Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME SECOND

[page 101]

Les prétendus avantages de l’exil

 Lorsque j’entends dire autour de moi que la proscription fait des martyrs auxquels on s’intéresse, et par contre-coup des idoles, je réponds qu’il faut aller conter cela à d’autres. Qu’elle fasse des martyrs, je le veux bien, au moins toutes les fois qu’elle frappe des hommes sans moyens d’existence ; pour ce qui est des idoles, je n’en crois absolument rien. Ce qu’il y a de vrai dans la situation des proscrits, c’est le vieux proverbe que vous connaissez tous : loin des yeux, loin du cœur.

Vous croirez sans peine que nos entrées aux lieux d’internement ne furent point triomphales.

Les journaux belges, à de rares exceptions près, n’avaient pas été tendres pour les républicains de 1848 et nous avaient aliéné leur public. Ils n’eurent d’égards [page 102] que pour les orléanistes et les célébrités littéraires ; les autres furent piétinés.

On trouva spirituel et plaisant, par exemple, de désigner pour Saint-Hubert, le pays de guérison des enragés, la plupart des proscrits réputés exceptionnellement dangereux. Marc-Dufraisse, Greppo, Charles Lagrange, votre serviteur, et d’autres encore en étaient. Mais presque tous refusèrent d’y être internés. Quand il fallut partir, je me trouvai seul. Un ancien collègue de la Constituante, Maire, de Montbard, voulut m’y accompagner, m’installer et me tenir compagnie pendant quelques jours. Nous partîmes ensemble de Bruxelles et prîmes à Namur la diligence d’Arlon. Arrivés à Dinant, et pendant qu’on relayait, nous entrâmes un moment au café des Messageries.

Le brasseur Lyon, qui devint plus tard mon ami, se trouvait là. Je lui demandai si nous étions loin de Saint-Hubert et quelle était la population de l’Ardenne.

– Ma foi, répondit-il, vous y arriverez demain de bonne heure. Quant à la population, on dit par ici en manière de plaisanterie, que l’Ardenne est la Normandie de la Belgique, moins les herbages, le beurre d’Isigny et les pommiers à cidre, et l’on ajoute que les gens se valent pour la finesse et la malice.

– Vous êtes, sans doute, des proscrits français, reprit M. Lyon.

– Précisément.

– Eh bien, laissez-moi vous serrer la main.

[page 103] Et pendant qu’il nous la serrait, le conducteur de la diligence invitait les voyageurs à remonter en voiture.

Nous reprîmes nos places dans l’intérieur. Le temps était dur et la neige tombait. Comme on ne peut pas voyager toute une nuit sans causer, un voisin ouvrit la conversation :

– Est-ce que ces messieurs vont jusqu’à Arlon ?

– Non, monsieur, nous allons à Saint-Hubert.

– Et moi aussi.

– Tant mieux ! fîmes-nous.

– Connaissez-vous la localité ?

– Pas du tout.

– Où descendez-vous ?

– Nous n’en savons rien ; nous irons où vous irez, puisque vous paraissez bien connaître l’endroit.

– Vous saurez, Messieurs, continua le voyageur, qu’il y a à Saint-Hubert l’hôtel Magerotte, l’hôtel du Luxembourg et l’auberge du Grand-Cerf. Si vous voyagez pour les vins, vous ferez bien de loger dans un des deux hôtels.

– Nous ne voyageons ni pour les vins, ni pour notre agrément.

– C’est différent, et dans ce cas je vous recommande l’auberge du Grand-Cerf, qui est tenue par la veuve Bihin. Bonne cuisine, bon marché, bonne mine et bonnes gens. Pour trente sous par jour, vous aurez le logement, le café au lait, deux excellents repas et de la bière à discrétion.

– Voilà notre affaire, répondîmes-nous. Nous n’eûmes [page 104] pas à nous en repentir.

