PIERRE JOIGNEAUX

PIERRE JOIGNEAUX

 sa vie et ses oeuvres 

par A.-J. Devarennes

Paris, Imprimerie de la Bourse du Commerce, 1903

 

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 AVERTISSEMENT 

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Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur Pierre Joigneaux. Les discours prononcés sur sa tombe, à Colombes, les articles de journaux consacrés à sa mémoire ont rappelé, il y a dix ans, en termes éloquents, les travaux accomplis par l’agronome et l’homme politique, les services rendus à l’agriculture et à la démocratie. Mais, au bout de dix ans, bien des choses s’oublient, bien des physionomies tendent à s’effacer.

Les morts vont vite, trop vite, en vérité, et nous n’avons malheureusement qu’un seul moyen de les faire revivre : esquisser leur portrait, rappeler les actes par lesquels ils se sont signalés et ils ont mérité l’estime de leurs concitoyens.

C’est la tâche que nous sommes imposée. Elle nous a, d’ailleurs, été particulièrement facilitée par celui dont nous vénérons la mémoire.

Les Souvenirs publiés par P. Joigneaux, les nom- [page 6] breuses notes manuscrites qu’il nous a laissées et qui ont trait à son enfance, à ses débuts, les entretiens que nous avons eus ensemble, nous ont permis de retracer rapidement, mais exactement dans les quelques pages qui suivent, la vie de ce républicain qui n’eut jamais de défaillance.

 

A. J. Devarennes.

 

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I

La famille de p. joigneaux. – le fétichisme bonapartiste. – a l’école. – en pension. – a l’école centrale. – les obsèques de dulong. – peintre sur porcelaine. – a l’école de médecine.

 

Pierre Joigneaux naquit à Varennes, hameau de la commune de Ruffey-les-Beaune, le 23 décembre 1815. Ses parents, qui se livraient à la culture et au commerce des bois, habitaient le pays de longue date et appartenaient à une vieille famille bourguignonne ; on trouve, en effet, le nom de Joigneaux orthographié de différentes façons dans les vieux papiers de Ruffey et dans les archives de la ville de Beaune.

En 1427, on signale un Etienne Joignaut parmi les beaunois qui répondirent à l’appel de Jean Grignard, maire de Beaune, à l’époque où les Ecorcheurs ravageaient le pays. (1)

Les parents de Pierre Joigneaux s’étaient créés une bonne situation dans la culture, et son grand’père [page 8] paternel avant de faire valoir ses terres, avait organisé et dirigé une entreprise de roulage pendant quelques années. Mais laissons Pierre Joigneaux conter lui-même l’histoire de ses parents :

« Mon père avait à peu près sept ans quand mon [illustration légendée Croquis de C. Calvès.] grand’père mourut (13 avril 1795) ; il en avait 13 à la mort de ma grand’mère, le 14 février 1801. Il eût pour tuteur un proche parent et un brave homme qui le mit [page 9] d’abord en pension chez un instituteur et le confia ensuite à un autre parent qui possédait, à Ladoix, une entreprise de roulage. C’était en 1804, il avait alors seize ans et demi, et on lui avait abandonné le soin du roulage.

« Un roulier de seize ans et demi avec sa veste à boutons de métal, sa culotte courte, ses bas blancs et ses jarretières rouges, aux jours de fête, n’était pas le premier venu. Mais en semaine, avec la blouse, le bonnet à rayures de couleur, la limousine et les souliers à gros clous, par tous les temps, le métier était dur.

« Il aimait les chevaux et il le fit bien voir toute sa vie ; il les gâtait et les nourrissait même trop bien, au point de les rendre pléthoriques et paresseux. Mais, en 1804, mon père avait à diriger un équipage remarquable qui faisait bonne figure sur les grandes routes et il en tirait vanité.

« On chargeait les vins de Bourgogne à Ladoix ; on les conduisait vers le Nord ou l’Est, d’où l’on ramenait, en contre-voiture, des marchandises diverses. Les expéditions se faisaient surtout à Lille, à Gravelines, à Arras, à Metz, à Troyes, à Paris et à Versailles.

« Rien de sérieux dans les souvenirs de voyage de mon père. Il ne nous parlait que d’accidents de route, des ennuis que lui causaient les messageries en le forçant à se détourner sur les accôtements. Il ne connaissait que les auberges où ses chevaux avaient séjourné ; aussitôt arrivé, il devait préparer son départ. Il n’avait vu à Paris, que la barrière de la Chopinette et celle des Bons-Hommes, près de laquelle on le força de perdre de longues heures, le 3 mars 1810, à cause de l’entrée de Napoléon et de Marie-Louise, qui venaient de Saint-Cloud avec la cour pour la cérémonie du mariage, à Notre-Dame.

