Souvenirs historiques de Pierre Joigneaux
Ouvrage numérisé par Jean-Pol Weber et Luc Hiernaux. La saisie du texte respecte, le plus scrupuleusement possible, la typographie, l’orthographe et la ponctuation de l’ouvrage. SOUVENIRS HISTORIQUES de PIERRE JOIGNEAUX Ancien Représentant du peuple, ancien Député, Sénateur de la Côte-d’Or
TOME PREMIER [page 103] Armand Gouffé Le nom d’Armand Gouffé a résisté aux ravages du temps, parce qu’il était un homme d’esprit. On n’oublie pas l’auteur de : le Bouffe et le Tailleur, et surtout de cette chanson des Frelons, dont le refrain : « Plus on est de fous, plus on rit [,] » a si souvent égayé nos tables. On se figure que le père de ces jolies choses était un compagnon, menant bruyante vie, la passant à fredonner, à faire le diable-à-quatre, à boire sec et à remplir le Caveau moderne d’éclats de rire à gilet déboutonné. Vous n’y êtes pas, mes amis, mais pas du tout. Je l’ai connu assez pour vous l’affirmer, puisqu’il a fini sa carrière à Beaune, où j’ai commencé la mienne. Jamais homme ne mena moins de bruit et n’occupa moins de place que celui-là. Il n’avait pas la vue bonne [page 104] et il me semble l’apercevoir encore les lunettes sur le nez, la figure en l’air, comme s’il eût cherché quelque chose dans l’espace, cheminant à pas lents et indécis, la main appuyée sur sa canne, et s’arrêtant aux tournants des rues et des carrefours à la manière d’un rêveur qui est sur la piste d’une idée, ou bien d’un égaré qui cherche à s’orienter. Il était toujours seul, ne dérangeant personne, sans doute parce qu’il aimait point à être dérangé. En hiver, Armand Gouffé ne se montrait pas plus que les hirondelles. Pendant que celles-ci se tenaient au chaud dans les climats ensoleillés, le vieux chansonnier se tenait au coin de son feu. Mais dès que le gazon verdissait et que les feuilles se montraient aux arbres, il quittait le logis et renaissait. Armand Gouffé avait loué à Beaune, tout en haut d’un vieux bastion démantelé, une maisonnette à volets verts, où une demi-douzaine de personnes n’auraient pas tenu à l’aise. Le ruisseau murmurant ne manquait pas à la maisonnette, mais il coulait au pied du bastion, à une profondeur absolument déraisonnable. Enfin, autour de la maisonnette en question, il y avait un jardinet, des arbustes et des fleurs. Armand Gouffé, quand le temps le permettait, s’y rendait à heures fixes, dans la matinée et dans l’après-midi. Mais il me paraît que je me laisse trop aller au courant de ma causerie et j’aurais dû vous dire d’abord que le chansonnier habitait la ville de Beaune depuis 1829 ou à peu près. Si j’avais prévu qu’un jour [page 105] j’entretiendrais le public de sa personne, vous pensez bien que j’aurais pris des notes qui ne me seraient pas inutiles à présent. N’allez point supposer qu’Armand Gouffé, qui était de Paris, s’était retiré à Beaune, la capitale des grands vins, uniquement pour en parfumer son palais et y attraper de la verve. Non, c’est pour un autre motif qu’il était venu. Il avait une fille unique, qu’il maria à un premier clerc de notaire. Celui-ci acheta, moyennant une centaine de mille francs l’étude de M. Grignet, un Ardennais d’origine, et vint se fixer à Beaune. La femme suivit nécessairement le mari, et le beau-père, qui ne se souciait point de rester seul, suivit sa fille. Voilà comment Armand Gouffé se fit un nid de solitaire chez son gendre, le notaire Guiod, dont l’étude était rue des Tonneliers, aujourd’hui rue Armand-Gouffé, par la grâce de la municipalité de l’endroit, qui, peut-être, n’a pas eu tout à fait raison de mettre le nom d’un chansonnier parisien à la place d’un nom plus caractéristique. Nous ne trouvons pas mauvais qu’elle ait donné un témoignage de bon souvenir à Gouffé, mais elle aurait pu le lui donner ailleurs, par exemple au coin de l’ancienne rue des Buissons, ou de la rue du Travail, ou de quelque autre rue à dénomination vague. Si, de son vivant, quelqu’un eût dit au chansonnier qu’un jour, après lui, la rue qu’il habitait porterait son nom, il ne l’aurait pas cru, à cause de l’épisode que voici. A son arrivée à Beaune, Armand Gouffé, qui aimait le calme, trouva le bruit des maillets très désa- [page 106] gréable, et il s’en plaignit dans une chanson que j’ai sue, mais que j’ai oubliée jusqu’au refrain. Les maîtres tonneliers, au lieu d’en rire et de taper un peu plus fort sur les cercles de leurs tonneaux, se fâchèrent. Ils chargèrent M. Antide Gautier, mon professeur, dont le pensionnat formait l’angle de la rue du Château et de la rue des Buissons, rue Thiers, de tailler sa meilleure plume et de répondre de sa meilleure encre à l’auteur des Frelons. M. Gautier s’empressa de le faire, mais en termes vifs et un peu blessants. Armand Gouffé répliqua sur le même ton. C’était drôle, mais c’était trop personnel. Le chansonnier ne mettait pas les pieds dans le plat ; il mettait les doigts dans le verre, ce qui ne valait guère mieux. La querelle en resta là ; il m’a paru qu’elle ne pouvait pas aller plus loin. Peu de temps après, M. Gautier fit les avances d’une réconciliation, qui fut tout de suite acceptée. Vers 1844 ou 1845, je ne sais plus au juste à quelle occasion, je fis la connaissance d’Armand Gouffé. Il ne voyait avec