PIERRE JOIGNEAUX

PIERRE JOIGNEAUX

 sa vie et ses oeuvres 

par A.-J. Devarennes

Paris, Imprimerie de la Bourse du Commerce, 1903

 

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 VI

après la guerre. – a l’assemblée nationale. – l’école nationale d’horticulture. – l’œuvre de pierre joigneaux. – ce qu’il a fait pour la démocratie rurale et pour la république. – son caractère. – l’opinion de gambetta. – la mort de pierre joigneaux.

 

La paix signée, la République n’eut pas seulement à relever la France mutilée, à réparer les ruines accumulées par l’Empire ; il fallut encore lutter contre les monarchistes et les cléricaux coalisés pour s’emparer du pouvoir, et ce ne fut pas chose facile.

Non seulement la majorité de l’Assemblée Nationale se trouvait à la merci du clergé qui lui faisait vouer la France au Sacré-Cœur, mais elle était aussi entre les mains du pape qui réclamait, à cor et à cri, le pouvoir temporel. Nous venions de perdre l’Alsace et la Lorraine, la misère et le deuil régnaient partout, notre armée était encore désorganisée et déjà le clergé s’efforçait de nous entraîner dans une nouvelle aventure en prêchant la guerre contre l’Italie.

Les plus chauds adversaires du gouvernement de la Défense, ceux qui répétaient, pendant la lutte contre l’Allemagne, que la résistance était impossible, inutile, étaient précisément ceux qui réclamaient ensuite le plus vivement l’intervention du gouvernement de la [page 60] République en faveur de la papauté. C’était de la démence ; mais les cléricaux s’inquiétaient bien du pays !

La grosse affaire, pour eux, était de sauver Rome, c’est-à-dire de rendre ses anciens états au souverain pontife ; la France venait ensuite et le Sacré-Cœur devait se charger de son salut.

[illustration légendée P. Joigneaux, d’après une photographie de 1880.]

En présente d’une telle folie, tous les hommes de sang-froid s’unirent contre cette croisade ; le gouvernement temporisa, eut recours à la ruse, les républicains protestèrent à la tribune et dans la presse. Et Pierre Joigneaux rendit encore de signalés services à la cause démocratique en publiant, dans le Siècle et dans la Petite Gironde, une série d’articles politiques dont l’entrain, la finesse exquise firent une grande impression sur nos populations rurales. Ces articles, d’ailleurs, ont été reproduits par toute la presse républicaine de province.

[page 61] La lutte contre les monarchistes et les cléricaux ne lui fit, toutefois, pas perdre de vue les intérêt de l’agriculture.

Depuis longtemps, Joigneaux songeait à créer une haute école d’horticulture.

Le projet avait échoué sous l’Empire, par suite d’une indiscrétion ; mais l’idée lui trottait sans cesse par la tête. Il reprit son projet à Versailles et, avec l’appui de trois de ses collègues : Guichard, de l’Yonne, le général Guillemaut, de Sâone-et-Loire, et Paul Morin, de la Seine, il demanda à l’Assemblée Nationale et obtint la transformation du Potager de Versailles, en Ecole nationale d’horticulture.

Cette institution que rêvait Pierre Joigneaux, pour rehausser la profession de jardinier et dont la réalisation lui causa une grande joie, a été appréciée, en ces termes, par M. Hardy, le premier directeur de l’Ecole et l’un de nos savants les plus distingués :

« Cette création si utile, a été décidée par une loi de l’Assemblée Nationale, votée le 16 décembre 1873. C’est à l’initiative d’un député dont le nom jouit d’une juste considération, aussi bien parmi les horticulteurs que parmi les agriculteurs, M. Joigneaux, qu’est dû le vote de cette loi. Elle restera un de ses titres les plus grands à la reconnaissance de l’horticulture française. »

De la part de M. Hardy, qui n’était pas prodigue de compliments et qui, ne partageait pas les idées politique du député de la Côte-d’Or, cet éloge était à noter ; aussi avons-nous tenu à la reproduire.

Tandis que Pierre Joigneaux s’efforçait de doter notre pays d’un véritable enseignement horticole, on lui offrait la rédaction de la Gazette du Village, jadis fondée par Victor Borie, et ce journal hebdomadaire auquel un homme de cœur, M. Tourasse, avait abonné, pendant deux ans, tous les instituteurs, lui permettait, en- [page 62] fin, de répandre, dans toutes les communes de France, ses judicieuses observations, ses spirituelles causeries et ses utiles conseils.

