La Politique au village, Louis François Bouis, un proscrit anonyme de1852

article publié dans Rives, 5-2000, Paysans et pouvoirs local, le temps des révolutions. (disponible également sur http://rives.revues.org/document101.html)

La Politique au village, Louis François Bouis un proscrit anonyme de 1852

Michel Tailland

 

 

collection Gilbert Suzan

 

         Dans la préface de son ouvrage sur le coup d’état de 1851, Eugène Ténot justifiait un double but: détruire la « légende de jacquerie démagogique » qui passait pour une analyse historique objective et fournir des éléments utiles aux historiens sur « des faits importants qui menaçaient de rester de demeurer oubliés quoique contemporains. »

 

Le livre publié en 1865, montre que dès l’origine l’insurrection de décembre 1851 fit l’objet d’une tentative efficace de dénigrement et d’occultation et il a fallu attendre les travaux de Maurice Agulhon, pour que les événements soient réhabilités.

 

 

 

         Certains protagonistes de ces journées sont assez biens connus, Arambide, Campdoras, Méric, Duteil, ou encore Madame Ferrier inspiratrice de Zola pour le personnage de Miette dans La fortune des Rougons. La sociologie du mouvement également, quoique basée uniquement sur les dossiers de la répression. Il semblait cependant intéressant de prendre l’exemple d’un anonyme et de le suivre à travers les mois qui précèdent décembre, pendant les quelques jours de l’insurrection et enfin au cours de son parcours après sa condamnation. A cet effet j’ai choisi l’exemple d’un habitant du village de Besse du nom de Louis-François Bouis, au sujet duquel demeuraient les sources d’archives officielles, mais aussi une correspondance échangée avec sa famille pendant sa captivité algérienne.

 

         Ces lettres, montrent un homme à la forte personnalité, chef de famille attaché aux siens et à son terroir et qui de son internement continue de s’intéresser à la vie du village. J’en vins à m’interroger sur les raisons qui avaient pu conduire l’habitant d’un lieu si paisible à un exil aussi lointain et j’ai tenté d’expliquer l’homme, son rôle dans les événements de 1851 dans un village du centre Var et analyser les conséquences de son engagement.

 

         Sa vie permet de se rendre compte qu’il s’agit d’un individu ordinaire.

 

         Né à Besse en 1806. Il habite le village où se trouve la demeure familiale. Il épouse en 1827 une jeune fille de Pierrefeu, dont il aura deux enfants. Il exerce la profession de boucher, comme son père, son grand-père et son arrière grand-père avant lui et comme ses fils après lui. C’est une famille enracinée à Besse, dotée d’une petite aisance car elle possède des terres depuis plusieurs générations. Louis-François Bouis est à la fois commerçant patenté et paysan, il élève lui-même ses moutons puisqu’un berger est à son service et il cultive ses terres.

 

 

 

Son engagement dans la vie du village se manifeste dès 1831 par son élection à la Garde Nationale, puis au Conseil Municipal, où en 1851 il est Adjoint au Maire de ce chef-lieu de canton, (1658 habitants, recensement de 1846).

 

 

 

Le 16 décembre 1851, il est arrêté par les gendarmes, car désigné comme instigateur des événements de Besse par des rapports du Juge de Paix du canton, puis il est détenu à la prison de Brignoles.

 

          Suite à une instruction commencée le 4 janvier 1852 par le tribunal de première instance de Brignoles, il est condamné le 16 février par la commission mixte siégeant à la Préfecture de Draguignan à la transportation en Algérie pour dix ans avec la qualification de plus coupable. Il est condamné comme un individu particulièrement dangereux.

 

          On lui reprochait ses idées Républicaines, d’être le président d’une société secrète « La jeune montagne » qu’il avait fondée en août 1850 et son rôle de meneur dans l’insurrection qui avait agité, parmi beaucoup d’autres, le village de Besse. Son fils et son frère, faisaient également partie des insurgés mais, considérés comme moins coupables, ne subirent pas de peine.

 

         Après son séjour à la prison de Brignoles, puis au Fort Lamalgue à Toulon, le 2 mars 1852 Louis François Bouis est embarqué vers l’Algérie avec  243 autres détenus politiques à bord du « Labrador».

 

         D’abord interné au camp de Birkadem (colonie pénitentiaire), il est envoyé à Boufarik le 30 mai. Il y restera jusqu’à la fin de l’année où sa peine de déportation est commuée en assignation à résidence avec surveillance de la police dans son village de Besse.

