Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

 

[page 271]

Le fumoir de l’Assemblée nationale (1848-1851)

 Le fumoir en question occupait un couloir qui va directement de la salle de la Paix à la Bibliothèque. En sortant de la salle de Carton, on y arrivait de suite en prenant à gauche ; au premier incident de séance, on était sûr d’être averti et il n’y avait pas de surprise à craindre. Aujourd’hui, le fumoir est relégué dans le quartier perdu des bureaux des commissions ; plutôt que d’y aller, on fume partout.

Ce fumoir de l’Assemblée nationale était bien étroit, sans doute, mais le nombre des fumeurs était moins considérable qu’à présent et la place suffisait. On en di- [page 272] sait généralement du bien, à cause du bon accord qui, malgré les divergences d’opinions, ne cessa jamais d’y régner entre les représentants qu’on y rencontrait. C’étaient le plus ordinairement l’amiral Cécille, Charras, le duc de Luynes, le général Fabvier, le colonel Ambert, Lamartine, Ledru-Rollin, Maissiat, le docteur Yvan, Lucien Murat, Paulin Durieu, Pierre Lefranc, Napoléon Bonaparte, Heeckeren, Deflotte, Signard, Audry de Puyraveau, Eugène Sue très rarement, votre serviteur et d’autres encore.

Le plus bavard des fumeurs était Maissiat, un représentant modéré du département de l’Ain, docteur et conservateur des cabinets de l’École de médecine. En politique, il n’avait pas d’autorité ; en médecine, il avait son système, qui ne consistait pas à guérir les maladies, mais à les prévenir. En un mot, c’était un hygiéniste à tous crins, qui ne se laissait point de comparer le corps humain à un fusil malpropre. Si vous voulez tirer juste, nettoyez souvent le fusil, nous disait-il ; si vous voulez conserver votre santé, nettoyez également l’intérieur du corps. Il était l’apôtre de l’irrigation et de la purge. Il n’y avait pas à discuter avec Maissiat ; il parlait avec trop d’abondance, et le mieux, une fois le robinet ouvert, était de le laisser couler. Gai vivant, d’ailleurs, bon homme et amusant quand on n’était pas pressé.

L’amiral Cécille était de stature assez réduite, un peu maigre, déjà vieux, vif dans ses mouvements et ne parlant guère. Il ne m’a causé qu’une seule fois pour [page 273] se plaindre des transportations de juin. De la part d’un marin et d’un monarchiste, j’en fus surpris.

– Ah ! mon cher collègue, me dit-il, si j’avais vingt ans de moins, je demanderais dix mille des gaillards qu’on va transporter, et, avec eux, je n’aurais pas de peine à prendre Madagascar, une île au moins grande comme la France, pleine de richesses et qui ferait joliment notre affaire.

Le duc de Luynes était un grand bel homme, dont la mise très simple rappelait un peu celle d’un gros fermier anglais. La politique paraissait lui être désagréable ; il n’en causait jamais avec nous. Aussitôt débarrassé du harnais législatif, il se tournait avec un soupir de satisfaction du côté des beaux-arts et de la chimie agricole. Il m’entretenait souvent de la pomme de terre, alors menacée dans son existence comme l’est aujourd’hui la vigne. Mon avis était qu’on sauverait l’espèce par le semis, non pas du premier coup, mais en y revenant sans cesse et en y mettant de la persévérance. M. de Luyne partageait là-dessus ma manière de voir.

La société de cet homme de bien me plaisait fort ; si, au scrutin, nous votions régulièrement l’un contre l’autre, au fumoir, la chimie et l’agriculture nous ramenaient l’un vers l’autre et nous ne nous quittions guère.

Ces excellentes relations me permirent de rendre service à un éminent peintre autunois, Adrien Guignet. Ce jeune artiste de talent était le camarade d’Hippolyte Michaud, un autre artiste d’avenir qui était mon conci- [page 274] toyen et que la mort a enlevé dernièrement. Michaud vint me voir un jour et me dit :

– J’ai appris que le duc de Luynes est avec nous dans les meilleurs rapports et que, si vous lui demandiez un service, il est certain qu’il ne vous le refuserait pas. Eh bien ! vous connaissez au moins de nom Adrien Guignet, mon ami et mon maître.

– Parfaitement.

– Je vous dirai donc qu’Adrien est sans ouvrage et sans ressources ; voulez-vous parler de sa situation au duc de Luynes ?