[alinéa] Quand nous arrivâmes, la terre était couverte de neige ; nous étions dans la Sibérie de la Belgique ; Saint-Hubert occupe le fond de ce que Considérant appelait une cuillère à pot, et pour le bien voir, il ne faut pas le regarder à distance, il faut être dedans. Nous descendîmes au Grand-Cerf. Un poêle ronflait dans la pièce d’entrée ; nous nous réchauffâmes d’abord avant de déjeuner. Sur ces entrefaites, le bruit courut que deux républicains français, deux insurgés, comme l’on disait là-bas, venaient d’arriver. C’était un événement, et d’autant plus considérables que, paraît-il, des gros de l’endroit avaient pétitionné pour qu’on ne leur infligeât point l’internement des proscrits. Les curieux affluèrent nécessairement et l’un d’eux, parlant à nos personnes, s’écria que le moment était venu de mettre des verroux aux portes.

Vous voyez que la réception ne fut pas des plus cordiales. Je me hâte de constater toutefois que l’impertinence fut blâmée. Nous avions affaire, d’ailleurs, à un individu plus bête que méchant.

Singulière population que celle-là, et ne ressemblant à aucune autre. Elle était d’ailleurs ce que l’avaient faite les moines de l’abbaye ; les mendiants continuaient de battre le pavé, les mœurs tenaient de la sauvagerie du climat ; les lois y étaient inconnues ; à peine se cachait-on pour fabriquer de la fausse-monnaie, j’entends des gros sous de dix centimes fabriqués par les étameurs avec leurs rognures de cuivre et d’étain. On appelait cela les sous de Saint-Hubert. C’était grossier, et per- [page 105] sonne ne pouvait s’y tromper. La justice, qu[i] aurait pu aisément mettre la main sur les fondeurs, n’en prenait point la peine, attendu, disait-on, qu’on ne gagnait pas grand’chose à ce métier-là. Ces sous avaient cours dans les villages du canton ; personne ne les refusait, mais au delà du canton, personne n’en voulait.

Les gens de l’endroit manquaient certainement de cordialité et de dévoûment envers les étrangers, et pourtant, au fond, ils valaient mieux qu’ils semblaient valoir, et les pauvres diables savaient au besoin s’entr’aider. Si à l’égard des étrangers, des voyageurs, ils se montraient un peu durs, un peu réfractaires aux grandes émotions, c’est qu’on n’avait pas été tendre pour eux et qu’on les avait exploités sans ménagement. Ainsi, les boutiquiers qui les occupaient à raison de cinquante ou soixante centimes par jour, ne les payaient point en argent au bout de la semaine et les forçaient à recevoir des marchandises dont ils n’avaient pas besoin ; aussi vous pensez bien qu’ils ne prenaient point les patrons en amitié. Ils ne leur devaient, en définitive, aucune reconnaissance.

Entre eux, c’était différent. Lorsque la maladie clouait au lit un des leurs au moment des grands travaux, ils ne se désintéressaient pas du malade ; le samedi soir, on battait le rappel par les rues en frappant sur une poêle, et on annonçait que tel ou tel se trouvait hors d’état de labourer son champ ou de planter ses pommes de terre et qu’on donnait rendez-vous pour le lendemain matin, sur la place de l’Église, aux [page 106] gens de bonne volonté pour faire le travail en souffrance. Et le lendemain, en effet, chacun arrivait avec ses outils, et la besogne se faisait en une heure ou deux. Notez qu’il n’existait pas de société de secours mutuels, qu’aucun règlement n’engageait à rendre service aux malades, que tout cela se faisait spontanément.

Maire, mon compagnon d’exil, qui s’entendait mieux que moi aux affaires d’intérêt, me loua en face de l’auberge la seule maison disponible qu’il y eût dans la ville ; puis il me quitta pour aller s’installer à Liège. Je restai seul quelques jours ; ce n’était pas gai. Mais bientôt, il m’arriva de Bruxelles sept compagnons d’internement ; ils étaient de la Côte-d’Or, de l’Alsace, de la Touraine, du Poitou, etc.

