Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

[page 21]

De la rue Joquelet à Citeaux

 Vers la fin de 1832, j’habitais l’hôtel Charlemagne, au numéro 15 de la place Royale, qu’on nomme à présent place des Vosges. Cet hôtel était presque entièrement occupé par les élèves de l’École centrale des arts et manufactures, tous jeunes nécessairement. Cependant il s’y trouvait aussi un grand vieillard maigre, que le bruit ne troublait pas, qui ne faisait société avec personne et qui passait pour un original accompli. Ce vieillard était l’auteur d’un petit livre de fables que je regrette de n’avoir pas lues. Nous avions pour lui une déférence particulière, non point à cause de sa qualité de fabuliste, mais uniquement par ce qu’il était le père de M. Pelouze, notre très sympathique professeur de chimie à l’école centrale. Nous [page 22] reportions sur le père l’attachement que nous avions pour le fils.

J’avais pour camarade d’école Théo Vertel, fils d’un médecin de Besançon. Or, quand on est de Besançon, on n’est pas forcé d’être poète comme Victor Hugo, mais il y a dix-neuf chances sur vingt pour que l’on soit de l’école de Charles Fourier ou de celle de Proudhon. Vertel était de la première et il ne tarissait pas en éloges pour son compatriote et célèbre fondateur du système phalanstérien. Il me communiqua les livres du maître ; il cherchait à me convertir à ses doctrines, et me présenta rue Joquelet, numéro 16, où se tenaient les réunions et les conférences sur la théorie sociétaire.

J’y pris goût et y allai de temps en temps. Un jour de la semaine, ou mieux un soir, je ne sais plus lequel, on était assuré de rencontrer Charles Fourier dans la pièce principale de la rue Joquelet. Il était le dieu de l’endroit, et ses adeptes, qui le tenaient en profonde vénération, ne manquaient pas ce jour-là de venir lui présenter leurs hommages. Le maître était assis dans un large fauteuil ; les disciples de la première heure : Jules Lechevalier, Victor Considérant, le docteur Pellarin et plusieurs avec ceux-là, ne quittaient pas l’antichambre. Le suprême honneur pour les néophytes de mon espèce consistait à défiler devant le maître, à s’incliner respectueusement, à dire quelques bonnes paroles afin d’en obtenir de meilleures. Charles Fourier ne semblait pas se soucier d’entrer en conversation avec les visiteurs que la curiosité lui amenait en plus [page 23] ou moins grand nombre. Il restait immobile et calme en apparence ; sa physionomie n’était pas encourageante, la courbure de son nez rappelait un peu le bec de l’oiseau de proie.

Figurez-vous que je m’étais mis en frais d’une courte harangue avant d’aller rue Joquelet, et que je m’attendais à des félicitations presque chaleureuses. Arrivé dans la salle où trônait Charles Fourier et me voyant seul, je me dis que l’occasion de placer mon compliment et mes petites observations était belle, et que je devais en profiter. Et là-dessus, prenant mon peu de hardiesse à deux mains, je m’arrêtai devant le maître, et le complimentai sur ses travaux. Après les compliments, dont il ne me parut pas faire grand cas, je risquai mes observations sur les voies et moyens les plus propres à la réalisation du phalanstère. Mon avis était que le gouvernement d’alors ne favorisait point l’évolution d’une réforme sociale, qui l’emporterait ; qu’il convenait par conséquent de balayer l’obstacle politique et de chercher dans la République l’appui qu’on ne devait pas attendre de la monarchie…

J’allais continuer, mais le vieillard bondit sur son fauteuil et m’arrêta court.

– Vous êtes encore un de ces affreux Jacobins qu’aucune violence n’arrête… Vous ne songez qu’à mettre la société sens dessus dessous, qu’à faire couler le sang…

Comme je ne songeais à rien de tout cela, je fus étourdi par la tuile qui venait de me tomber sur la tête. [page 24] J’avais espéré un compliment pour les bonnes intentions qui m’animaient ; je recevais quelque chose de moins fortifiant. La statue s’était éveillée, le maître s’était fâché. Mme Gatti de Gamond, qui se trouvait dans la pièce voisine, accourut, me prit par la main, m’entraîna avec bienveillance hors de la salle du trône, et me dit que M. Charles Fourier avait des convictions si fortement arrêtées, à la suite de vingt-quatre ans d’études et de recherches, qu’il ne pouvait souffrir ni les contradictions ni les conseils.

