l’on commet toutes les hypocrisies pour l’obtenir.

« Le peuple ne peut avoir confiance en lui-même ; il ne croit pas à l’intérêt qu’on peut lui porter ; il pense que si on ne lui décoche pas de gros mots, c’est qu’on ne l’ose plus, et on ne l’ose plus parce qu’au bout [page 147] du compte les puissants du jour sont d’origine plébéienne.

« Pardonnez-moi, Monsieur, cette digression, et permettez-moi de chercher à vous expliquer ma pensée.

« L’État n’accorde-t-il pas à ses serviteurs des moyens d’existence jusqu’à leur mort ? et ces sacrifices que fait l’État, n’est-ce pas avec l’argent prélevé sur le travail ? Mais, me direz-vous, l’État ne peut secourir tout le monde. D’accord, aussi ce n’est pas ce que j’entends, mais je me dis que puisque l’on prélève sur le travail de quoi subvenir aux nécessités de la classe des fonctionnaires, le peuple pourrait peut-être, lui aussi, former pour son propre compte une immense association et prélever sur son salaire quotidien un tantième, lequel tantième serait versé, au profit de l’association à la Caisse générale.

« Vous croyez que mon idée est bien simple. Est-elle réalisable, je l’ignore, tout en le désirant.

« Pour la réussite d’une semblable organisation, il faudrait nécessairement l’intermédiaire de l’État, c’est-à-dire une loi qui rendrait la retenue obligatoire. Je voudrais que cette loi obligeât chaque personne qui occupe un ouvrier ou un serviteur quelconque, à faire la retenue prescrite et à la verser dans la caisse instituée à cet effet.

« Quant à la gérance d’une pareille association, c’est une affaire secondaire ; il va sans dire que les intéressés devraient en avoir l’administration.

« Je le crains, Monsieur, de m’abuser sur la possi- [page 148] bilité de mettre en pratique ma combinaison, et pourtant, si c’était faisable, quels résultats, quelle transformation de la société sans secousses, sans pertes morales et matérielles ! »

 

Voici la réponse de Louis Blanc à Alexandre Venard :

 

« Brighton, 20, Grand Parad, 19 février 1866.

 

« Monsieur,

 

« Pardonnez-moi de n’avoir pas répondu plus tôt à votre lettre ; elle ne m’a été remise qu’au retour d’une excursion qui a duré plus que je n’avais cru.

« Les réflexions que contient votre lettre sont excellentes et je m’associe de cœur au sentiment qui vous les a dictées.

« J’approuve aussi votre idée d’une association que formeraient entre eux les ouvriers dans le but d’arriver à l’adoucissement des maux dont souffre la classe des travailleurs, au moyen de l’économie combinée avec le principe de solidarité, mais je ne pense pas qu’il fût bon de les forcer, de par la loi, à faire le sacrifice d’une partie de leur salaire, qui, quelquefois, suffit à peine à leurs besoins et à ceux de leurs familles.

« En Angleterre, il existe des sociétés connues sous le nom de Friendly societies. Elles ont pour objet d’arriver, par une certaine retenue faite sur les salaires, à assurer le sort des vieillards et à garantir des atteintes de l’extrême misère les malades et les infirmes ; mais [page 149] Friendly societies, qui sont toutes composées d’ouvriers et embrassent en ce moment presque toute l’Angleterre, reposent sur le principe de l’action volontaire. Elles ont rendu de grands services et donné lieu à de grands abus, les abus étant nés de la mauvaise administration des fonds ; peut-être, sous ce rapport, l’intervention de l’État serait-elle désirable, mais à condition de ne pas s’imposer ; c’est ainsi que l’entendait M. Gladstone, lorsqu’il proposa de faire administrer par l’État les fonds de ceux qui le préféraient aux administrations particulières. De cette sorte l’État serait intervenu sans atteinte au principe de l’association volontaire. Ceux-là auraient eu recours à sa protection, qui y auraient trouvé des garanties suffisantes de sécurité.

« Même réduite à ces termes, la proposition fut repoussée. En tout cas elle posait des limites qu’il serait, je le crois, dangereux de dépasser.

« Laissez-moi, en finissant, vous remercier des témoignages de sympathie que vous avez bien voulu me donner, et croyez à mes sentiments les plus dévoués.

« Louis Blanc. »

 

Il me semble, sauf erreur, que l’idée soumise par Venard à Louis Blanc n’était pas plus déraisonnable qu’une loi d’impôt. Si nous prenions l’avis des contribuables, vous verriez que ceux qui s’empresseraient de payer une contribution quelconque ne seraient pas nombreux. Supposez que l’impôt devienne un sacrifice volontaire, personne ne se l’imposerait, et les percep- [page 150] tions passeraient à l’état de sinécures. Rien à recevoir et par conséquent pas l’ombre d’une quittance [à] délivrer.

Cependant, sans impôt, on aurait de la peine à vivre en société. La raison conseille bien les sacrifices volontaires, mais en pratique, on s’y dérobe le plus qu’on peut.

Néanmoins, on comprend si bien la nécessité absolue des sacrifices, qu’on ne défend jamais aux députés d’un pays de voter des impôts, et jamais non plus aux membres d’une société quelconque de s’enchaîner par des statuts règlementaires.

Si nous laissions les gens tout à fait libres de payer un impôt ou une cotisation, ils ne payeraient rien.

Il faut songer un peu à tout cela avant de condamner trop vite l’intervention de l’État, quand, bien entendu, l’État est une démocratie. Ce n’est pas du tout le cas de l’Angleterre, que Louis Blanc avait en vue, mais on voudra bien remarquer que c’est le nôtre depuis que l’Empire a sombré.