Eugène Baune

texte publié dans Latta Claude, Les résistances au coup d’Etat du 2 décembre 1851, Montbrison, Village de Forez, 2002 (commander cet ouvrage)

Eugène Baune (1799-1880)

                                       par Claude Latta     

 

En mars 1880, lorsque Georges Levet, député-maire de Montbrison apprend la mort d’Eugène Baune, Commissaire du Gouvernement Provisoire  dans la Loire en 1848 et Représentant du Peuple sous la Seconde République, décédé à Bâle (Suisse) à l’âge de 81 ans, il réunit son conseil municipal en séance extraordinaire : on décide de  donner le nom d’Eugène Baune à la place d’Armes (ou place de la Croix de Mission) et d’élever un monument à sa mémoire au cimetière de Montbrison. On décide aussi – chose tout à fait inhabituelle – que le long article que Mme Edgar Quinet – Hermione Quinet – vient de consacrer à Eugène Baune sera transcrit intégralement sur le registre officiel des délibérations du conseil municipal. Les conseillers municipaux montbrisonnais, au delà du caractère  rituel de l’hommage rendu au Républicain de 1848,  se rappelaient que, dans l’Histoire d’un crime, Victor Hugo rapportait que, à l’annonce de l’arrestation d’Eugène Baune dans la nuit du 1er au 2 décembre 1851, l’un des représentants du Peuple, Pierre Lefranc, s’était écrié: « c’est la République que l’on vient d’arrêter ! »…

 

Des origines vellaves et foréziennes

 

La famille Baune était originaire de Saint-Arcons-sur-Allier (Haute Loire actuelle) un village de la Limagne de Brioude : à la fin du XVIIe siècle, les ancêtres d’Eugène Baune étaient paysans et habitaient , dans cette paroisse, les villages de Baune et de Bavat ; le premier d’entre eux leur a donné son nom. L’un de ces Baune, Antoine, se maria en 1725 avec Dauphine Bonnefoy, une jeune fille d’Allègre, la petite cité voisine et devint colporteur dans cette ville. Son fils, colporteur lui aussi, s’installa à Montbrison au milieu du XVIIIe siècle. Les Baune firent alliance avec plusieurs familles de cette ville : les Estornel, les Pelisson, les Rochat, les Chazal, qui étaient respectivement vignerons, journaliers, menuisiers et tanneurs. On est dans le « petit peuple » urbain, dans le milieu des journaliers et des artisans de la paroisse Saint-André de Montbrison.

 

Le père d’Eugène Baune

 

Grégoire, le père d’Eugène Baune, naquit à Montbrison en 1768. Il était le fils naturel de Marianne Baune, la fille du colporteur venu d’Allègre. Elevé par ses grands parents, l’enfant ne grandit pas normalement et devint bossu. Cela n’est pas indifférent dans une petite ville de province et les enfants, souvent cruels avec ceux qui sont différents, devaient se moquer de son infirmité, et répétant les paroles des parents, lui rappelaient sa bâtardise. Il y a là, probablement l’origine d’une volonté de braver le destin. Grégoire Baune fit quelques études qui lui permirent d’entrer comme employé dans les services de l’administration départementale, installée à Montbrison en 1795 et de devenir, sous le Premier Empire, chef de service des Contributions Directes. En 1815, il fut révoqué par la Restauration et ouvrit une école primaire dans une maison du cloître Notre-Dame, celle-là même où François Ier avait été reçu en 1536 par le chanoine Paparin. Ses anciens élèves – en particulier le Docteur Rey – ont évoqué son dévouement, ses qualités de pédagogue, sa sévérité et l’austérité de sa vie et aussi sa culture encyclopédique et sa réputation de lettré. Citons justement le Docteur Rey, qui devint plus tard maire de Montbrison, et qui écrit dans ses Historiettes foréziennes :

« Son visage annonçait une intelligence que la pratique des chefs-d’œuvre littéraires avait remarquablement développée une grande énergie morale et une volonté de fer. »   

 

C ’était un tempérament, fier parce qu’il avait peur d’être humilié, pratiquant l’escrime, ce qui était une façon d’annoncer qu’il se ferait éventuellement respecter : il blessa grièvement en duel un demi-solde, ancien officier de la Garde Impériale, qui s’était moqué de sa petite taille (« mon petit bonhomme »). Le blessé survécut ce qui évita à Grégoire Baune d’être arrêté mais il dut alors quitter Montbrison et devint secrétaire de mairie à Montaud.