 

 

 

         Celle-ci devait être levée le 27 février 1854 par décision du ministère de l’intérieur en attendant une grâce définitive survenue le 8 juillet. Il meurt en 1865 à l’âge de cinquante-neuf ans, et ce sont ses deux fils qui seront indemnisés en 1881 dans le cadre des »Indemnités aux victimes du coup d’état du 2 décembre. [1] »

 

 

 

 

 

         A travers les témoignages d’insurgés tirés de l’instruction des événements et des rapports à charge du Juge de Paix du Canton, Charles Agricol Arène j’ai tenté d’établir la chronologie des événements dans le village et le rôle de Bouis.

 

 

 

 

         La nouvelle du coup d’état arrive à Besse le vendredi 5 décembre 1851, jour où la sous -préfecture de Brignoles est occupée par les Républicains. Aussitôt les Républicains du village s’assemblent et vers les 8 heures du soir, une foule se rend à la Mairie, un petit nombre d’hommes fait irruption chez le Maire Joseph Souleyet. On lui demande les clefs de la Mairie afin d’établir un corps de garde et faire des patrouilles dans les rues pour assurer la tranquillité du pays. Les armes utilisées seront celles de la Garde Nationale. On voit ainsi combien l’insurrection est facilitée par cette institution et on voit que l’insurrection se jouera, comme ailleurs dans la Mairie. Le Maire, qui est un républicain modéré comme de nombreux membres du Conseil Municipal accepte, sa femme offre à boire à la délégation qui est montée chez eux. Tout le monde se rend ensuite à la Mairie qui est envahie. On monte la garde sur les routes d’accès, en particulier sur celle de Brignoles. Le Maire qui semble effrayé par la tournure des événements, se retire en laissant la responsabilité à Louis-François Bouis qui est son adjoint. Une commission de permanence de 5 à 6 membres se substitue à l’autorité légale et assure le contrôle de la situation. On ne peut ni entrer, ni sortir du village sans un laissez-passer délivré par la commission. Les voitures seront fouillées.

 

         Le lendemain matin, vers 10 heures les insurgés préparent une publication afin de désarmer les habitants. Celle-ci est faite au nom du peuple souverain et de la commission, au son de la trompe par le crieur public escorté par des hommes porteurs du drapeau rouge. A la mairie, ce drapeau est mis à l’une des fenêtres, il y restera 2 jours.

 

 

 

         Malgré le déploiement fortement symbolique du drapeau rouge, les événements insurrectionnels de Besse sont relativement limités. Avec la complicité du Maire le pouvoir municipal est contrôlé. Celui-ci en effet convoque le conseil municipal qui ne se réunira que vers les six heures du soir car la plupart des conseillers sont dans les champs. Il décide avec un peu de retard sur les événements d’établir un corps de garde et le conseil restera réuni en permanence jusqu’au mardi. Situation qu’il justifie en disant qu’il s’agit « d’empêcher le mal et maintenir l’ordre »[2]. »

 

         Le Maire se met en repli par rapport aux insurgés, il déclare que le conseil décide de se déplacer dans une chambrée par peur du bruit, en envoyant quelqu’un de deux heures en deux heures pour voir ce qui se passe.

 

 

 

         Le deuxième point qui caractérise ces événements est le désir de contrôler la situation.

 

         En effet le lendemain matin dimanche, les insurgés veulent désarmer le garde forestier et le garde champêtre au prétexte qu’ils ne font pas leur travail, le maire transmet cet ordre en leur envoyant un écrit en ces termes: « J’ordonne au nom du peuple au garde …de venir déposer jusqu’à nouvel ordre, sa carabine, sa plaque et son registre[3] », les gardes obéissent.

 

 

 

         Le même jour vers midi, on lève la garde sur les routes d’accès au village, c’est la nouvelle de la répression des troubles de Cuers, déclenchée par la mort d’un gendarme qui précipite les choses. Cependant la mobilisation se poursuit, et le dimanche soir, un groupe de 7 jeunes gens décide de rejoindre les insurgés du Luc ou de Lorgues, mais ils reviennent la même nuit.

 

A Besse on a échappé à la violence mais la Mairie continue d’être occupée jusqu’au lundi soir dans le calme.

 

 

 

A partir du mardi la répression qui s’organise pousse les habitants qui ont été désarmés à venir rechercher leurs armes.