[page 10] « Il ne semblait pas avoir aperçu le palais de Versailles ; cependant, il s’était arrêté dans cette vile, pour commander, dans une fabrique d’horlogerie, une montre à répétition, en or, qui lui coûta quatre cents francs. Il ne me reste, de cette montre de famille, que le boîtier avec un mouvement neuf ; la sonnerie a été supprimée. Au temps passé, les allumettes chimiques manquaient et une montre à répétition était utile la nuit, pour marquer les heures et les quarts. A présent, on n’en a plus besoin.

« La dépense de quatre cents francs pour une montre, faite par un jeune roulier de 22 ans, s’accordait bien avec ses goûts de toilette. C’était un élégant, aimant la danse, les fêtes, un caractère ouvert, vif, franc, gouailleur, taquin, sans méchanceté, aimant la société et facile en entraîner. Ladoix, était pour lui un mauvais milieu ; il avait autour de lui une compagnie de viveurs et de joueurs ; il commençait même à entamer son patrimoine et, quand il se mit à réfléchir ; il n’était que temps.

«Heureusement, il ne se passionna ni pour la table, ni pour le jeu, et ne s’abandonna point à l’oisiveté. Je ne l’ai jamais vu avec un jeu de cartes dans les mains. Sa principale distraction fut pour la chasse au chien d’arrêt. Un jour, cependant, il prit le fusil en grippe et jura ses grands dieux qu’on n’en verrait plus chez lui. L’arme avait éclaté et lui avait fait une profonde et douloureuse blessure à la main droite ; mais une fois la plaie guérie, il oublia son serment, et fit venir un autre fusil, de Saint-Etienne.

« En 1813, il restait peu de jeunes hommes dans nos campagnes, et ceux qui s’y trouvaient n’étaient pas en peine à se marier. Mon père et ma mère étaient alors fiancés ; les bans étaient publiés ; la date de la cérémonie était fixée quand, tout à coup, un décret annonce [page 11] une levée, presque immédiate, des jeunes gens encore célibataires. On dut courir à Dijon, s’informer, se hâter et précipiter de mariage, à ce point qu’on ne prit pas le temps de faire les préparatifs de rigueur.

« Le jour du mariage, on faisait la lessive chez la fiancée ; il n’y eut point de toilette et, le soir, pour tout festin, on ne mangea que des gaudes. »

Des gaudes, c’est-à-dire de la bouillie de farine de maïs, et pour tout potage, un jour de noces ! Voilà, certes, un menu qui dut paraître bien maigre aux parents et aux mariés, mais, sous le premier empire, on n’avait pas toujours le temps de se livrer au plaisir de la table, si recherché des Bourguignons.

 

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Bien que le père de Pierre Joigneaux n’eut pas eu à se félicite[r] de l’Empire, il marcha avec les bonapartistes jusqu’en 1848, et il éleva son fils dans les idées qui étaient celles de la plupart des libéraux de l’époque ; on le verra par les lignes suivantes, qui sont empruntées aux Souvenirs Historiques :

« Les républicains de ma génération ont tous été, à peu d’exceptions près, plus ou moins atteints de cette maladie que j’appelle le fétichisme bonapartiste. J’avoue, à ma grande confusion, que je n’en fus pas plus exempt que les autres.

« Nous étions des bonapartistes de sentiment, non de raison. Dans mon département, la bourgeoisie occupait une place considérable ; le grand commerce était dans ses mains, et la grande propriété ne lui manquait pas. Elle avait pour elle le nombre, les écus, les travailleurs des villes, les fermiers de nos campagnes ; elle jouissait d’une influence incontestée.

« Les nobles se montraient dédaigneux, les bour- [page 12] geois prenaient des airs d’importance ; les nobles étaient dévots ou affectaient de l’être, les bourgeois étaient voltairiens ; les nobles appelaient les missionnaires et faisaient retentir les églises et les écoles de leurs cantiques ; les bourgeois se tenaient chez eux et chantaient à table les chansons de Béranger ; les nobles travaillaient pour les congrégations, les bourgeois travaillaient pour la franc-maçonnerie ; les nobles faisaient rage pour asseoir l’autorité des curés, les bourgeois riaient à se tordre, en lisant les prophéties de Paul-Louis Courrier.