– Je le veux bien.

Le jour même, au fumoir de l’Assemblée, jeparlai [LIRE je parlai] d’Adrien Guignet à M. de Luynes, qui me chargea de faire savoir au peintre autunois qu’il aurait du plaisir à le recevoir. J’en prévins Hippolyte Michaud, qui, à son tour, en avertit Guignet, et quelques jours après les jeunes artistes vinrent me remercier.

– Vous me sortez d’une situation bien difficile, me dit Guignet ; sur votre recommandation, M. de Luynes m’a accueilli avec sa grande bienveillance habituelle et m’a demandé de lui décorer un salon. Il me laisse le choix du sujet à prendre dans l’histoire grecque ou romaine ; il s’agit d’un travail de 10,000 fr. Dans le monde artiste, nous connaissons le duc de Luynes et nous savons qu’une promesse de 10,000 fr. se réalise par le double et le triple toutes les fois que l’on réussit à le contenter. Or, j’ai cet espoir et vous pouvez juger de la satisfaction que j’éprouve.

[page 275] Adrien Guignet se mit de suite à l’œuvre et esquissa le sujet qu’il avait choisi. M. de Luynes alla voir l’esquisse, rendit le salut à l’artiste et ne lui dit pas un mot. Mon pauvre Guignet en resta consterné, d’autant plus qu’il était assez content de son travail. Ne s’expliquant point ce silence, il tomba dans le découragement et vint le lendemain, l’oreille basse et la mine soucieuse, me demander si je ne savais pas quelque chose de ce qui s’était passé et si M. de Luynes était mécontent de son esquisse.

Comme j’avais ma part de responsabilité morale dans l’affaire, je ne me sentis pas à l’aise. Je dis à Adrien Guignet que je verrais M. de Luynes dans la journée, et je lui promis une réponse pour le soir même.

– Eh bien ! Monsieur, demandai-je au duc de Luynes, est-ce que Guignet ne répond pas à ce vous attendez de lui ? Je l’ai vu hier découragé, décontenancé et persuadé que vous étiez mécontent de son esquisse que vous avez examinée, mais sans lui exprimer votre sentiment.

– Il est vrai, me répondit M. de Luynes que je n’ai pas adressé la parole à M. Adrien Guignet ; je me suis contenté d’admirer la composition de ce grand artiste et je me sens tout confus de lui avoir causé de la peine sans le vouloir. Dites-le-lui bien et ajoutez que je trouve sa composition admirable.

Guignet ne manqua pas au rendez-vous ; il vint à l’heure convenue chercher la réponse qu’il n’osait point espérer et qui le réchauffa singulièrement.

[page 276] L’entreprise était bien commencée ; je ne sais pas comment elle finit, parce que les événements me la firent perdre de vue. Quand je dis les événements, c’est plutôt le choléra de 1849 que je devrais dire. J’en éprouvai des atteintes sérieuses ; je pris congé d’un mois et le conseil me fut donné de m’éloigner de Paris sur-le-champ. M. de Luynes insista beaucoup pour me faire accepter l’hospitalité et tous les soins possibles dans son château d’Eure-et-Loir, je crois ; je refusai ses offres si bienveillantes et m’en allai en Bourgogne où j’étais sur pied au bout de trois semaines et dénoncé par le Spectateur de Dijon comme pratiquant la pêche aux écrevisses à Varennes, dans la Lauve, sous prétexte de convalescence.

J’avais, en effet, vers la fin de mon congé, et me croyant solide, pris dans le ruisseau de l’endroit deux ou trois écrevisses, que je payai par une rechute.

Mon congé était expiré depuis quelques jours, lorsque je retournai à l’Assemblée. Contre mon attente, la questure refusa de payer 300 ou 400 fr. qui m’étaient dus. Je pris la mesure du mauvais côté. Au fumoir, je trouvai Paulin Durieu à qui je racontai mon cas et qui me dit que, pour la même raison, on refusait de lui payer 1,400 fr., que c’était dur, mais qu’il en faisait son deuil. Je me montrai moins accommodant et questionnai mon collègue Péan, un ancien avoué, sur la procédure à suivre en pareille circonstance. Il me répondit qu’il fallait tout simplement assigner la questure en référé, mais que, par convenance, je de- [page 277] vais en prévenir d’abord le président de l’Assemblée, M. Dupin.