[illustration légendée Monument de Mathurin Moreau, élevé par souscription publique, à la mémoire de P. Joigneaux, sur la promenade des Lions, à Beaune.]

En politique, comme en agriculture, Pierre Joigneaux a toujours fait œuvre de vulgarisateur.

« Il avait l’expérience pratique de l’agriculteur, et la [page 63] vigueur, la loyauté du vigneron bourguignon, a dit M. Eugène Risier, alors directeur de l’Institut agronomique ; mais ce paysan écrivait comme Olivier de Serres et comme Mathieu de Dombasle. Il était au courant de tout, de toutes les découvertes de la science, et il aurait pu faire, comme tant d’autres, avec ses observations souvent si ingénieuses et si originales de la nature, des mémoires pour les académies. Mais il aimait mieux les mettre sous forme de causeries faciles à comprendre pour les campagnards. Ces causeries sont des chefs-d’œuvres, sous tous les rapports. »

En effet, Pierre Joigneaux s’adressait de préférence aux humbles et, naturellement, il employait un langage à leur portée, plein de bon sens, de fine bonhomie, sans jamais se laisser aller à la moindre trivialité. Son style était simple, mais coquet, et c’est ainsi qu’il se fit comprendre par le plus grand nombre, qu’il inspira à beaucoup de lecteurs et même de lectrices, l’amour de l’agriculture. Les Conseils à la jeune fermière, sont un chef-d’œuvre dans ce genre à la fois familier et gracieux, qui distingue ses écrits.

L’œuvre de Pierre Joigneaux est considérable. En dehors des publications périodiques qu’il a rédigées et dirigées, des innombrables articles qu’il a publiés dans divers journaux de Paris et de province, il a laissé les ouvrages suivants :

Fragments historiques sur la ville de Beaune et ses environs (1839). Les Prisons de Paris, par un ancien détenu (1842). Histoire anecdotique des professions en France (1843). Histoire des Paysans sous la Royauté. – La Chimie du Cultivateur. – Lettres aux paysans. – Lettre trouvée à la porte d’une caserne.

Le Dictionnaire d’Agriculture pratique, en collaboration avec le Dr Charles Moreau. – Engrais et amendements. – Instructions agricoles. – Les Champs et les [page 64] Prés. – Conseils à la jeune fermière. – Légumes et fruits. – Les arbres fruitiers. – Conférences sur le jardinage. – Culture de la vigne en Belgique. – L’agri- [illustration légendée Buste de P. Joigneaux, par Bacquet, à l’École nationale d’horticulture de Versailles.] culture dans la Campine, en collaboration avec le major Delobel. – Les veillées de la Ferme du Tourne-Bride. – Causeries sur l’Agriculture et l’Horticulture. – Pe- [page 65] tite Ecole d’Agriculture. – Entretiens sur la vie des Champs. – Traité des graines de la grande et de la petite culture. – Le jardin potager. – Les choux. – Pisciculture et culture des eaux. – L’art de produire de bonnes graines. – Le livre de la ferme et des maisons de campagnes. – Ephémérides. – Monographie de la commune de Ruffey-lès-Beaune. – Souvenirs Historiques.

 

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Lié d’une étroite amitié avec Barbès, Ledru-Rollin, Schoelcher, Kestner, le colonel Charras, le capitaine Cholat, il avait un faible pour les hommes d’action, mais il se défiait des tapageurs, des paradeurs, des criards qui ne servent qu’à effrayer les masses et qui, généralement, n’en mènent pas très large, s’ils n’ont point disparu, au moment du danger.

A son retour de l’exil, il vécut assez retiré ; à part ses camarades de la Côte-d’Or qu’il voyait pendant son séjour à Varennes, et quelques amis qu’il était heureux de recevoir à Bois-Colombes, dans les dernières années de l’Empire : Massol, Luchet, Martin Bernard, Quentin, Adrien Hébrard, Floquet, Legault, puis Castagnary, Bigot, Hector Depasse, ses collaborateurs au Siècle, il se tenait à l’écart, loin du bruit, passant sa vie à travailler dans son bureau, à tailler ses arbres fruitiers ou à surveiller ses plantations.

