Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

 

[page 69]

 André Troncin

 Le comte de Paris disait dans un manifeste que la liberté est surtout la protection des faibles. Nous allons, si vous le permettez, vous montrer comment, sous son grand-père, on entendait et on pratiquait cette liberté-là.

A cette époque, et longtemps encore après, les patrons pouvaient se coaliser pour imposer leurs conditions aux ouvriers, mais ceux-ci n’avaient pas le droit de se sentir les coudes pour résister aux patrons. Chez eux la coalition devenait un délit, et la magistrature ne se montrait pas clémente. Le martyrologe d’André Troncin en témoigne suffisamment.

Combien sont-ils donc, à cette heure, ceux qui ont gardé le souvenir de cet homme de bien ? On les [page 70] compterait sur ses doigts, et peut-être même, j’en ai peur, n’aurait-on plus la peine de les compter. Je vous demande donc la permission de vous parler un peu de ce républicain oublié.

André Troncin était de Besançon, comme Victor Hugo, et le siècle avait deux ans aussi quand il vint au monde, toujours comme Victor Hugo. Son père était une sorte de petit bourgeois, un marchand de bois, dont la première femme mourut jeune en laissant cinq garçons. Leur père se remaria bientôt, et la seconde femme ne se montra pas tendre aux enfants du premier lit. Un oncle de Paris se chargea de l’aîné et l’éleva pour la carrière commerciale, au dire de Gilland. J’ai cru et crois encore qu’en ce point Gilland s’est trompé, et que l’aîné des Troncin était un médecin de la rue des Fossés-du-Temple, près de la Galiote. Au moins, on me l’a affirmé, et je le cite ici parce que j’ai eu à me louer de ses services.

André fut élevé durement et apprit toujours ce que l’on enseignait alors à l’école primaire. La belle-mère s’en débarrassa le plus tôt possible ; on le mit en apprentissage chez un tailleur de Besançon. Quand il vint à Paris, il n’avait guère plus de vingt ans, et c’était déjà un habile ouvrier, modeste, laborieux et rangé. Il aimait les livres, il en acheta d’occasion, se forma peu à peu une petite bibliothèque, et prit plaisir à faire des lectures du soir à ses camarades d’atelier.

Vous pensez bien que lorsque la révolution de 1830 éclata, il ne resta point au seuil de sa porte les bras [page 71] croisés. Après cela, il se mit à fréquenter les étudiants et se logea, pour plus de facilité, dans leur proche voisinage, dans une mansarde de la rue de la Harpe. Il y fit une grande maladie et il reçut les soins d’une couturière belge qui s’appelait Ludivine, et qu’il épousa ensuite, autant par affection que par reconnaissance. Son mariage eut lieu le 5 juin 1832, le jour même de la terrible affaire du cloître Saint-Merri. Mauvais commencement, vous en conviendrez ; son horizon ne s’ouvrait point sur un ciel bleu.

Peu de temps après, une grève éclata, chez les tailleurs pour une question de salaire. André Troncin dont l’influence était grande sur les ouvriers de sa corporation, fut arrêté un des premiers et condamné à trois ans de prison, qu’il fit à Clairvaux. On pratiquait la solidarité en ce temps-là ; aussi sa courageuse jeune femme ne fut point délaissée ; elle eut de l’ouvra            ge et reçut des secours.

André Troncin revint à Paris à l’expiration de sa peine et se logea rue de Rivoli, n° 1, c’est-à-dire au centre des grandes maisons de tailleurs. Pendant quatre ans, tout alla bien ; il était un ouvrier hors ligne et gagnait de 2,000 à 2,400 francs par an. Aucun nuage n’obscurcissait sa situation ; il était presque heureux parce qu’il avait le nécessaire et ne désirait rien de plus. Mais le diable va se mettre de la partie et troubler ce bonheur.

Les chambres avaient voté le livret pour les ouvriers et, en 1840, les maîtres tailleurs se coalisèrent pour [page 72] l’imposer dans leurs ateliers. Troncin, qui avait le cœur haut placé, se révolta à la pensée de cette sujétion humiliante et poussa de toutes ses forces à la résistance. On l’arrêta, nécessairement. Il fit six mois de prévention à Saint-Pélagie, puis il passa en police correctionnelle et fut acquitté. Mais le procureur du roi en appela en cour royale, et, cette fois, il fut condamné avec son ami Suireau à cinq années d’emprisonnement et dix années de surveillance de la haute police.