 

         Le 16 décembre une colonne mobile de gendarmes et de hussards intervient à Besse et opère de nombreuses arrestations, la répression est alors rapide et brutale.

 

 

 

Le commandant de la brigade de gendarmerie écrit au préfet:

 

         « … dans la commune de Besse ; grâce aux renseignements que m’a donné M. le juge de Paix, j’ai pu faire arrêter 12 individus. Dans cette commune le Maire est très mauvais ainsi que le conseil et il est urgent de tout changer, j’ai pris des renseignements pour former une commission administrative[4]« .

 

         Le 20 décembre le maire et le conseil municipal entier sont remplacés.

 

 

 

Si la violence a été évitée à Besse pendant ces journées, certains événements mineurs auraient pu dégénérer. Les faits les plus graves seront les menaces de mort contre le Juge de Paix, finalement assigné à résidence par des hommes armés, ce qui assure sa protection.

 

Les meneurs de l’insurrection réussissent parfaitement à contrôler les choses et ainsi à éviter les pillages éventuels et les règlements de compte.

 

 

 

         Si la violence gratuite est bien contenue c’est que les idées républicaines sont acceptées par une majorité d’habitants, car Besse est un village rouge et les Républicains sont bien structurés sous l’autorité de Bouis et de Méric le Pharmacien.

 

 

 

Différents éléments démontrent que Besse est un village rouge, par exemple les résultats des élections présidentielles de 1848[5].

 

 

 

A Besse, Ledru-Rollin arrive en tête des suffrages avec 53% des voix, devant Cavaignac qui n’en reçoit que 34% et loin devant Louis Napoléon Bonaparte qui ne recueille que 9%.

 

 

 

Par comparaison, dans le canton qui compte Pignans, Gonfaron, Flassans et Cabasse, Ledru-Rollin remporte 21% des voix, Cavaignac 73% et Louis Napoléon Bonaparte 5%.

 

 

 

Dans le département, Ledru-Rollin fait 18%, Cavaignac 54% et Louis Napoléon Bonaparte 25%.

 

 

 

 

 

         Le nombre et la fréquentation des chambrées forment un autre indice important. A Besse comme dans la majorité des villages du Var, il existe un fourmillement de ces chambrées et celles-ci sont au centre de la vie politique de la localité.

 

 

 

En 1849, la police en recense 10, certaines sont considérées comme modérées, les autres regroupent des « rouges montagnards ». Toujours selon la police, ces chambrées bessoises regroupent 173 personnes.(Plus de 10% de la population)[6].

 

Toutes reçoivent le journal « Le Démocrate du Var », et deux débits de boisson sont également abonnés.

 

Une liste d’abonnés sans doute partielle, saisie par la police en 1850 sur Pierre Arambide, militant républicain, montre que dans le département, les localités les plus riches en abonnés sont Draguignan, Cuers, Besse et la Garde Freinet[7].

 

 

 

Le rôle dans la circulation des idées que joue « Le Démocrate du Var » n’échappe pas aux autorités, le3 mai 1851, le Juge de Paix indique que depuis sa réapparition, « Le Démocrate du Var est de nouveau très répandu dans les campagnes. La seule commune de Besse en reçoit 8 ou 10 numéros »[8]. »

 

Le Procureur général d’Aix dit qu’il « a fait beaucoup de mal parmi les ouvriers et dans les campagnes »[9]. »

 

         Ce journal né en avril 1849 pour la campagne électorale législative, paraîtra jusqu’au coup d’état avec une interruption de quelques semaines au début de 1851.

 

 

 

          La chambrée est l’élément moteur de la sociabilité de ces villages. C’est là qu’on boit, qu’on parle de politique, qu’on lit le journal. Très souvent la lecture est faite à haute voix. Ainsi circulent et s’enracinent les idées républicaines.

 

 

 

Ces chambrées fréquentées majoritairement par des paysans et des artisans, sont le lieu privilégié de la sociabilité populaire.

 

Les autorités en tous les cas sont bien conscientes des dangers qu’elles représentent et décrètent souvent des arrêtés de fermeture comme celui du 17 novembre 1850[10], qui ordonne au sous-préfet de faire fermer à Besse La Société des sans-Soucis, La Société des Bonnets Rayés, et La Société des Mêlés.