Personne en France, en dehors des membres de la famille, ne nous donnait signe de vie. Cela se comprenait ; on était en pleine terreur, chacun devait songer à soi, et il convenait d’être prudent, car à la poste on ouvrait les lettres sans cérémonie. Dans les premiers temps de l’exil, un ancien collègue des Ardennes, Toupet-Desvignes, passa par Saint-Hubert, s’y arrêta un moment et oublia de me visiter. Quelques jours après, Charles Cunin-Gridaine, de Sédan, m’envoya le bonjour par son hôtelier.

L’unique républicain français, non proscrit, qui, dans ces moments difficiles, ne craignit pas de se compromettre en venant me voir, fut mon compatriote Poidevin, ancien maire de Beaune.

– J’arrive tout exprès du Grand-Duché, me dit-il, [page 107] pour te sortir de l’Ardenne et t’emmener à Luxembourg, où mes nombreux amis seront les tiens.

Je ne pus accepter cette proposition, qui pourtant m’était assez agréable.

Au bout d’un an ou de dix-huit mois de séjour, après qu’on me sut enraciné dans le pays et en bonne relations avec les principaux habitants, un certain nombre de compatriotes, tous adversaires politiques que je ne fréquentais pas en France, pensèrent que je pouvais leur être utile à quelque chose et me visitèrent. Ces gens-là faisaient le commerce des vins, se donnaient obstinément pour mes amis intimes et me fréquentaient afin que l’on n’en doutât pas. Lorsque je parcourais les villages de la province pour y donner des conférences aux sociétés agricoles ou aux instituteurs, on me citait fréquemment des bonapartistes, qui se disaient mes camarades afin de mener à bien leurs affaires. D’aucuns même affirmaient effrontément que j’avais un intérêt dans leurs opérations et que je les chargeais de vendre les grands vins de mes vignes fines. Vous remarquerez que je ne possédais pas une souche de ces vignes-là.

Je revis ces farceurs en France, à partir de 1860, se donnant de grands airs d’importance et jouant les rôles d’hommes respectables. Inutile d’ajouter que, n’ayant plus rien à vendre, ils ne me reconnaissaient plus.

Maintenant que vous savez les sympathies ardentes qui accompagnent les proscrits jusque sur la terre d’exil, voyons ce qui se passait en France, où certainement j’avais laissé des amis.

[page 108] Ceux-ci ne songeaient, naturellement, qu’à bien se tenir et à éviter les tracasseries de nos adversaires et les pièges de la police impériale. Ils ne s’appartenaient plus ; ils n’avaient plus la force de manifester leurs sentiments ; en voici une preuve entre mille :

J’avais fondé à Bruxelles un journal exclusivement agricole, la Feuille du Cultivateur, et j’espérais retrouver en France un nombre de lecteurs qui en eût assuré le succès. Il en vint, en effet, quelques centaines, mais à chaque renouvellement, le chiffre diminuait dans des proportions inattendues. Les facteurs de la poste impériale avaient reçu l’ordre de travailler au désabonnement, et, ma foi, ils s’y employaient avec beaucoup de zèle.

– Est-ce que vous ne craignez pas de vous compromettre en recevant ce journal ? demandait-on à l’abonné.

– Nullement, répondait celui-ci, c’est une publication qui ne s’occupe que de choses agricoles.

– Cela ne fait rien ; elle rappelle trop, par son format, l’ancienne Feuille du Village, et puis vous montrez en vous y abonnant des sympathies pour son rédacteur. J’entends causer de cela au bureau.

Sous le régime de terreur où l’on vivait alors, les timorés refusèrent le journal, bien qu’ils l’eussent payé. Il s’en trouva toutefois qui tinrent ferme et ne se laissèrent pas intimider.