Nous allâmes donc, Péan et moi, à la présidence, où M. Dupin, à qui je racontai la chose, me dit que ma réclamation était juste et que les questeurs avaient commis une maladresse. Il ajouta malicieusement que je n’étais pas le seul dans ce cas-là, que M. Molé était plus souvent sans permission à Champlâtreux qu’à Paris ; que M. Thiers était tout aussi sujet aux retenues et que cependant on n’élevait pas de difficultés pour leur ouvrir la caisse.

– Tenez, continua-t-il, nous allons arranger votre affaire, vous allez m’écrire une lettre, datée de Varennes, le…, dans laquelle vous vous excuserez de ne pouvoir revenir à la date de l’expiration de votre congé. Je l’aurai oubliée sur mon bureau, et, prenant la faute à ma charge, la chose s’arrangera aisément.

– Mais, Monsieur le Président, vous me demandez une lettre antidatée ?

– Oui, sans doute, écrivez-la sans vous inquiéter davantage de la petite irrégularité. C’est l’unique moyen de sortir les questeurs de l’embarras où ils se sont mis et d’éviter un scandale.

Bien qu’il m’en coûtât, j’écrivis la lettre antidatée et j’allai trouver de suite Paulin Durieu à qui je racontai que, sur les conseils du président, je venais de repêcher mon argent.

– Et maintenant que la planche est mise, conti- [page 278] nuai-je, passe dessus à son tour et va retrouver tes 1,400 fr. Ce qu’il fit.

Un des personnages qu’on était toujours sûr de rencontrer au fumoir, c’était Lucien Murat, le fils de l’ancien roi de Naples. Ce gros homme aimait assez à causer, mais sa conversation insignifiante manquait absolument de charme. Lorsque la société était nombreuse, il ne s’y mêlait point, il se tenait discrètement assis dans un fauteuil, à l’angle de la pièce et à droite de l’entrée. Mais lorsqu’il n’y avait qu’un ou deux fumeurs, ce qui arrivait quelquefois les jours de séances mouvementées, Lucien Murat quittait son siège, venait s’informer de ce qui se passait à la tribune et engageait la conversation. Alors on se sentait pris d’ennui et l’on ne savait quel moyen poli prendre pour se dérober.

Notre garçon de fumoir, qui ne manquait pas d’esprit et était fin observateur, me prit un jour à part et me dit :

– Voici un moyen sûr de vous débarrasser du prince Murat dès que vous en aurez assez. Arrangez-vous de façon, en marchant à côté de lui, à l’amener tout doucement près du fauteuil et à l’y tenir un instant sans bouger. Vous le verrez bientôt tourner la tête vers le fauteuil, le chercher des yeux ; il ne résistera pas à la tentation de s’y asseoir, et une fois dedans il ne songera plus à en sortir avant une heure ou deux. C’est infaillible, essayez ; après cela, vous le lâcherez sous n’importe quel prétexte.

Le docteur Yvan ne fréquentait guère le fumoir, mais [page 279] enfin de temps en temps on l’y voyait. Je l’avais connu à la Feuille du Village, où il m’apporta des articles sur un engrais des Chinois. Il connaissait son sujet, il avait de la science et de l’esprit ; il écrivait d’une façon charmante sur des choses qui ne l’étaient pas, mais il faisait le désespoir des compositeurs d’imprimerie avec ses affreuses pattes de mouche. Michel de Bourges, qui était pourtant d’une belle force sous ce rapport, et dont je n’arrivais à lire l’écriture qu’en m’y reprenant sept ou huit fois et en devinant la moitié de ce qui était illisible, était positivement un calligraphe distingué à côté d’Yvan.

Les typographes se récriaient, se consultaient en voyant la copie de ce dernier, me menaçaient de se mettre en grève si je continuais à leur en apporter, et j’en suis encore à m’expliquer pourquoi ils ne le firent pas.

Yvan avait fait un voyage autour du monde avec Lagrenée, un voyage scientifique ; il en savait long sur ce qu’il avait vu et même aussi sur ce qu’il n’avait pas vu.