 

 

 

Les motifs invoqués sont les suivants : «  il résulte des renseignements qui me sont fournis que des étrangers ont été à plusieurs reprises admis dans le local de cette société et notamment le Sieur Arambide de Toulon. Le fait résulte également des papiers saisis sur cet individu, qui par ses discours a fait abonner la dite Société au journal « Le Démocrate du Var ». De plus il faisait à chacune de ses visites une lecture publique des articles du dit journal qu’il commentait en outre pour en faire bien saisir le sens à ses auditeurs… »[11]. »

 

Ce dernier exemple montre bien le rôle des personnalités extérieures dans la diffusion des idées républicaines à Besse.

 

 

 

Toutefois ces idées ne peuvent s’enraciner que par l’implication de personnalités locales, c’est le cas à Besse avec la création de la Société. L’une des accusations les plus graves portées contre L.F.Bouis est d’avoir été l’initiateur, le prosélyte et le chef de la société secrète de Besse à qui l’on attribue la responsabilité de l’insurrection dans la trame d’un vaste complot.

 

 

 

La création de cette société au début de l’été 1850 est dénoncée par le Juge de Paix en ces termes:

 

 

 

         « Cette société a été organisée par l’impulsion de Meric du Luc, condamné dans les affaires de Lyon. Il confia la mission de faire des prosélites (sic) à Méric, pharmacien établi à Besse ; ce dernier fut quelques temps de ce soin et remit plus tard ses fonctions au dénommé Bouis François boucher. Cette société qui a nom La Jeune Montagne comportait au moment de l’insurrection seize chefs de section ayant chacun neuf hommes sous leur surveillance… le nombre des affiliés de Besse ne dépasse pas cent quatre vingt » [12].

 

 

 

Ce genre de société est une réponse locale largement répandue à la loi du 31 mai 1850 restreignant le droit de suffrage, ainsi qu’aux tracasseries administratives touchant les lieux où l’on parle politique.

 

         (On peut rapprocher le nombre des affiliés aux 173 membres des chambrées. La population masculine de Besse tous âges confondus est de 921 au recensement de 1836, celles hommes mariés et des veufs de 408, on voit ainsi la proportion énorme des membres ce qui laisse supposer son influence dans la société du village).

 

 

 

         L’idée de sa fondation peut être attribuée à Fortuné Meric pharmacien à Besse. C’est ce que déclare Bouis dans l’un de ses interrogatoires, il précise que Méric lui avait fait cette suggestion à la suite d’une rencontre avec Théophile Pons, rédacteur en chef de La Démocratie du Var  et de Charles Sigismond Méric, confiseur au Luc, homme politique Varois élu Conseiller général en 1851, cousin de Fortuné Méric. Cet épisode met en évidence le fonctionnement des réseaux républicains du sud-est dans la mesure où Charles Sigismond est impliqué dans « Le complot de Lyon »[13], et déporté à Belle-Ile.

 

 

 

         Lorsque le juge interroge les insurgés sur les événements[14], ceux-ci réfutent la plupart du temps l’appellation de « Société secrète ». Ils mettent en avant des motifs d’aspiration à une plus grande justice sociale: « Je faisais partie d’une société de bienfaisance pour nous soutenir les uns les autres ». « On m’avait dit que les écoles seraient gratuites et que c’était une société de bienfaisance  ». « Une société …qui vous fournirait un médecin si vous étiez malade et du secours si vous en aviez besoin ».

 

 

 

         D’autres soulignent leurs motivations politiques: « Je faisais partie d’une association démocratique ». « On me dit que c’était une société pour soutenir la République. »

 

 

 

Louis François Bouis déclare : « Je faisais partie d’une société secrète pour soutenir la République et la constitution« , en affirmant nettement ses convictions pour un régime républicain et démocratique.

 

 

 

Il se révèle effectivement à travers l’enquête, comme l’un des meneurs. C’est ainsi que juge de Paix le désigne au Procureur de la République en limitant le rôle de Méric :

 

 

 

         « Meric a porté haut le drapeau de la République démocratique, il était considéré à Besse comme le chef de ce parti. Lui-même conviendra qu’il avait beaucoup d’ascendant sur les masses gangrenées. Mais il est vrai que dans le pays, Bouis était considéré comme un homme plus audacieux et plus à craindre que Méric… Dans la déclaration contenue dans un de mes rapports, Bouis est cité comme recevant des serments » [15].