Toujours est-il que par les moyens odieux auxquels on avait recours, on atteignait plus ou moins rapidement [page 109] le but poursuivi. Les proscrits qu’on ne voit plus sont comme les morts ; ils passent vite. Eux seuls ne s’en aperçoivent pas sur la terre d’exil ; à mesure qu’ils perdent de leur influence, ils se figurent qu’ils en gagnent ; quand partout on s’est déshabitué de leurs personnes et de leurs actes, ils s’imaginent que les populations les attendant et les recevront à bras ouverts. Les proscrits ne croient pas à l’oubli et ne soupçonnent pas les transformations qui s’opèrent en leur absence dans l’esprit public.

Aussi, lorsqu’il leur arrive de rentrer dans la patrie, ils se frottent les yeux et ont de la peine à se reconnaître. Il s’est accompli dans les idées, dans les mœurs, des changements qui les étonnent. Ils se sentent un peu dépaysés dans leur propre pays ; ceux de leur génération ont vieilli et se sont refroidis, ceux de la nouvelle les connaissent vaguement de nom, mais n’ont pas l’air de savoir qu’ils eurent leur jour de popularité.

Le passé du proscrit ne compte plus. Pendant qu’il franchissait la frontière, son horloge s’est arrêtée ; il n’a plus de situation ; il faut qu’il se résigne à ne plus rien être ou qu’il recommence sa carrière ; tout est à refaire. Venez donc, après cela, parler des idoles de l’exil et de leur auréole ! Je vous répondrais par un sourire d’incrédulité.

Cependant, je me rappelle une époque où les jeunes faisaient grand cas des services politiques des vieux et leur montraient de la déférence. En ce temps-là, il [page 110] est vrai, on combattait pour l’idée républicaine, sans aucun espoir de triompher à bref délai.

On ne pouvait raisonnablement attendre que la ruine et la prison, et par conséquent, on ne faisait point de jaloux.

Ce n’était plus cela, quand les proscrits revinrent en 1859 ; on ne luttait plus alors pour l’idée seulement, on luttait surtout pour la chose. De nombreuses ambitions, plus ou moins légitimes, étaient écloses, et beaucoup ne voyaient dans les républicains de retour que des gêneurs pouvant prétendre, tôt ou tard, à leur part du triomphe. Il se fit aussitôt une sorte de soulèvement contre les vieux.

Qui n’a pas fréquenté le café de Madrid à cette époque, ne saurait aujourd’hui s’en faire une idée. Les vieux de 1848 n’avaient été que des imbéciles de bonne foi, des incapables ; il n’y avait que les jeunes pour organiser un gouvernement républicain, et on le ferait bien voir à l’occasion. Les vieux n’avaient été que de braves gens, ne sachant rien de ce qu’il convenait de savoir et qui s’étaient laissé surprendre par les événements au milieu de leurs rêves. Les jeunes étaient prêts. Pour ma part, je n’ôtais rien au mérite de ceux-ci, mais je trouvais qu’ils abusaient cruellement de la supériorité qu’ils s’attribuaient, et les attendais au pied du mur pour les apprécier à leur juste valeur. Sans doute il s’en est trouvé d’une intelligence et d’une vaillance hors ligne, mais j’en ai rencontré aussi et beaucoup plus, qui n’ont pas tenu ce qu’ils promettaient. Je leur rends [page 111] cette justice toutefois, qu’ils ne médisent plus des vieux, probablement parce qu’il n’en reste plus guère. On les classe à présent dans l’époque héroïque ; c’est une politesse qui ne tire pas à conséquence.

Si je vous ai entretenus de ces misères, c’est pour vous prouver une fois de plus que l’exil anéantit les influences et ne les grandit pas. Je ne vois aucun avantage à la proscription en faveur des proscrits, mais j’y vois un inconvénient quand la proscription frappe des travailleurs d’élite, c’est de favoriser le cosmopolitisme et d’émousser un peu les sentiments patriotiques.