Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux

Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage.

SOUVENIRS HISTORIQUES

 de PIERRE JOIGNEAUX

 Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or

 

TOME PREMIER

 

[page 121]

Une conférence sur la phrénologie

 Lorsqu’on est jeune, on est curieux, et rien n’éveille autant la curiosité que le système de Gall. De mon temps, beaucoup s’y intéressait. L’autorité de Broussais en cette affaire n’était pas de nature à nous décourager. Nous lisions avidement ses écrits et plus avidement encore les livres élémentaires du docteur Émile Debout et d’Auguste Luchet, qui étaient mieux à notre portée et convenait mieux pour la vulgarisation. Ils avaient la foi ; je la partageais et je vous avoue que l’âge ne l’a pas affaiblie.

Chaque fois que je me trouve en présence d’un individu, je m’attache à l’examen superficiel de sa tête et ne la perds pas des yeux si elle fortement caractérisée. Il y a des têtes qui me vont à première vue ; il y [page 122] en a aussi que ne me vont pas du tout et dont je me défie ; je me trompe quelquefois, mais le plus souvent je ne me trompe pas. Néanmoins, je conseille de ne jamais s’en tenir à une examen superficiel et de ne se prononcer qu’après une exploration minutieuse.

Laissez-moi vous conter une anecdote à ce propos :

[–] Un jour, Hippolyte Michaud, un de nos peintres distingués, mort dernièrement à Beaune, me demanda une appréciation de sa personne d’après le système de Gall. J’y consentis avec empressement, persuadé que je n’aurais pas à le désobliger. Je le connaissais à peine ; je le voyais pour la quatrième ou cinquième fois. Il me paraissait fort doux et d’une grande timidité ; sa physionomie était agréable ; son front large et élevé, dénotait une intelligence peu commune, je me mis donc en toute confiance à parcourir du bout des doigts les diverses régions de son crâne et à les noter sur une feuille de papier, selon l’importance de leur développement, afin d’en dégager plus tard les conclusions.

Tout alla bien d’abord dans mon exploration géographique, mais avant de l’achever, il m’arriva de me heurter contre un organe dominant qui m’étonna et me contraria. Je cherchais le siège des facultés opposées à cet organe et ne les trouvais pas suffisamment développées pour le paralyser.

– Décidément , dis-je à Michaud, vous allez donner tort à Gall.

– Qu’en savez-vous ? me répondit-il. Si vous trouvez du mauvais, ne le cachez pas.

[page 123] – Puisque vous m’y autorisez, répliquai-je, je me vois forcé de vous déclarer que l’organe de la destruction est étrangement développé chez vous.

– Eh bien ! Gall ne se trompe point. Le fait est que je me plais à détruire, à casser, à déchirer. Quand je me trouve seul, oisif, assis dans une chambre, le désir me prend d’arracher la paille de ma chaise et de la démolir.

– Heureusement la raison s’éveille, je dis que ce serait trop bête, je résiste laborieusement, et je triomphe ; mais si j’étais en colère, la raison aurait le dessous et je ne serais plus maître de moi.

Vous voyez par là qu’il est prudent de ne pas trop se fier aux figures douces et aux gens timides.

Après cela, Michaud me fit une réputation de connaisseur que je ne méritais pas, et un certain nombre de curieux me demandèrent une conférence sur la phrénologie à l’Hôtel de Ville de Beaune. J’y consentis et l’annonçai. Toutefois, je n’étais pas tranquille, parce que je n’avais point l’habitude de parler en public, mais je me rassurai un peu en songeant que j’aurais sous la main une tête en plâtre qui me faciliterait l’entreprise.

Mes auditeurs étaient des amis personnels, et un ancien élève de l’école polytechnique, Louis Verry, m’appuyait fortement, parce que je l’avais convaincu en lui signalant une faculté de perception très accentuée sur son arcade sourcilière. Quand il se trouvait en présence d’une foule, il n’en saisissait pas l’ensemble, [page 124] il n’apercevait que des individus serrés les uns contre les autres.

Un auditeur, que je n’attendais pas, vint à la conférence avec l’idée bien arrêtée de me disputer le terrain pied à pied. C’était M. Foisset, l’historien du président de Brosses. M. Foisset était alors juge au tribunal de Beaune, il est mort conseiller à la cour d’appel de Dijon. J’avais en lui un adversaire de valeur et de bonne foi, catholique pratiquant et gallican militant, qui rompit plus tard quelques lances avec Louis Veuillot. Il y avait, je ne dirai pas de la crânerie, mais un certain courage à se mêler à un public où pas un seul des siens ne se trouvait, qui, au fond, lui était hostile au point de vue politique comme au point de vue religieux, et le voyait avec quelque déplaisir. On ne s’expliquait pas sa présence à la conférence, on suspectait à tort ses intentions.

M. Foisset, croyant sincère et résolu, avait une mauvaise opinion de la doctrine de Gall ; il l’accusait de conduire tout droit au matérialisme et à la négation du libre arbitre, et pour cette raison, il estimait de son devoir de la combattre.