 

 

 

Alors que Méric pouvait apparaître comme un leader par sa position sociale et ses relations, le procès de Bouis met en évidence son rôle fondamental dans les événements de Besse ainsi que dans la période qui les a précédés. Son dossier est résumé en ces termes au tribunal de Brignoles:

 

 

 

« Président de la société secrète dont il était l’un des grands initiateurs.

 

Chef de parti démagogique

 

Chef de l’insurrection et membre de la commission de permanence.

 

Homme très dangereux.

 

C’est lui qui a importé les sociétés secrètes à Besse. Il a fait des aveux très incomplets dont on ne doit lui tenir aucun compte ».

 

 

 

 

 

S’agit-il de condamner un coupable idéal, ou y a-t-il un fondement aux accusations? Les modalités d’adhésion à la Société secrète sont ainsi décrites par les témoins:

 

         « … arrivés devant la porte de la société des bonnets rouges…on nous fit diriger vers le pont de St Agathe… nous trouvames un individu…qui me cria qui vive? La Montagne…Alors l’individu qui montait la garde me fit diriger vers la bastide du Sieur Bouis François…N’ayez pas peur nous dit-on, bandez vous les yeux,.. on nous fit ensuite mettre une main sur une épaule de l’un à l’autre pour former une chaîne. Alors le nommé Marius Blanc…frappa à la porte qui était fermée. Qui frappe crie-t-on du dedans? La Montagne répondit le nommé Blanc. La porte s’ouvrit nous entrâmes et le nommé Bouis François…nous dit: Vous êtes aveugles que venez-vous chercher? La lumière répondit Marius Blanc…l’on nous fit alors mettre les mains tous ensemble sur des pistolets et des couteaux mis en croix. Vous allez jurer…de garder le secret de la société, de ne le confier à âme qui vive, pas même à vos femmes de tuer tout parjure au secret, d’abandonner père, mère, femme, enfants, s’il le faut pour aller secourir vos frères…toutes les fois que vous serez appelés pour combattre les blancs qui sont tous des tyrans et qui sont les ennemis du peuple…d’obéir à vos chefs et de combattre toute tyrannie politique et religieuse » [16].

 

 

 

Le texte exact du serment est le suivant, selon le pharmacien Méric:

 

« Moi, homme libre, je jure au nom des martyrs de la liberté d’armer mon bras contre la tyrannie tant politique que religieuse. Je jure de travailler pour la propagande démocratique et sociale. Je jure de donner assistance à un frère toutes les fois que les circonstances l’exigeront. je jure de donner la mort à un traître si le sort me désigne » [17].

 

 

 

         Les idées politiques exprimées sont assez radicales et on en a également d’autres témoignages, par exemple: « Depuis la proclamation de la République en 1848…j’ai entendu maintes fois de mes oreilles des injures contre les riches et principalement les prêtres » [18].

 

 

 

Le juge de Paix signale que ce climat de forte tension est courant à Besse, des menaces ne cessaient d’être prodiguées contre les « gens de bien » par ceux qu’il qualifie de « fauteurs d’anarchie ». Il cite quelques slogans [19]:

 

« …à bas les blancs, mort aux blancs, il ne faut pas en laisser un seul et de leurs têtes, nous jouerons aux boules ».

 

« Leur véritable but, explique le juge de Paix, était de mettre les gens de bien dans l’impossibilité de se défendre et lorsque l’heure serait venue…on voulait assassiner, piller, incendier ». Le juge explique encore: »On se préparait depuis longtemps à procéder à des Vêpres Siciliennes ».

 

 

 

 

 

         On comprend le danger que cette vie politique peut représenter et la répression sur les chambrées est à la mesure de la peur que ces idées inspirent:

 

« Nous avons ordonné à l’instant l’ouverture de cette société par un serrurier, à l’effet d’effectuer une visite domiciliaire… Nous avons trouvé une grande quantité de journaux-Le Vote Universel-Démocratie du Var-La Démocratie Pacifique, Le populaire, un appel de l’Italie au peuple Français; la Déesse l’Indépendance tenant un poignard à la main était représentée sur un tableau au bas duquel était la place du nom des sociétaires qui ont eu le soin de les faire disparaître…Nous avons trouvé les tambours qui ont servi à provoquer le rassemblement pendant les journées de l’insurrection…Nous avons acquis la conviction que la chambrée …était…le siège principal de la société secrète. »

 

 

 

         Les « blancs » sont persuadés qu’ils sont en présence d’un complot organisé, déclenché de l’extérieur:

 

« J’ai l’honneur de vous informer que le dénommé Pellen …a exprimé l’intention de faire des révélations auprès de vous, lorsqu’il sera interrogé et qu’il a principalement l’intention de déclarer ce que venait faire à Besse le conducteur d’un cabriolet qui y arriva dans la nuit du cinq au six décembre (circonstance sur laquelle Bouis et consorts, je crois n’ont jamais voulu s’expliquer).