« En définitive, la grande majorité de la noblesse, les dévots, les hypocrites, formaient le camp des royalistes, tandis que les bourgeois jaloux, mécréants et frondeurs, se disaient libéraux et formaient le camp bonapartiste. Quiconque se frottait à la bourgeoisie d’alors devenait voltairien et bonapartiste. Or, je m’y frottai.

« En ce temps-là, dans nos campagnes, l’ignorance était profonde, et au lieu de nous apprendre à haïr la guerre, on proclamait l’utilité, la nécessité des saignées internationales. Les deuils étaient finis ; on exaltait la gloire et les victoires ; on désirait la revanche contre les Autrichiens parce qu’ils avaient foulé le sol bourguignon.

« – S’ils reviennent jamais, me disait mon père, tu n’attendras pas qu’ils soient au coin du bois d’Epenaud ; tu iras au-devant d’eux avec le fusil double que tu vois entre la boîte d’horloge et l’armoire. »

« Quand on parlait de l’empereur, ce n’était pas pour déplorer ses effroyables boucheries d’hommes, c’était pour nous rappeler, à nous les petits, qu’il n’avait pas froid aux yeux et que pendant une vingtaine d’années, il avait administré de rudes frottées à nos ennemis. Et les yeux des enfants émerveillés, se portaient aux [page 13] murs, vers les images à deux sous, qui représentaient les batailles de Marengo, d’Austerlitz, de Wagram. Napoléon nous apparaissait comme l’incarnation, par excellence, de la force, et, en ce temps, la force commandait le respect, presque la vénération.

« On citait les individus pouvant assommer un homme d’un coup de poing ; ils faisaient la gloire d’une commune et l’on ressentait de la fierté à les avoir dans sa compagnie.

« On ne s’amusait qu’à la condition de se battre. On se battait village contre village ; on se battait les jours de fête patronale et le jour du tirage au sort, entre gens qui ne se connaissaient point et ne se haïssaient pas.

« A Beaune, où j’étais en pension, nous nous traitions en ennemis, de quartier à quartier. C’était par troupes nombreuses que l’on s’attaquait avec des cailloux, avec des frondes. Mon maître de pension, un excellent homme, ne voyait pas ces jeux avec déplaisir quand il s’agissait d’échanger des boules de neige et, loin de nous en détourner, il nous encourageait. Dans ces combats, il y avait des blessés et des prisonniers qu’on attachait aux arbres des remparts. On ne laissait libres ces derniers, qu’après leur avoir administré des coups de mouchoirs roulés en anguille et très serrés.

« Vous voyez que ces mœurs, qui datent de la Restauration, n’étaient pas faites pour nous ôter le goût du sabre et nous guérir du fétichisme bonapartiste. »

La mère de Pierre Joigneaux aurait plutôt penché du côté de la réaction ; elle était fière de la situation de son père, M. Robelin, de Ruffey, qui avait gagné une assez belle fortune dans le commerce des bois, avec les biens nationaux, et qui était le plus gros contribuable de la commune ; mais elle laissa toujours à son mari le soin de diriger ses enfants, et c’est ainsi que l’éducation et l’instruction de Pierre Joigneaux furent [page 14] toujours confiées à des instituteurs, à des professeurs animés d’idées libérales. En somme, la mère de Joigneaux eut toujours un faible pour son fils aîné et, s’il lui arriva de le bouder dans les moments difficiles, elle intervint souvent auprès de son mari pour amener une réconciliation, ou, en dehors de lui, pour envoyer, en cachette, quelques subsides à l’étudiant à qui on avait coupé les vivres. Elle admirait l’énergie de son fils, son amour de l’étude et du travail ; elle applaudissait à ses succès et, si elle ne l’encourageait pas dans la voie politique où il s’était jeté avec toute l’ardeur de la jeunesse, c’est qu’elle savait les misères qu’il avait endurées, et qu’elle redoutait les dangers auxquels il s’exposait encore en luttant en faveur des idées républicaines. Mais n’allons pas si vite.

 

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La vie de Pierre Joigneaux, comme homme politique, comme agronome et comme journaliste, depuis 1848 jusqu’en 1892, est bien connue ; ce qu’on ignore cependant, c’est le mal qu’il eut à se frayer un chemin et la lutte qu’il dut soutenir dans les premières années de sa vie.