– Veuillez croire, Monsieur, ajouta Mme Gatti de Gamond, que M. Fourier ne tardera pas à regretter son emportement. Les grands génies ont des droits à une grande indulgence ; je vous demande d’être indulgent pour l’immortel auteur de la Théorie des quatre mouvements, pour le plus illustre des réformateurs. Lorsque vous aurez des observations à produire, des doutes à dissiper, des éclaircissements à obtenir, je vous prierai de vous adresser aux disciples du maître, qui vous accueilleront toujours bien et vous donneront des explications avec plaisir.

En même temps, Mme Gatti de Gamond me mit en rapport avec MM. Victor Considérant et Pellarin, qui n’eurent pas de peine à me faire oublier la violente sortie dont j’avais été l’objet. Ils ne purent s’empêcher d’en rire et je fis comme eux.

La morale de l’anecdote, c’est qu’il est prudent de ne pas se frotter de trop près aux grands hommes qui ont foi dans leur infaillibilité, et prudent aussi d’être toujours [page 25] de leur avis, comme était Pandore en présence de son brigadier, qui, j’en conviens, n’était pas un grand homme, mais qui en avait l’autorité, ce qui revient au même.

Mme Gatti de Gamond, dont je viens de vous entretenir, était une femme poète que l’on vit quelques années après au phalanstère de Cîteaux, établi par les soins et aux frais de M. Young, un enthousiaste de Fourier. Mme Gatti de Gamond s’occupait surtout à Cîteaux des travaux de laiterie. Il m’eût été agréable de l’y rencontrer et de lui rappeler ma mésaventure de la rue Joquelet, mais lorsque j’allai voir la colonie phalanstérienne, elle en était partie. Les beaux jours de cette colonie étaient d’ailleurs passés.

Il fallait voir cela quand on y dansait l’été à l’ombre des grands arbres verts, quand on s’y régalait de musique une partie de la journée. C’était le bon temps ; les visiteurs recevaient un accueil superbe, et il en venait beaucoup à cause de la bonne mine qu’on leur faisait et de la vie douce et plantureuse qu’on y menait.

Il ne restait de ces charmes que le souvenir lorsque je visitai la colonie. Les capitaux de M. Young avaient été mangés ; il était arrivé entre les réformateurs à court de vivres et d’argent ce qui arrive aux chevaux devant le ratelier vide ; on s’était querellé, on s’était dispersé devant les gendarmes de Nuits, de façon qu’à l’époque de ma visite, il ne restait plus de l’ancien personnel que le sommelier et le piqueur. [page 26] Le premier, qui était un ex-cafetier de Dijon, avait été le travailleur le plus occupé de la maison, mais depuis que la cave était vide, il ne servait plus rien. Le piqueur était David Lafleurière, dont j’avais connu la famille à Vosne, vers 1830. A défaut de chasse, il garda la propriété.

Puisque je suis à Cîteaux, permettez-moi d’y rester encore un moment. Il était écrit, selon le mot des fatalistes, que ce qui sortait des moines retournerait aux moines, moins cependant le fameux clos de Vougeot, qui appartenait à l’abbaye de Cîteaux avant la Révolution et qui est tombé dans les mains laïques pour y rester.

Au début de la Révolution, les Bénédictins ou les Bernardins, comme vous voudrez les appeler, méconnurent l’autorité de l’abbé et se révoltèrent. Le sous-lieutenant Bonaparte fut détaché d’Auxonne ou de Seurre avec une compagnie et chargé de mettre les tapageurs à la raison.