 

Il parait que cet individu venait donner l’ordre de faire sonner le tocsin et de commencer le pillage » [20].

 

 

 

On veut à tout prix avérer la venue de ce mystérieux visiteur dans les interrogatoires [21]:

 

« Dans la nuit du cinq au six, n’est-il pas venu une estafette, sur un char attelé d’un cheval gris, portant une casquette rouge pour venir apporter des ordres et que portait-il sur son char? »

 

 

 

L.F.Bouis répond simplement: »Je n’ai pas vu cet homme, ni le char et j’ignore même si quelque étranger est arrivé dans la commune cette nuit. »

 

 

 

Le Thème du complot extérieur largement diffusé ne peut être vérifié mais c’est cette crainte qui explique les sanctions.

 

 

 

Le 16 février, la commission mixte prononce le jugement suivant:

 

         « Considérant qu’il résulte de l’information que le dénommé Bouis Louis-François…a prit une part active et volontaire à l’insurrection de décembre, soit en partant en armes pour se joindre à l’insurrection, soit en déterminant par menaces violentes un grand nombre d’individus à marcher avec les insurgés, que d’un autre côté, il aurait depuis longtemps été un des plus actifs organisateurs des sociétés secrètes ; qu’il en était le Président, après en avoir délibéré, est d’avis de transporter en Algérie pour Dix ans le dit Bouis Louis François ayant comparu. (mention Algérie plus) »[22]

 

 

 

         Après la prison de Brignoles, L.F.Bouis passe au fort Lamalgue, puis après sa traversée sur le Labrador[23], il débarque sur le sol Algérien.

 

 

 

Les rapports de la police et du procureur de la République à Alger attestent des nombreuses réactions positives que suscite l’arrivée des convois de déportés au sein d’une partie de la population[24]:

 

 

 

         « Un convoi composé de 114 transportés politiques…est passé ce matin…Au moment du passage du convoi…trois démagogues n’ont discontinué de saluer les transportés en retirant leur coiffure ; les transportés ont rendu le salut. Deux d’entre-eux ont fait entendre le cri de Vive la République…

 

 

 

 

 

         Le régime auquel les transportés Algérie plus sont soumis est le même que celui de 1848, c’est à dire qu’ils sont mis dans des camps ou établissements disciplinaires instaurés dans chacune des trois provinces.

 

 

 

         On retrouve en partie l’itinéraire de L.F.Bouis grâce à des lettres. Cette correspondance assez fournie mais lacunaire entre l’intéressé et sa famille, permet de suivre son séjour algérien.[25].

 

 

 

         Louis François Bouis séjourne au camp de Birkadem, puis à Boufarik dans une ferme, il travaillera dur, et sa famille pourvoit en partie à ses besoins pour rendre son exil moins pénible, ce qui ne manque pas de culpabiliser le proscrit:

 

 

 

« Tu nous marques dans ta lettre « dit sa femme, « que l’argent que tu gagnes il n’est pas difficile de le retirer et bien je te dirais et je te répéterais encore une fois que quand même tu ne gagnerais rien, de rester toujours libre et quand tu auras pas de l’argent tu nous le feras savoir et nous t’en enverrons…de suite. »

 

 

 

Bouis lui répond en allant jusqu’à envisager de quitter son nouveau satut et retourner au camp pour ne pas pénaliser les siens à cause des dépenses qu’il leur impose:

 

« …J’attends jusqu’au milieu du mois prochain, et s’il n’y a rien de nouveau en ma faveur je suis décidé d’entrer au camp de nouveau pour ne pas vous ruiner totalement, il est vrai que je souffrirais beaucoup, mais peu importe. »

 

 

 

         Dans ces lettres pas de regrets mais l’expression des souffrances matérielles et morales considérables dans un pays qu’il juge inhospitalier.