C’est dans ces conditions que Troncin et Suireau furent transférés à la Grande-Roquette, où je me trouvais depuis près d’un an, et où ils devaient attendre le résultat de leurs recours en cassation.

Le directeur, M. Becquerel, ne se souciait point de recevoir des condamnés politiques et des condamnés pour coalition ; il comprenait que son règlement, fait pour des voleurs de profession et des forçats, ne pouvait pas s’appliquer à la lettre à d’honnêtes gens. Il vint me trouver et me confier ses ennuis ; il me demanda si je connaissais Troncin et Suireau et ce que je pensais de ces deux hommes qu’on venait de lui envoyer, et qui se refusaient à vivre en commun avec la population de l’endroit. Je répondis à M. Becquerel que les deux condamnés ne devaient pas être assimilés à des voleurs, qu’on devait les traiter en prisonniers politiques, qu’ils le méritaient d’ailleurs à tous égards, et qu’enfin, ils devaient, à mon avis, être considérés comme prévenus aussi longtemps que la cour de cassation n’aurait pas rejeté leur pourvoi.

[page 73] – C’est aussi mon avis, me répondit M. Becquerel, et c’est pour cela que j’ai donné des ordres pour les sortir du cachot où les avait mis le brigadier à leur arrivée, et en mon absence, uniquement parce qu’ils avaient refusé d’entrer aux ateliers et d’endosser l’uniforme de la maison.

– Mais où sont-ils ? demandai-je au directeur.

– Ils sont aux séparés.

Le quartier des séparés comprenait quelques cellules au premier étage du bâtiment de l’Ouest, près des cabanons des condamnés à mort. C’est là qu’on mettait les détenus embarrassants, et le plus souvent les forçats dangereux, trameurs de complots et artisans de révoltes. Troncin et Suireau, qui étaient de parfaits honnêtes gens, absolument paisibles et inoffensifs, n’en étaient pas moins embarrassants aussi. Il répugnait au directeur Becquerel de les assimiler à des vauriens de la pire espèce ; il ne se croyait pas en droit d’ailleurs d’exiger d’eux le travail forcé, puisque leur condamnation n’était pas définitive ; mais, d’autre part, il y aurait eu de l’inconvénient, pensait-il, à introduire dans les ateliers des oisifs dont la présence aurait soulevé des jalousies et provoqué l’indiscipline. La mise au cachot de Troncin et Suireau eût été une rigueur injustifiable ; la mise aux séparés était seule possible, et encore ne fallait-il pas y regarder de trop près pour en découvrir l’irrégularité.

Toujours est-il que Troncin et Suireau y restèrent plusieurs semaines et que je n’eus pas la satisfaction [page 74] de les voir et de leur serrer la main. Ils m’envoyaient de temps en temps leurs amitiés par l’intermédiaire des surveillants, et par la même occasion je leur envoyais les miennes.

Il faut maintenant que je vous fasse connaître cet André Troncin, cet ouvrier qui eut tant à souffrir sous le règne de Louis-Philippe, et je ne connais pas de meilleur moyen que de publier quelques extraits de lettres qu’il écrivait à sa femme :

De Sainte-Pélagie, il lui disait un jour :

« Ma bonne et bien chère femme, je viens de recevoir un mot d’écrit qui m’annonce que nos deux enfants sont toujours malades. C’est pour cela que tu n’es pas venue me voir et que je n’avais plus de nouvelles. Hélas ! mon cœur me le disait ; jamais je n’ai été si triste ni si tourmenté… Tu n’as plus d’argent encore une fois ! il faut vendre, bien vite, toutes les reconnaissances que nous avons à la maison : celle de mon habit, du gilet de velours, du pantalon de drap et de l’étoffe grise qui devait m’en faire un autre ; en un mot, tirer des ressources de tout, en attendant que je sois libre, ce qui viendra sans doute bientôt, car il est impossible qu’aucun juge me condamne pour avoir accompli un devoir envers mes frères. Fais argent de tout ce que tu pourras pour que nos petits enfants aient ce qui leur est nécessaire et qu’aucun soin ne leur manque jamais. Et toi, mon amie, du courage ; élève-toi au-dessus du malheur par ta constance à le supporter… Je travaille tout le jour à rapiécer les vêtements de mes co-détenus. Si je puis [page 75] gagner quelque argent, je te le ferai parvenir par les visiteurs qui nous connaissent et qui m’ont déjà offert de m’obliger. Fais-moi parvenir du linge de corps. Celui de la maison soulève le cœur, rien que d’y toucher. »