Plus tard, le domaine passa aux mains de M. de Boullongne ; plus tard, M. Young voulut y établir un phalanstère, et enfin, après la chute du phalanstère, qui vécut l’espace d’un matin, à la manière des roses, on eut tant de peine à chercher vainement des acquéreurs, qu’un instant il fut question de morceler la propriété et de la vendre en détail. Sur ces entrefaites, les religieux de l’ordre de Saint-Joseph, d’Oullins (Rhône), conçurent le projet d’essaimer et de former à Cîteaux l’établissement pénitentiaire que nous y voyons. M. Sauzet de Lyon, qui fut président de la Chambre des députés, [page 27] les aida de ses conseils et de son influence dans cette grande entreprise.

L’abbé Rey fut chargé de l’affaire. C’était un maître homme, cet abbé Rey ; il savait se multiplier sous toutes les formes et dans tous les rôles, tour à tour homme d’affaires, homme d’Église, homme du monde, industriel, bûcheron, jetant le froc, endossant la blouse et s’employant à l’abatage des grands chênes, comme s’il n’avait jamais eu d’autre métier.

Je parlai de l’acquisition de Cîteaux par les religieux de Saint-Joseph dans le journal que je rédigeais à Dijon en 1846-47. J’en parlai en journaliste qui ne voyait pas sans déplaisir se former un nid de moines dans le canton de Nuits. Il n’y avait rien d’agressif dans la nouvelle que je donnais. Néanmoins, l’abbé Rey me fit une visite au journal, visite de voisin à voisin, toute de politesse dans la forme, mais au fond doublée certainement de l’arrière-pensée qu’il est utile de jeter aux mauvais chiens un os à ronger. L’os, en cette affaire, était maigre, puisqu’il consistait en un simple procédé d’urbanité que je payai de retour en annonçant à M. Rey que je lui rendrais sa visite à Cîteaux. Des naïfs nous auraient pris pour une paire d’amis, surtout quand l’abbé me dit d’un ton bon enfants :

– Il doit vous rester de temps en temps des numéros sans emploi qui ne vous sont d’aucune utilité. Je les lirais avec plaisir, faites-moi donc l’amitié de m’en donner quelques-uns et de m’en envoyer par la poste quand vous y songerez.

[page 28] – Monsieur l’abbé, répondis-je, je m’aperçois que vous ne connaissez pas encore bien les usages de la Côte-d’Or. Chez nous, quand un riche étranger visite un chantier pour la première fois, il n’en sort pas sans payer sa bienvenue. Un bureau de journal est un chantier comme un autre, et la moindre bienvenue que j’attends du nouveau propriétaire de Cîteaux, c’est un abonnement de trois mois. Notez, Monsieur l’abbé, qu’il y a trois semaines je suis allé voir votre établissement et que mon intention était de laisser ma petite pièce à vos frères. Mais vous étiez absent, et je n’ai rien vu de ce que je voulais voir. Je me suis adressé vainement aux ouvriers que vous appelez vos frères ; ils étaient trois par trois. Je leur parlai ; ils se regardaient entre eux, puis ils me regardaient sans répondre un traître mot.

– C’est la règle de la maison, fit l’abbé.

– Mais, lui demandai-je, où recrutez-vous donc ces gens-là ?

– Dans le Forez ; je n’en ai pas un de la Côte-d’Or.

– Je ne vous cache point que vous me faites plaisir en me disant cela. Dans tous les cas, vous noterez que si je n’ai pas payé ma bienvenue chez vous, c’est la faute de votre monde et non la mienne. Ici, au contraire, vous avez trouvé, en entrant, un garçon de bureau à qui vous avez parlé et qui vous a répondu. C’est aussi la règle de notre maison ; vous devez au gérant un abonnement de trois mois.

L’abbé Rey était pris. Il eut beau répondre qu’il [page 29] qu’il n’avait versé que 40,000 francs sur la propriété de Cîteaux, qu’il redevait un million, qu’il était dans un grand embarras. Je répliquai qu’il en sortirait, et il emporta sa quittance de trois mois au Courrier de la Côte-d’Or.

Mais, de retour à Cîteaux, l’ordre fut donné au portier de retenir le mauvais journal et de ne pas enlever la bande.