 

 

 

« …n’est-il pas désolant pour moi d’avoir partir (sic) du fort de Lamalgue le deux mars avec une chemise que le plus gros pillard du monde ne porterait pas, tandis que moi j’en suis porteur et réduit à être mangé et dévoré par la vermine.  »

 

 

 

« Dans ma première lettre que je t’écrivis de Boufarik je t’engageais beaucoup à venir me joindre, mais maintenant c’est tout le contraire parce que c’est un pays sans moeurs et sans amabilité, d’ailleurs c’est un pays très malsain. »

 

 

 

« …il est impossible de vous pouvoir dire les souffrances que l’on endure dans ce malheureux pays Africain, malgré que ma position soit changée depuis que j’ai quitté le camp de Birkadem, cela n’empêche pas que je me vois plongé tous les jours dans de nouveaux malheurs et privé presque de nourriture… ».

 

 

 

« Peu m’importe, je suis ferme et rassuré dans mon malheur… »

 

 

 

 

 

Les souffrances ne sont pas que morales, la déportation a également des conséquences sur l’état sanitaire du transporté:

 

« j’oubliais de te dire que je perds de temps à autres quelques dents et  que je blanchis beaucoup, et que maintenant j’ai des douleurs aux cuisses et assez grandes, mais j’ai toujours bon appétit… »

 

 

 

« Lorsque je t’ai écrit ma dernière lettre, ma santé était presque rétablie en entier, mais le même jour, la fièvre m’attaqua de nouveau et j’ai encore beaucoup souffert… » . « si j’avais ma liberté demain, je n’attendrais pas après-demain d’aller te rejoindre quand même je serais forcé d’aller ramasser du fumier le long du chemin. »

 

 

 

         On trouve peu d’allusions à la politique dans ces lettres à cause de la censure, cependant on en parle à mots couverts et avec une prudence extrême:

 

 

 

Louis-François dit à son fils:

 

« …en surplus donnez moi aussi quelques nouvelles du pays, mais le tout dans la légalité… »

 

Dans une autre il ajoute:

 

« Je te recommande encore une fois…de ne jamais te laisser prendre à l’exaltation…en un mot de ne t’occuper que de ton travail pour pouvoir faire enrager tous nos ennemis… »

 

Le fils lui répond:

 

« Tu me marques dans ta lettre de ne jamais nous mêler de politique tu ne dois pas ignorer avec les méchancetés qu’on nous a fait, ça n’est pas difficile de les laisser passer. Mais patience, avec le temps, on vient à bout de tout. »

 

Il ajoute dans une autre lettre:

 

« Pour le moment les événements de St Quinis ils ne sont pas encore finis…Castaud et Allègre sont toujours en prison, et les autres en surveillance sont pire qu’en galère mais patience, toujours bon courage. »

 

Joséphine, sa femme écrit aussi:

 

« Je te dirais que dimanche dernier aux élections on m’a envoyé chercher pour aller faire voter mon fils et le berger. et que mon fils m’a répondu que jusqu’à ce que tu sois rendu à Besse il ne va plus voter…je te dirais que la surveillance des internés est toujours plus forte et même qu’on ne peut plus sortir du pays sans la permission du Sous Préfet…et que Mr Meric il y a 8 jours qu’il n’a pas ouvert son magasin…et Mr Joulain maître d’école il ne peut plus sortir de Besse sans savoir pourquoi et que Allègre est interné à Toulouse sans savoir pour combien de temps. »

 

 

 

Elle lui donne cependant les résultats de ces élections :

 

« Je te dirais que Mr l’avocat Gautier est passé dimanche aux élections du canton conseiller général du département et Mr Chambeiron conseiller de l’arrondissement. »

 

 

 

L.F.Bouis répond toujours à mots couverts concernant ces sujets :

 

« Je vous remercie beaucoup des détails que vous me donnez dans vos lettres, continuez de m’en donner, ayez toujours l’amour du travail pour faire enrager vos ennemis, un jour viendra que j’irai vous seconder. »

 

 

 

 

 

 

 

         Mais c’est sa libération qui constitue l’enjeu le plus important de cette correspondance. Sa famille indique à chaque lettre l’état d’avancement des démarches. On écrit au préfet du Var, à Quentin Bauchard, Commissaire extraordinaire chargé de la révision des jugements rendus par la Commission Mixte du Midi de la France. On contacte le maire, un avocat, un notaire. Bouis écrit lui aussi au Maire de Besse, à Bauchard, il ira même jusqu’à écrire au prince Louis Napoléon en ces termes:

 

« Par la suite des délibérations de la commission militaire, il résulte que j’ai été transporté en Algérie, accusé de faire partie d’une société secrète…j’ai pu monseigneur m’occuper d’affaires politiques…mais…je ne faisais que réclamer le suffrage universel, maintenant que vous nous l’avez rendu…que pourrais-je réclamer de plus?…ouvrier, père de eux enfants, ayant une mère de 76 ans dont mes bras sont le seul appui…j’ose espérer mon Prince que vous voudrez bien obtempérer à cette demande en grâce. »

 

 

 

         En réalité la démarche individuelle sera sans effet jusqu’à la grâce collective que Louis-François rapporte à sa famille en ces termes en date du 29 décembre 1852 :

 

« Une dépêche télégraphique arrivée à Marseille …annonce que la clémence de l’Empereur Napoléon III, amnistie tous les transportés politiques qui par décision de la première division militaire, ou soit par les commissions mixtes ont été transportés en Algérie et qui n’auraient pas des jugements antérieurs sur eux. Ainsi, n’ayant rien sur mon compte, je suis certain d’être gracié sous peu. »

 

 

 

         Louis-François Bouis sera de retour à Besse au début de l’année 1853[26]. Il y retrouvera sa famille, ses biens, ses activités après une épreuve douloureuse. Il a toutefois échappé au pire.

 

Mis en évidence à travers les événements de 1851, il retombe alors dans l’anonymat et les renseignements dont je dispose ne me permettent pas de dire s’il a poursuivi son action, mais son fils Honoré portera le surnom de Bouis le Rouge ce qui témoigne de la poursuite d’une tradition familiale. Ce que l’on peut cependant penser, c’est que le trajet de cet homme est exemplaire en ce sens qu’il est l’expression des espoirs suscités dans le peuple méridional par 1848. On peut concevoir qu’à travers son appartenance à la garde nationale et sa modeste fonction de conseiller municipal il ait pu accéder à un véritable apprentissage politique favorisé et cultivé par le fonctionnement de la sociabilité provençale qui fournissait aux couches sociales gagnées à la démocratie une structure d’organisation toute prête. Ainsi pour lui et ses semblables était-il tout normal en cette soirée de décembre 1851 d’aller à la Mairie pour défendre la République et ramener « la bonne »,c’est à dire la République démocratique et sociale.

 

 


[1]A.D.Var, 4M35.

 

[2]Interrogatoire de Joseph Souleyet, 14 janvier 1852, A.D.Var4 M 19 1.

 

[3]Idem.

 

[4]A.D.Var, 4M19-1.

 

[5]AD VAR 2M-1-2.

 

[6]A.D.Var, 4M16-2.

 

[7]A.D.Var, 4M16-2.

 

[8]A.D.Var, 4M17.

 

[9]A.D.Var, 4M16.

 

[10]A.D.Var, 8M16-5.

 

[11]Idem.

 

[12]A.D.Var, 4 M 19 1.

 

[13]En août 1850, la police arrêta à Lyon l’ancien représentant démocrate du Vaucluse, Adolphe Gent qui faisait la liaison entre les sociétés du sud-est et la Suisse. Ce fut la découverte du « Complot de Lyon » qui donna lieu à de nombreuses arrestations et à un grand procès au printemps 1851.

 

[14]A.D.Var, 4M19-1.

 

[15]A.D.Var, 4M19-1.

 

[16]A.D.Var, 4M19-1.

 

[17]A.D.Var, 4M19-1.

 

[18]A.D.Var, 4M19-1.

 

[19]A.D.Var, 4M19-1.

 

[20]A.D.Var, 4M19-1.

 

[21]A.D.Var, 4M19-1.

 

[22]A.D.Var, 4M24-2.

 

[23]Etat nominatif des 243 détenus politiques embarqués le 2 mars 1852 sur le Labrador, AD.Var, 4M24-1.

 

[24]Archives Nationales, Centre des archives d’Outre-Mer, Aix en Provence. ALG, GGA, 1 T/8, affaires politiques.

 

[25]Archives familiales de Madame Payan Aix en Provence.

 

[26]Le Moniteur Algérien, Journal officiel de la Colonie  daté du 15 janvier 1853 indique le nom de Louis-François Bouis parmi les transportés ayant fait l’objet d’une commutation de peine notifiée au gouverneur général du 18 au 28 décembre.