Quelques jours après, il écrivait de nouveau à sa femme et lui recommandait un remède pour ses enfants qu’il supposait tourmentés par les vers :

« Je tiens ça de ma mère, vois-tu, c’est vieux, mais c’est bon… Ma pauvre mère ! sainte et douce femme qui m’a laissé si petit dans le monde ; heureusement qu’elle n’y est plus pour nous y voir si malheureux… »

Et plus loin, il parle de faire rentrer les livres qu’il a prêtés et pourraient être de quelque ressource en les vendant. Il ne veut pas que sa femme et ses enfants pâtissent.

« Tu me les amèneras tous les deux, continue-t-il ; il faudra faire une petite poche à la robe de Sylla et m’acheter pour un sou de billes avec quelques fruits secs, pour que je les lui mette dedans. Il va être si content qu’il me semble le voir déjà les montrer à tout le monde. Pour Maximilien, qui commence à connaître ses lettres, fais-lui présent d’un beau livre à images ; cela coûte quatre sous ; tu lui diras que c’est moi qui le lui envoie pour qu’il t’aime bien et qu’il soit raisonnable… Fais mes compliments à tous nos voisins et amis. N’oublie pas la portière, cette pauvre bonne femme si avenante avec le monde et si complaisante pour nous. Aide-la un peu quand elle est malade, si tu peux. Pauvre femme, c’est une bien pénible et bien triste [page 76] condition que la sienne à son âge… Je suis bien content que tu aies payé le terme. Ce n’est pas que le propriétaire soit dur, mais il vaut toujours mieux être quitte avec ses créanciers que de baisser les yeux quand on les regarde. D… m’a dit qu’Agnès n’avait pas encore trouvé d’ouvrage. Partage toujours ton pain avec elle ; c’est une honnête fille et un bon cœur ; il ne faut pas que la misère la décourage et lui donne quelquefois de mauvaises tentations. »

A peine Troncin était-il condamné qu’il écrivit à sa femme. Il lui annonçait son pourvoi en cassation, son transfèrement à la Roquette, « affreuse prison dont l’aspect seul fait mal à voir ». Il lui racontait qu’on les avait contraints, Suireau et lui, à quitter leurs vêtements pour prendre la livrée du crime.

« Nous avons protesté, dit-il, contre cette mesure hideuse qui tend à nous assimiler aux voleurs et aux meurtriers, en compagnie desquels il me semble que je ne pourrai jamais vivre, tant leur abjection me fait horreur, tant leur contact m’inspire de dégoût. »

Et il ajoute qu’après leur protestation, ils réclamèrent le cachot, qui leur fut accordé ; que le lendemain ils obtinrent une audience du directeur, qui les traita avec politesse et même avec une certaine déférence.

« Il voit qui nous sommes, lui ! il ne met pas les ouvriers au rang des scélérats. Il nous a dit que, n’ayant pas reçu d’ordres de M. le préfet de police, il se trouvait dans l’absolue obligation de nous soumettre au règlement et nous faire changer d’habits. Il a fallu pas- [page 77] ser par cette ignominie ; oh ! les misérables ! mais la cour de cassation ne s’est pas encore prononcé sur notre jugement… Tranquillise-toi sur ma situation. M. le directeur est très bienveillant. Au moment où je t’écris, nous ne sommes plus au cachot, mais aux séparés. »

Mais voici la cour de cassation qui rejette le pourvoi, et l’arrêt définitif. Troncin écrit à sa femme que l’indignation le suffoque, que, quoique condamné, son honneur est toujours intact, que ni elle ni ses enfants n’auront jamais à rougir de porter son nom. Il ajoute que c’est dans le malheur qu’on reconnaît les grandes âmes, que sa femme ne faillira pas et qu’il aura, lui, d’autant plus de courage et de patience qu’il doit vivre pour elle, pour ses enfants, pour les travailleurs, pour sa patrie. Il affirme sa confiance dans les ouvriers, pour lesquels il a déjà tant subi de persécutions et de misères ; il est certain qu’ils viendront au secours des siens.

