Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

 

[page 31]

Le 28 juillet 1835

 Il y a des gens qui passent pour avoir de la corde de pendu dans leur poche ; je n’ai pas été souvent de ceux-là. Cependant il m’est arrivé d’en être une fois dans ma vie, et je n’y songe jamais sans éprouver un peu d’émotion.

Dans la première quinzaine de juillet 1835, je reçus à Paris la visite d’un compatriote frais débarqué, venu tout exprès de Beaune pour se perfectionner dans son métier de bourrelier. Son père y avait fait de bonnes affaires, et, naturellement, il se proposait de les continuer. Le jeune homme était à peu près de mon âge ; il se nommait Samson ; il logeait et travaillait chez un bourrelier de la rue Ménilmontant. Il n’avait sa liberté que le dimanche.

[page 32] Je n’avais la mienne aussi que ce jour-là.

En semaine, je m’essayais à peindre les fleurs sur porcelaine et je fréquentais l’atelier de Clément, qui demeurait avec sa mère rue des Trois-Bornes.

Permettez-moi d’ouvrir ici une parenthèse. Clément, dont personne ne se souvient, n’était pas le premier venu. Son coup de pinceau avait de l’ampleur et de la hardiesse, ses bouquets étaient superbes et d’un merveilleux effet sur les grands vases. Seulement, on pouvait lui reprocher de ne pas en varier assez la composition. Le lilas, la rose mousseuse, le pavot, l’anémone des fleuristes, le myosotis et le chèvrefeuille l’intéressaient particulièrement. Il n’entendait rien au dessin, il se contentait de marquer au crayon la place que le bouquet occuperait, et après cela, le pinceau se chargeait de l’arrangement des fleurs. S’agissait-il d’un bouquet de 40 à 50 francs, il l’envoyait tout fini au four de M. Perdu, qui cuisait les porcelaines peintes non loin de la porte Saint-Martin. Mais avec les bouquets de 100 francs, il prenait des précautions. Il ébauchait, faisait passer l’ébauche au four, finissait sur l’ébauche et envoyait une seconde fois la porcelaine à la cuisson.

On devait à Clément les jolies fleurs dont on avait orné le café Pierron, au boulevard Bonne-Nouvelle.

La place de l’artiste, disait-on, aurait dû être à la manufacture de Sèvres. On se trompait, car cet enfant de Paris était trop indépendant, et trop irrégulier et trop rieur, pour s’accommoder d’une existence tant soit peu calme et réglée. Il gagnait de l’argent avec une facilité [page 33] incroyable, et aussitôt ses poches pleines, il disparaissait de l’atelier et laissait la pleine besogne courante à ses élèves. Le maître ne savait rien enseigner et les élèves n’apprenaient pas davantage.

Je ferme ma parenthèse et rentre dans mon sujet.

Je connaissais Paris assez bien. Mon compatriote Samson, qui ne le connaissait pas du tout, me demanda de lui servir de cicérone dans ses jours de loisir, qui étaient aussi les miens. C’est un service que l’on ne refuse point. Celui qui le rend éprouve quelque plaisir à ménager des surprises ; celui qui le reçoit montre son contentement par des réflexions souvent très drôles.

En ce temps-là, quiconque arrivait de sa province, n’avait qu’un désir : visiter le Jardin des plantes en été, à cause des bêtes qu’on y voyait, et, en hiver, passer une soirée chez Franconi, au Cirque olympique, à cause des batailles qu’on y figurait.

Le Père-Lachaise, les tours de Notre-Dame, la Morgue et Henri IV sur le Pont-Neuf ne venaient qu’après.

Néanmoins, notre première visite fut pour le Père-Lachaise, la grande ville des morts, toute pleine de monuments et de souvenirs. J’impressionnai vivement mon compatriote en lui montrant les places où dorment les célébrités dont les noms lui étaient connus. Et en sortant de là, nous prîmes rendez-vous pour le jour anniversaire de la révolution de Juillet. Notez, s’il vous plaît, que Louis-Philippe devait passer, le 28, une grande revue de la garde nationale et que mon conci- [page 34] toyen, qui n’avait jamais vu de rois, tenait absolument à en voir un.