J’avais à peine ouvert la conférence par des considérations générales, que mon estimable contradicteur m’interrompit pour me dire que la doctrine de Gall était désespérante, qu’en localisant les facultés on supprimait le libre arbitre, qu’il n’y aurait pour les uns aucun mérite à se bien conduire, et pour les autres aucun reproche à leur adresser, aucune poursuite [page 125] judiciaire à exercer contre eux dans les cas de crime et de simples méfaits.

M. Foisset termina par ces mots :

– Monsieur, vous êtes un fataliste.

– Mais non, Monsieur Foisset, pas plus fataliste que vous, répondis-je. Voyons, reconnaissez-vous qu’il existe dans vos écoles aussi bien que dans les nôtres des enfants foncièrement mauvais, dont il est impossible de venir à bout ?

– Oui, il y en a peu, mais malheureusement il y en a.

– Eh bien ! nous sommes d’accord sur ce point. Vous expliquez ces infirmités natives par la volonté de Dieu que vous dites insondable ; nous les expliquons, nous autres, en vous montrant que les organes mauvais dominent absolument et que les bonnes qualités existent à peine. Nous constatons le fait comme vous le constatez vous-même, mais nous n’en cherchons pas la raison.

Maintenant, continuai-je, nous admettons, comme vous probablement, qu’il y a des enfants exceptionnellement bien doués et d’autres qui ont un égal nombre de qualités ou de défauts, et d’autres encore qui ont un peu plus de défauts que de qualités. Vous devez reconnaître que l’instruction et l’éducation peuvent amoindrir les défauts et développer les qualités natives. La doctrine de Gall le reconnaît également. Nous ne sommes pas plus à craindre que vous pour ce qui est du matérialisme et du libre arbitre ; nous ne différons [page 126] que par la philosophie et les moyens employés. Vous pouvez parfaitement accommoder vos croyances religieuses avec la phrénologie.

– Oh ! non, fit M. Foisset ; je ne saurais admettre votre système de localisation, votre carte géographique des organes cérébraux avec les lignes frontières entre les uns et les autres.

J’eus beau faire observer à mon contradicteur que les indications de la phrénologie n’avaient point la précision exacte qu’il supposait, que c’étaient des à-peu-près, que les délimitations étaient vagues et tracées seulement pour faciliter les recherches. Il ne voulut rien entendre.

Après cette conférence, je fis la connaissance d’un amateur de phrénologie qui se trouvait parmi mes auditeurs. Il était, je crois, du département de Saône-et-Loire et s’employait depuis quelque temps à Beaune à des essais sur le vieillissement des vins. Il me parla d’une occasion qui allait s’offrir d’avoir une tête de supplicié, celle du fameux Lachanelle, condamné à mort aux assises de Saône-et-Loire. J’avais déjà vu les têtes de Lacenaire et d’Avril au pavillon de la clinique de Paris, et j’avoue que je désirais ardemment voir celle d’un troisième criminel.

– Mais comment se la procurer, demandai-je à mon interlocuteur ?

– Je m’en charge, à la condition que vous payerez une somme qui ne dépasse pas 30 francs.

Je souscrivis à cette proposition, qui n’était pas bien [page 127] correcte, j’en conviens ; mais franchement, je ne croyais pas à sa réalisation.

Il me fallut bien y croire quand mon confrère en phrénologie me fit savoir qu’il était de Châlons ; qu’il s’était entendu avec l’exécuteur des hautes œuvres, qu’il m’apportait la tête de l’assassin enfermée dans une petite boîte avec de la chaux vive et que j’eusse à la faire prendre chez notre ami Poupon. La servante de la maison alla la chercher et me l’apporta non sans peine, car elle était lourde. Je m’en aperçus bien à mon tour lorsque j’eus fait quelques centaines de mètres avec la boîte en question, du faubourg Saint-Nicolas à la rue de Vignolles. Il me restait encore à parcourir une assez longue distance pour arriver à l’usine, où la boîte serait ouverte. Je rencontrai heureusement un ami, M. Flasselier, qui s’offrit pour m’aider. Le colis parut si lourd qu’il me demanda si la caisse renfermait des clous. Je me gardai bien de lui dire la vérité ; je me contentai de lui apprendre qu’il s’y trouvait un objet curieux et qu’il le verrait à destination. Mais à moitié chemin, je n’eus plus la force de garder le secret.

Un sentiment d’horreur saisit mon homme, qui lâcha le colis, et je dus le reprendre pour le transporter jusqu’à l’usine.

– Et songer, murmurait Flasselier, que je me figurais porter une boîte de clous, et que c’est la tête d’un scélérat décapité hier matin !

Il n’en revenait pas.

[page 128] Je me rendais bien compte de cette terrible impression, mais j’en riais parce que je ne l’éprouvais pas, et je ne l’éprouvais pas parce que j’avais fréquenté pendant plusieurs mois les pavillons de dissection.

Laissez-moi vous dire, en terminant, que le crâne de Lachanelle était caractérisé par l’ampleur du cervelet et l’organe de la dissimulation. Son double crime, viol et assassinat, et les moyens auxquels il avait eu recours pour n’être ni soupçonné ni découvert, s’expliquaient parfaitement.