Ses lettres écrites de Gaillon sont navrantes. Dans une d’entre elles, il dit que l’ordre de choses établi dans cet enfer où l’iniquité le tient enchaîné, ne lui a pas permis, depuis deux mois et cinq jours, d’écrire à sa femme. Celle-ci lui recommandait le courage et la patience et il lui répondait :

« Oh ! j’en ai un bien grand besoin ! Jamais je n’ai été mis à une si rude épreuve… on ne s’habitue pas au malheur, mais on s’y endurcit.

« Parmi les misères sans nombre qu’il ne faut endu- [page 78] rer ici, une seule ne cesse de soulever ma pensée. Ce n’est pas la privation de nourriture, ce ne sont pas les vexations qui reviennent chaque jour nous atteindre, ce n’est pas non plus la sévérité du règlement intérieur qui m’astreint au traitement du dernier des infâmes, ce n’est pas même de porter la livrée du crime, c’est d’être sous la dépendance abjecte de certains de ces êtres qui m’entourent ; c’est d’avoir sans cesse sous les yeux l’horrible spectacle de toutes les dégradations humaines.

« Songe que ce qui m’entoure, c’est l’écume des bagnes, les maisons centrales sont pleines d’anciens ou de nouveaux galériens… et c’est à eux que l’on m’assimile, moi qui cependant n’ai jamais failli à l’honneur… oh ! que d’humiliations j’ai déjà endurées !…

« Quand je pense que je suis dans une semblable situation pour avoir contribué à défendre la classe laborieuse contre la rapacité de quelques individus, le sentiment de mon devoir rempli me donne de nouvelles forces pour attendre l’avenir…

« J’ai encore bien des choses à te dire ; mais la permission que j’obtiens pour t’écrire n’est que d’une heure tous les deux mois !… Donne quelque chose à Maximilien et à Sylla pour moi, et dis-leur toujours que je les aime bien ; fais-les prier Dieu aussi pour la délivrance de la France ; les vœux pour la mienne ne doivent venir qu’après. »

Les extraits qu’on vient de lire font suffisamment connaître Troncin et peuvent se passer de commentaires. Il avait tout ce qu’il fallait pour être aimé des ouvriers [page 79] et exécré des hommes du pouvoir. Si les sympathies des uns le suivirent partout, la haine des autres ne le quitta pas non plus. Comme il était le plus faible, il devait succomber.

Six mois avant l’expiration de sa peine, sa santé délabrée lui rendait le travail impossible, et l’on dut l’envoyer à l’infirmerie. Quand l’heure de la libération sonna, ce n’était plus un ennemi dangereux, c’était un mourant ; on pouvait donc, malgré la surveillance qui lui interdisait Paris, lui accorder la faveur d’y aller et d’y séjourner un mois pour l’arrangement de ses affaires. Il y mourut au bout de dix-huit jours, entouré des siens et de ses meilleurs amis d’atelier.

« Je meurs pour vous, dit-il aux ouvriers, tâchez de vivre pour mes enfants. La révolution viendra bientôt, vous serez les maîtres à votre tour ; soyez doux envers les vaincus ; ne rendez à personne le mal pour le mal. »

Les tailleurs de Paris firent les frais de la sépulture d’André Troncin au cimetière Montmartre, et tous les ans, le 14 janvier, jour d’anniversaire de la mort de cet homme intègre, les ouvriers ne manquaient point d’aller déposer sur sa tombe un rameau de buis vert.

Il fut convenu que l’on servirait à la veuve une pension annuelle de 600 francs, jusqu’à ce que le plus jeune des enfants eût terminé son apprentissage. Une souscription à cet effet était ouverte dans tous les ateliers de tailleurs de Paris, et l’argent se trouvait. Mais les événements politiques, et l’insurrection de juin surtout [page 80] arrêtèrent le travail, dispersèrent ou tuèrent les souscripteurs, et la veuve resta sans ressources.

Que devint-elle en ces jours de tourmente ? Que devinrent les enfants ? Je l’ignore. Sait-on aujourd’hui où est la tombe d’André Troncin et continue-t-on d’aller, le 14 janvier, y déposer les rameaux de buis ? Je l’ignore également. Il me paraîtrait cruel de condamner à l’oubli sous la République l’homme de bien que les juges de la monarchie condamnèrent presque coup sur coup à huit années de prison pour avoir soutenu une grève et combattu le livret. L’ingratitude serait pire que Clairvaux et Gaillon.