Donc, le 28 juillet, après déjeuner, j’allai trouver Samson, rue Ménilmontant. Le temps était d’un calme désolant, le soleil était chaud et il ne faisait pas bon battre le pavé. De la rue d’où nous venions, la distance était courte, cependant j’en avais assez. L’ombre manquait ; les gros ormes du boulevard du Temple, sauf un, avaient été abattus par les insurgés de 1830 et jetés en travers de la chaussée, afin d’empêcher les charges de cavalerie ; les arbres de remplacement étaient trop jeunes et n’en menaient pas large. Le seul gros orme qui avait été respecté se voyait en face de l’entrée du Jardin-Turc. Il y a lieu de croire que le propriétaire de l’établissement tenait au voisinage de l’arbre et qu’il y avait eu des accommodements avec l’insurrection.

On retrouvait ses aises sous le vieil orme. Je proposai à mon camarade de nous y arrêter, de nous y adosser, et d’attendre. Il le voulut bien, mais au bout d’une demi-heure d’attente, il me demanda de reprendre notre promenade dans la direction du boulevard Saint-Martin. Que voulez-vous ? Tous les goûts sont dans la nature et il avait le goût des revues ; il tenait à bien voir celle-ci. J’en fus contrarié, mais je ne fis aucune observation.

Les curieux étaient clairsemés, de façon que nous cheminâmes à petits pas sans encombre jusqu’au moment où Louis-Philippe parut avec sa suite entre les [page 35] deux haies de gardes nationaux. Il donnait des coups de chapeau à droite et à gauche, mais plus de ces poignées de main légendaires dont il s’était montré si prodigue autrefois. Mon camarade avait vu son souverain et son entourage ; il ne désirait rien de plus.

Nous pûmes alors traverser le boulevard et nous rendre dans un café qui formait le coin des rues de Bondy et de Lancry, du côté de l’Ambigu. Nous avions soif : il nous servit une bouteille de bière, mousseuse comme du champagne.

Nous n’en étions qu’au premier verre quand de nombreux cris de : Ah ! ah ! partirent du boulevard. Tout aussitôt une sorte de sauve-qui-peut se produisit. Ces gens affolés se précipitèrent dans la direction de la Porte-Saint-Martin et le bruit courait qu’une machine infernale venait d’éclater au passage du roi. On se mit à fermer les boutiques, et le maître du café courut à ses volets.

Je lui fis observer qu’il ne nous convenait pas d’être emprisonnés chez lui, ce qui était déjà fait.

Toutefois, il consentit à ouvrir la porte à moitié, et nous pressa de sortir. Le brave homme avait perdu la tête.

La panique ne dura guère ; les fuyards s’arrêtèrent essouflés et retournèrent sur leurs pas afin de s’assurer en simples curieux de ce qui s’était passé. Nous les suivîmes.

Nous n’avions rien entendu ; le bruit de l’explosion de [page 36] la machine infernale de Fieschi n’était pas venu jusqu’à nous. Quand nous arrivâmes sur le boulevard du Temple, nous vîmes sur notre gauche, devant la maison de débit de Maître Henry et le café Périnet attenant, des tables renversées, des tabourets de paille en morceaux, des bouteilles et des verres cassés. Sur notre droite, un cheval noir était étendu en travers de la chaussée ; une femme morte se trouvait sous le gros orme dont je vous ai parlé ; ça et là, sur les pavés, de larges macules de sang. Le maréchal Mortier, duc de Trévise, et les autres victimes avaient été enlevées de suite et transportés, je crois, au passage Vendôme, dont on avait fermé les grilles. La dernière personne relevée fut la pauvre femme qu’on laissait là afin, assure-t-on, d’exciter les colères et la pitié de la foule.

En somme, par ce qui précède, vous reconnaîtrez que ce jour-là le vieil orme du Jardin-Turc n’offrait pas une sécurité suffisante, et que je n’eus point à regretter l’heureuse inspiration de mon compatriote. Un coup de soleil était moins dangereux qu’un coup de mitrailleuse.