Il a laissé sur ce sujet, des notes très complètes, parfois fort intéressantes, et nous avons pensé qu’on nous saurait gré de reproduire ces souvenirs d’enfance et de jeunesse qu’il aimait à rappeler dans les dernières années de sa vie. Voici ces notes :

« J’eus pour parrain Pierre Jacotot, charpentier à Ruffey. Mon père avait voulu choisir le meilleur buveur de la commune, c’est-à-dire un brave homme faisant bonne figure à table et buvant sec, sans se griser. Pierre Jacotot était bien le parrain qu’il fallait ; excellent garçon, d’ailleurs, très laborieux et ne menant pas grand bruit.

[page 15] « Je fus mis ensuite en nourrice à Vignolles, et à quatre ans, j’entrai en pension chez le maître d’école de cette localité qui exerçait en même temps le métier de tisserand. Je connaissais l’alphabet que ma mère m’avait appris à temps perdu. Le maître d’école me fit épeler et je vois encore la cave où il tissait et où je lui demandai s’il allait me faire assembler les syllabes pour lire. Sa réponse fut affirmative et je me retirai tout joyeux.

« Mais mon séjour à Vignolles fut de courte durée ; la femme de l’instituteur était bonne, mais négligente et inhabile à soigner les enfants. Ma mère, qui venait me voir souvent, s’en plaignit et, comme on ne tenait pas suffisamment compte de ses observations, elle se fâcha et m’emmena à Varennes.

« J’avais alors 5 ans ; quand je fus dans un état présentable, on me mit chez le maître d’école de Ruffey, comme pensionnaire, jusqu’à Pâques et, en été, comme externe.

« L’instituteur était garçon ; ses deux sœurs tenaient proprement la maison et on était assez bien nourri. Les trois ou quatre pensionnaires couchaient dans la grande chambre à four, et le maître aussi. La pièce n’était pas froide, mais elle avait une odeur de renfermé et de pain chaud. Il s’y trouvait une longue table ; on y faisait l’étude, après souper, on se couchait à neuf heures, en hiver, on se levait à quatre heures du matin. Au petit jour, nous mangions la soupe ou des gaudes réchauffées.

« Le jeudi, on allait arpenter avec le maître ; le dimanche, on ne faisait rien, mais on ne manquait ni messe, ni vêpres. Le soir, on veillait et on passait le temps à jouer au rototo ou au jeu de l’oie. Le rototo était un jeu de cartes ; le perdant en était quitte pour tendre la main et recevoir des coups de mouchoirs [page 16] terminés par un nœud. Au jeu de l’oie, on risquait des sous.

« Nous passions les fêtes de Noël chez nos parents.

« De novembre 1826 jusqu’au vacances de 1828, je fus pensionnaire chez M. Girod fils, à Serrigny. C’était une bonne école où l’on apprenait parfaitement l’orthographe et latin jusqu’en cinquième.

« De novembre 1828, jusqu’aux vacances de 1832, on me mit en pension à Beaune, chez Antide Gautier, au coin de la rue du Château et de la rue des Buissons, (aujourd’hui rue Thiers).

« Ancien lieutenant d’artillerie de l’armée de la Loire, bonapartiste toléré comme maître de pension, non accepté, quand un inspecteur d’académie venait à Beaune, M. Gautier était prévenu et nous délogions pour passer la journée en promenade. Le lieutenant savait beaucoup, mais il enseignait mal. Aux élèves curieux et de bonne volonté, il donnait le goût de la chimie, de la physique, de la botanique, de la géologie, de la minéralogie. Fort en mathématiques, en latin, poète, chansonnier à ses heures, auteur de tragédies en vers qui ne furent pas jouées, lecteur avide de romans, il avait le jugement aussi faux que possible ; au fond, le meilleur homme du monde. Il serait mort de faim plus tard, à Paris, sans l’assistance de Victor Masson, l’éditeur, qui lui faisait donner des répétitions à son fils, Georges, afin de ménager la susceptibilité de son ancien professeur.

 

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« En novembre 1832, je quittai Beaune pour aller à Paris me présenter à l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures. Un voisin de campagne qui exploitait le minerai de fer d’un terrain boisé de Ruffey, M. Mathias, président de la 5e chambre du Tribunal civil de la [page 17] Seine, consentit gracieusement à me servir de correspondant à Paris. J’ajoute, bien vite, que j’eus à me louer, en toutes circonstances, de cet homme intelligent et de bon conseil, très influent et très obligeant.