plaisir que ses livres, et par moments, pour varier ses distractions, il causait volontiers quelques minutes avec les personnes qui se mêlaient de noircir du papier. Ce doit être pour cela qu’il me témoigna un intérêt particulier et m’invita à le visiter dans sa maison du bastion du Château. Nous y causions de Paris, des caveaux ou sociétés chantantes, des chansonniers de son temps et de ceux du mien, que j’avais fréquentés aux Infernaux, à Momus, [page 107] au Capucin, je ne sais plus où. Selon lui, on ne chantait plus, on ne savait plus chanter, l’esprit s’épaississait, on politiquait trop. Béranger ouvrait école et Désaugiers fermait la sienne. Je lui demandai son avis sur les chansons de M. Delacroix, un chansonnier de Saône-et-Loire qui avait de la finesse, du piquant, de la légèreté, de l’entrain, et se montrait fidèle aux traditions du vieux Caveau, quant au vin, à l’amour et aux belles. Armand Gouffé le connaissait, estimait sa manière et le tenait pour un des plus dignes parmi les survivants de l’ancienne gaudriole. Je communiquais à Armand Gouffé toutes les chansons inédites que je recevais de Delacroix, et il m’en savait gré. J’en publiai quelques-unes et je mis les autres sous clef, parce que la frivolité y dépassait un peu la mesure. Parmi les rondes qui n’étaient pas de nature à faire courir du danger aux mœurs, il y en avait une sur l’air de : la Boulangère a des écus, qui amusa beaucoup Gouffé. En voici deux couplets sur huit :
Depuis le modeste poulet Jusqu’au chapon de Bresse, Et depuis le cochon de lait, Jusqu’au lard qu’on engraisse, Ma foi, tout me paraît divin Avec une maîtresse Et du vin… Avec une maîtresse.
A vivre joyeux et content, Qu’ici chacun s’empresse, [page 108] Car le diable qui nous attend N’a pas notre allégresse… Ne lui demandons en vain Une jeune maîtresse Et du vin… Une jeune maîtresse.
Cela était dans la manière de Gouffé et délassait le vieil épicurien, qui ne trouvait point matière à se ragaillardir dans la rue des Tonneliers, à cause du bruit des maillets, ni dans l’étude de son gendre, où les actes notariés ne réchauffaient pas sensiblement son esprit. Le gendre ne comprenait pas le beau-père, et le beau-père, de son côté, trouvait que la littérature de l’étude n’élargissait point assez l’horizon. Cependant, dit-on, Armand Gouffé avait passé la meilleure partie de son existence dans un bureau du ministère des finances, où la littérature et les chiffres n’ont pas non plus qualité pour émanciper le cerveau et éveiller l’imagination. On objecte encore que beaucoup d’écrivains d’esprit ont passé par les bureaux des ministères pour arriver à la célébrité. Je n’y contredis pas, et j’ajoute que l’explication de la chose est facile à fournir. Il n’y a que les bureaux des ministères pour créer des loisirs aux gens. Les rêveurs y trouvent leurs aises, les chansonniers en herbe ont le temps de chercher des refrains, et les futurs auteurs dramatiques celui de charpenter un vaudeville ou un drame. La vie de bu [page 109] reau chez un notaire, un avoué ou un banquier, n’offre pas les mêmes charmes. En somme, il y bureaux et bureaux, comme il y fagots et fagots ; des uns, il sort quelquefois des lettrés, tandis que des autres il n’en sort jamais, à moins d’accidents. On dit des ivrognes : qui a bu boira ; et c’est généralement vrai ; on ne se tromperait pas davantage en disant des chansonniers : qui a rimé rimera. Et, en effet, Armand Gouffé, qui avait renoncé aux chansons, s’était rabattu sur les charades pour dépenser ses loisirs. Il semblerait même qu’il ait eu peur d’être enterré en prose et que c’est afin d’éviter ce désagrément qu’il eut soin de faire son épitaphe en vers. Un jour qu’il prenait, après déjeuner, sa demi-tasse au café de la Côte-d’Or, j’allai lui tenir compagnie. Le ciel était gris, la physionomie du chansonnier était triste. C’était le jour des Trépassés, c’est-à-dire le 2 novembre. Le vieillard tira de sa poche un bout de papier sur lequel se trouvaient quelques lignes avec sa signature en bas. L’écriture était ferme. – « Gardez ceci, mon jeune ami, me dit-il, c’est mon épitaphe ; je vous la confie et vous charge de la faire graver sur ma tombe quand le moment sera venu… il ne saurait se faire attendre longtemps. Je chargerais bien de ce soin mon gendre et ma fille, mais les dernières paroles d’un épicurien, quoique bien inoffensives, les désobligeraient certainement, et il pourrait arriver qu’ils missent à la place de la prose qui me conviendrait moins. » Et, en effet, le vieil épicurien ne s’était pas trompé. Après sa mort, on me pria de me dessaisir de l’épitaphe manuscrite ; je m’y refusai absolument, comme c’était mon devoir de le faire ; je fis plus, je le publiai. C’était la carte forcée. S’il vous arrivait de visiter le cimetière de Beaune, vous liriez sur la tombe d’Armand Gouffé :
Le plus gai troubadour Au bout de sa carrière Veut tracer sur la pierre Quelques mots à son tour ; Rimeur vieux et perclus, J’adopte et je paraphe. Cette courte épitaphe : « Ci-gît un mort de plus. »
Nous pensons qu’il n’y a dans cette inscription rien qui ait pu empêcher le chansonnier de faire honnêtement son chemin dans l’autre monde.
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