Un jour, vers 1850 ou 1851, il vint me dire au fumoir qu’Eugène Sue lui avait montré le désir de me connaître personnellement. J’en fus très flatté et lui répondis que j’aurais un grand plaisir à voir notre collègue. Je voulais aller le trouver à son banc ; Yvan s’y opposa et me promit de revenir dans cinq minutes avec Eugène Sue. Il n’y manqua pas ; en effet, Sue avait à me parler, mais il était d’une timidité très grande. Il me [page 280] serra la main et ne me dit rien. Je pensai qu’une invitation à déjeuner à Passy rendrait la connaissance plus facile. Je l’invitai ; il accepta et me fit promettre de ne lui offrir qu’une tasse de café au lait. Je ne le contrariai point et nous prîmes jour et heure pour le lendemain.

Yvan commit une indiscrétion. A peine avais-je quitté Eugène Sue qu’il me confia le but de sa démarche.

Il veut, me dit-il, vous soumettre de la part d’Emile de Girardin une proposition que je ne suis pas chargé de vous faire connaître.

Un homme prévenu en vaut deux ; je profitai de l’indiscrétion pour prier Fawtier et Salmon (de la Meurthe), mes deux proches voisins, de venir sans faute partager le déjeuner que j’avais offert à Sue. Leur présence et leurs conseils pouvaient m’être utiles et je leur dis pourquoi. Emile de Girardin, photographié par Nadar

Émile de Girardin ne m’inspirait pas de confiance et j’avais besoin de témoins qui entendissent la communication qu’il allait me faire par l’intermédiaire d’Eugène Sue. Je me défiais de mon inexpérience et craignais de m’engager à la légère.

Fawtier, Salmon arrivèrent chez moi en même temps qu’Eugène Sue ; le déjeuner se passa bien et cordialement.

Seulement Sue ne souffla mot de la proposition dont il s’était chargé. Il est vrai que je n’étais pas censé le savoir. A mon retour à l’Assemblée, Yvan m’attendait.

– Eh bien ! fit-il

[page 281] – Rien, absolument rien ; Eugène Sue s’en est allé comme il était venu, probablement parce qu’il croyait me trouver seul et que j’avais de la compagnie.

J’ai pensé, depuis, qu’il n’avait pas voulu désobliger Émile de Girardin en se chargeant de sa proposition et qu’ensuite il n’avait pas osé me la transmettre. Ce qui me porte à le croire, c’est qu’en fin de compte il en chargea Yvan. Voici ce dont il s’agissait :

Émile de Girardin avait fondé, sous le titre de Bien-être universel, un journal hebdomadaire. En sa qualité d’habile lanceur d’affaires et de journaliste expérimenté, il avait compté sur un grand succès parmi les ouvriers des villes de province et des paysans. Il n’en obtint qu’un très médiocre. Au fond, Émile de Girardin, qui n’était pas républicain, n’avait d’autre but que de ruiner l’influence de la Feuille du Village, dont j’étais le fondateur. N’y arrivant pas directement, parce qu’il ne connaissait ni les paysans ni leur langage, l’idée lui vint de procéder par voie détournée et d’opérer une fusion. Il me proposait donc de réunir les deux journaux en un seul, sous le titre de : le Bien-être universel, et, en sous-titre : Feuille du Village. La proposition me parut presque impertinente, je la refusai net et donnai pour raison qu’Émile de Girardin mettait son journal au service des princes d’Orléans, tandis que j’entendais ne mettre le mien qu’au service de la République. La réponse fut transmise, et Émile de Girardin me fit donner sa parole d’honneur qu’il n’était pas avec les princes d’Orléans.

C’était la vérité ; il se tenait à la dévotion d’un autre [page 282] prince, Louis Bonaparte, ce que j’ignorais alors et n’appris que plus tard. En définitive, je rejetai la proposition de fusion. M. de Girardin me fit savoir qu’il le regrettait et que la Feuille du Village, à bout de ressources pécuniaires et écrasées de dettes, ne lutterait pas longtemps contre le Bien-être universel. Il se trompait ; il me prit quelques centaines d’ouvriers des villes de province, mais les paysans tinrent ferme et me restèrent.

Je n’en continuai pas moins mes bonnes relations avec Eugène Sue, dont j’avais gardé un excellent souvenir. Ma première pensée, au retour de l’exil, quand j’allai au concours agricole d’Annecy, fut de visiter sa tombe, et j’eus ainsi l’occasion de rappeler au gardien du cimetière qu’il manquait à ses devoirs en négligeant par trop la culture des rosiers blancs qui marquaient les quatre coins de la large pierre de laquelle on ne lit que ces deux mots profondément gravés : Eugène Sue.