« M. Olivier, professeur à l’Ecole polytechnique et directeur des études, à l’Ecole Centrale, me fit subir l’examen d’admission. J’étais intimidé et l’examen ne me fit pas honneur. M. Olivier tint compte de mon esprit troublé et, aussi, d’une lettre de recommandation de son ami Naigeon, conservateur du Musée du Luxembourg. Il me donna pour l’école un papier sur lequel il avait écrit : Elève faible qui me paraît plein de bonne volonté ; admissible.

« Je me livrai à un travail excessif pour atteindre le niveau. A l’approche des examens généraux, je ne dormais qu’une nuit sur deux et, pour triompher de l’envie de dormir, très impérieuse, de 1 heure à 2 heures du matin, je plongeais mon visage dans une cuvette d’eau froide.

« J’étais à bout de forces au moment des examens et l’on avança de quelques jours mes examens de chimie et de mécanique, afin de précipiter mon départ pour la Bourgogne. Mon état de fatigue était tel que M. Mathias, mon correspondant, conçut des craintes et me dit : « Si vous étiez forcé de vous arrêter en route, avant d’arriver à la moitié du parcours, vous m’écririez et je vous enverrais de l’argent. Dans le cas, au contraire, où vous seriez plus près de Beaune que de Paris, vous demanderiez de l’argent à votre père. »

« Je ne fus pas forcé de m’arrêter en route et je n’écrivis à personne. J’étais soutenu moralement par mon certificat d’examens de première année. Le maximum des points étant de 20, j’avais obtenu : Physique : 18 (Péclet) ; Chimie : 17 (Pelouze) ; Géométrie descriptive : 16 (Olivier) ; Mécanique : 11 (Colladon). Et, [page 18] au-dessous de ces notes, le directeur des études avait écrit : « Cet élève est bon ».

« J’étais fier de ce certificat, et je pensais qu’il recevrait de mon père et de ma mère un accueil enthousiaste. Je me trompais, et je confiai la pièce à un ami de ma famille avec prière de dire à mes parents que mes notes étaient excellentes et méritaient des compliments. Il n’arriva pas à les convaincre. On ne vit, dans l’élève malade à force de travail, qu’un garçon fatigué par une existence désordonnée. J’en ressentis une vive contrariété, presque du découragement.

 

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*   *

 

« Le repos me remit bien vite sur pied et, le 1er novembre 1833, je commençais ma seconde année d’études à l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures. Je ne retournai plus à l’hôtel Charlemagne, place Royale (place des Vosges), où j’avais passé ma première année. Le maître d’hôtel, à tort ou à raison, était signalé comme ayant dénoncé et fait arrêter plusieurs de nos camarades républicains. Je louai donc une chambre, hôtel de Hambourg, rue du Faubourg-du-Temple. Je déjeunais tous les jours au café Hainselin, qui formait le coin du boulevard et de ma rue ; je dînais chez Passoir, à côté de mon hôtel, qui était une pauvre maison tenue par un tapissier.

« A cette époque-là, les luttes étaient très vives.

« Les républicains n’étaient pas nombreux à l’Ecole Centrale ; on n’y voyait guère que des fils de grands industriels, comme le Japy, les Gros ; des Polonais, des Belges, des Suisses.

« A cette même époque, eut lieu le duel dans lequel le général Bugeaud tua, d’un coup de pistolet, le député Dulong, qui l’avait traité de geôlier de la duchesse de Berry, à Blaye.

[page 19] « Cette mort fit du bruit ; de nombreux républicains et la Société des Droits de l’Homme tout entière, firent cortège à la victime. Le cortège passa dans ma rue au moment où je me rendais à l’Ecole, en petite tenue. Deux gaillards, d’une section des Droits de l’Homme me prirent chacun par un bras et m’invitèrent en entrer dans leurs rangs. Je les accompagnai.

« Le lendemain, en arrivant à l’Ecole, je fus informé qu’on venait de me reléguer dans une salle d’étude, avec un certain nombre d’élèves. Tous ceux qui s’étaient absentés la veille ou qui avaient été vus au convoi de Dulong, allaient être réunis dans cette salle que l’on qualifiait de salle de discipline. Notez que les élèves désignés pour l’occuper, étaient tous républicains. Une protestation indignée s’éleva parmi nous et il fut convenu que pas un n’accepterait cette sorte de châtiment pour cause politique.

« On nous fit alors savoir que l’administration n’avait pas eu d’intention désobligeante, qu’on nous changeait de salle d’étude parce qu’il y avait encombrement dans les autres ; mais pourquoi ce choix de républicains ? L’explication n’était pas acceptable ; personne ne s’en contenta. Chacun de nous fit un paquet de ses livres et se disposa à quitter l’Ecole. J’avais accepté la proposition de mes camarades et engagé ma parole ; je me mis en route le premier ; les autres suivaient.