La lutte entreprise par l’Eglise et les monarchistes contre nos institutions, les défections qui se produisirent, à certains moments, dans les rangs de la démocratie inquiétèrent vivement P. Joigneaux ; mais jamais il ne douta du succès final de son parti, jamais il ne désespéra du salut de la République. Ce libre penseur avait la foi qui animait la plupart des hommes de sa génération.

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L’œil vif, la figure franche et souriante, Joigneaux était d’une nature bienveillante et d’un abord facile surtout pour les jeunes gens, pour les débutants ; mais [illustration légendée Tombeau de P. Joigneaux au cimetière de Colombes. Croquis de M. F. Damois.] dès qu’il se trouvait en présence de finassiers ou de gens au regard louche, il fronçait le sourcil et il avait tôt fait de les congédier, car il méprisait également les roueries et l’hypocrisie.

[page 67] Personne, plus que lui, n’a mené le bon combat contre les faiseurs, les intrigants de bas et de haut étage, et, jamais il n’hésita à leur déclarer la guerre, quelle que fût leur situation. Il détestait les pédants, les faux savants, ceux qui croient avoir la science infuse, comme les gens qui parlent pour ne rien dire et, maintes fois, il prit plaisir à les déshabiller en public, à mettre à nu leur ignorance, à signaler leurs plagiats. Journaliste de carrière, il aimait sa profession et l’honora toute sa vie ; polémiste par tempérament, il se laissait rarement aller aux emportements, évitait les froissements trop vifs, se contentant la plupart du temps d’effleurer l’adversaire à l’endroit sensible et de mettre les rieurs de son côté.

D’un caractère indépendant, il avait horreur des coteries, des églises, des chapelles ; il admirait les hommes de valeur, applaudissait aux succès de ses amis politiques, mais jamais il ne fit cortège à personne, et rarement on le vit solliciter un ministre. Pour l’amener à faire une démarche en faveur de quelqu’un, il fallait que le cas fut particulièrement intéressant et la personne tout à fait recommandable ; encore priait-il souvent un collègue ou un ami d’intervenir à sa place, tant il lui répugnait d’avoir l’air de quémander.

Ses électeurs, hâtons-nous de le dire, le laissèrent bien tranquille à cet égard ; ils le savaient tout dévoué aux intérêts du pays, et, pour eux, c’était l’essentiel.

Pierre Joigneaux ne fréquentait pas le monde parce que sa situation de fortune ne le lui permettait guère et surtout parce que ses goûts ne l’attiraient pas de ce côté. Aux réceptions cérémonieuses, il préférait les réunions intimes, les réunions d’amis, où l’on parle à cœur ouvert, où l’on devise de choses et d’autres, devant une table servie, en dégustant un verre de Beaune ou de Nuits.

[page 68] La popularité ne le tentait pas ; jamais il n’eut recours à la flatterie pour gagner les bonnes grâces des populations rurales qu’il aimait pourtant beaucoup ; il se contentait de leur donner de bons conseils et ne se gênait pas pour leur faire entendre, à l’occasion, de dures vérités ; mais il tenait, avant tout, à l’estime de ses concitoyens qui lui accordèrent toujours leur confiance et renouvelèrent, sans cesse, son mandat sans y mettre de conditions. Travailleur infatigable, il lutta, jusqu’à la dernière heure, contre la routine et contre les charlatans du commerce et de la politique qui, de préférence, exercent, dans nos campagnes, leur vilaine industrie. Il eut la joie de constater l’effondrement du boulangisme, et n’assista pas au spectacle écœurant que nous donna le nationalisme. Cette douleur lui fut épargnée.

La mort vint subitement le frapper, le 26 janvier 1892, à son poste de combat, sa table de travail. Il tomba la plume à la main, au moment même où il achevait un article consacré à la défense des intérêts des petits cultivateurs et intitulé : l’Impôt de prestation. Tel fut l’homme de bien qui, pendant 50 ans, ne cessa de propager, d’instruire la démocratie rurale, de lui inspirer l’amour de la justice et de la liberté. C’est bien à lui que, revient le mérite d’avoir, selon l’expression si juste et si pittoresque de Gambetta, fait entrer la République dans les sabots des paysans.