« Le répétiteur de physique vint à moi dans l’escalier ; il insista avec une grande bienveillance pour me détourner de ce qu’il appelait, avec raison, un coup de tête. – « Je vous adjure de réfléchir, me disait-il, vous allez briser votre carrière, remontez avec moi ; les camarades qui ont l’air de vous suivre vont vous abandonner ; vous allez rester seul ».

« Je restai seul, en effet ; les autres remontèrent l’escalier et me laissèrent partir. Cela me parut indigne [page 20] quand c’était peut-être raisonnable ; mais j’avais pris mon parti et je m’obstinai, sans me demander ce que pourraient être les conséquences de mon coup de tête. A dix-huit ans, on ne calcule pas.

« Quelques jours après, le directeur de l’Ecole m’invita, par lettre, à comparaître devant le Conseil de discipline ; je lui répondis par un refus brutal. La rupture devenait définitive.

« Je me gardai bien, toutefois, d’aller raconter cela à mon correspondant qui ne partageait pas mes sentiments politiques, qui m’eut blâmé et proposé de raccommoder la corde rompue.

« Il avertit ma famille, me considérant comme un garçon très malheureusement dévoyé et ma pension fut supprimée du coup.

 

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« Je commençai par vendre ce qui pouvait être vendu, et par porter au Mont-de-Piété tout ce qui pouvait être engagé ; mais cela ne devait pas me mener bien loin. Je réduisis, d’abord, mon régime au strict nécessaire, puis je me creusai la tête pour découvrir une profession où l’apprentissage serait court, afin de me tirer vite d’embarras. Mais je ne découvrais rien d’acceptable, quand une personne m’engagea à entrer, comme élève, chez un grand peintre de fleurs sur porcelaine, nommé Clément, qui demeurait rue des Trois-Bornes.

« J’aimais les fleurs ; je savais un peu dessiner ; j’acceptai donc la proposition et j’entrai chez Clément.

« Mes petites connaissances en dessin ne me servirent à rien ; Clément, lui-même, qui pourtant était un maître, ne savait pas dessiner et peignait des bouquets superbes. C’était à coup de pinceau que l’on procédait ; [page 21] il fallait le goût de l’artiste qui ne s’apprend point, le talent de la composition des bouquets, du mariage des couleurs et une longue pratique. Tout cela me manquait.

« Je vis bientôt que je n’arriverais pas à faire autre chose que de la camelote, comme on dit vulgairement, et, qu’à ce métier, je ne gagnerais pas de quoi vivre.

« Clément me confirma, d’ailleurs, dans cette opinion, me dégagea de ma parole et me dit que la peinture sur porcelaine, ne me convenait pas plus que la compagnie des élèves de son atelier. Il avait raison.

« Treize ans plus tard, Clément était de garde à la Chambre des députés, comme garde national. Il me reconnut, me tendit la main en souriant et me dit : « A la bonne heure ! Au moins, cette fois, vous êtes à votre place. Je vous avais deviné ; tous mes compliments. »

« Mais n’anticipons pas. Des compatriotes qui me voulaient du bien et qui étaient peinés de me voir aux prises avec les difficultés de la vie, intervenaient sans cesse, d’une manière officieuse, pour renouer les liens de famille, rompus depuis trop longtemps. Ils y réussirent.

« Il fut décidé que je suivrais les cours de l’Ecole de Médecine, et que je recevrais une pension mensuelle de 150 francs, plus le montant des frais d’inscription.

« Je me mis résolument à la besogne et suivis avec assiduité les cours de l’Ecole de Médecine et, aussi, les leçons d’anatomie que nous donnait un agrégé, M. Thivet, dans les pavillons de dissections de la clinique.

« Le travail sur les cadavres ne me déplaisait pas, mais il me fut impossible d’assister aux opérations sur le vif.

« La vue du sang ne causait des défaillances.

[page 22] « Un jour, à l’Hôtel-Dieu, le professeur Chômel nous donna rendez-vous, après la visite, dans la salle des opérations. Il s’agissait d’un cas de petite chirurgie. J’allai jusqu’à la porte, puis je me dérobai.

« Dans ces conditions, je devais renoncer à l’étude de la médecine. Je me gardai bien d’en parler à mes parents ; mais, que faire ? De quel côté me retourner ? »

 

(1) J. Rossignol, Histoire de la ville de Beaune.