 

On comprend mieux pourquoi les discours officiels qui sont adressés à Eugène Baune en 1848 rappellent fréquemment qu’il est le fils du maître d’école, dont on avait respecté le savoir, la culture et le courage…

 

Une enfance montbrisonnaise

 

Grégoire Baune avait épousé,  en 1796, Marie Rochat, une veuve qui avait une petite fille et qui était, comme lui, âgée de vingt-huit ans. Ils eurent quatre fils ; Eugène Baune – pré nommé, à l’état-civil, Barthélémy Philibert – était le troisième d’entre eux. Il naquit à Montbrison le 19 fructidor an VII (5 septembre 1799). Avec l’un de ses frères, Aimé Baune  il fut l’élève du collège impérial créé par Napoléon Ier en 1807 et installé dans l’ancien couvent des Ursulines – l’actuel collège privé Victor-de-Laprade. Bien que Montbrisonnais, Eugène Baune passa donc plusieurs années comme interne – c’était obligatoire – au collège impérial, dirigé par un remarquable pédagogue, M. Jauffret, auteur de recueils de Fables.  

 

Les palmarès de distribution des prix du collège impérial sont conservés dans les archives de la Diana et nous apprennent que les deux frères Baune furent des élèves brillants, collectionnant les prix à la fin de l’année scolaire. Eugène se distingua particulièrement en latin (version et thème) et en mémoire, alors que son frère décrochait, dans une autre classe, le prix d’excellence. On imagine la fierté de leur père : chez lui il y avait certainement la volonté d’assurer par l’instruction la promotion sociale de ses fils. Eugène Baune côtoyait au collège les enfants des fonctionnaires ou membres des professions libérales. Parmi eux, Pierre Lachèze, dont le père était le maire de la ville, et Henry Levet, fils d’un chirurgien, tous deux futurs députés de la Loire, comme lui. On mesure, au passage, le rôle joué par l’université impériale dans la formation des futures élites politiques et sociales du pays.

 

1815, le temps des épreuves

 

En 1814, la France, épuisée par tant de guerres et fatiguée du pouvoir autoritaire que l’empereur avait fait peser sur elle, fut battue et rappela le roi : ce fut Louis XVIII, frère du roi guillotiné. La première Restauration succomba lorsque Napoléon Ier, chaussant les bottes du général jacobin qu’il avait été autrefois, revint de l’île d’Elbe. On imagine mal aujourd’hui les passions de cette année 1815. Face à l’Europe coalisée, l’empereur appela à la défense de la «Patrie en danger». Le pays était, en fait, divisé. A Montbrison, les anciens Jacobins prenaient le parti de l’empereur et de la défense du territoire menacé par l’invasion et l’ancien conventionnel régicide qu’était Pierre Dubouchet redevint maire de Montbrison. Le marquis de Rostaing, vétéran de la guerre d’Amérique venait offrir son épée pour la défense de la « Patrie en danger ». Les jeunes gens s’enflammaient. Témoignage de Hermione Quinet qui, lors de l’exil en Belgique des républicains victimes du 2 décembre, reçut le témoignage d’Eugène Baune, et qui écrit:

 

  « Il voulut absolument s’enrôler :  « tu es bien jeune lui dit son père, mais la patrie est en danger, je vais te faire inscrire. » L’enfant fait la dernière campagne.»

 

Le fait m’avait d’abord paru invraisemblable : Eugène Baune n’avait en effet que 16 ans. Des recherches au Service Historique de l’Armée de Terre, à Vincennes, m’ont confirmé le récit de Mme Edgar Quinet : Eugène Baune s’était bien engagé dans le 64e Régiment de ligne et s’était bravement battu à Ligny, une bataille victorieuse qui précède de quelques jours le désastre de Waterloo. Le jeune soldat de 16 ans reçoit le « baptême du feu » en montant, à travers jardins et vergers, à l’assaut du village de Saint-Amand où sont retranchés les Prussiens, finalement vaincus. Après Waterloo, il avait fait ensuite toute la retraite, de la Belgique jusqu’à Orléans en passant par Reims : ce fut une véritable débâcle au cours de laquelle le régiment perdit, par désertion, 70 % de ses effectifs. Eugène Baune, malgré son jeune âge, fut fait sergent.

 

Lorsque parvint aux soldats la nouvelle de l’abdication de Napoléon et le retour de Louis XVI, « rentré dans les fourgons de l’étranger », Eugène Baune fut arrêté pour avoir manifesté son hostilité au nouveau régime mais fut finalement libéré au bout de quelques jours et démobilisé ; il rentre alors à Montbrison : il a 16 ans depuis quelques jours !

 

Eugène Baune partit alors pour l’Italie du sud : goût de l’aventure ? opportunité de suivre l’un de ses compagnons de la campagne de 1815 ? Volonté de ne pas rester dans la France étriquée et vaincue des Bourbons ? Nous ne le savons pas. En tout cas, il trouva d’abord un emploi dans l’administration des Fermes générales du royaume de Naples puis, pendant plusieurs années,  parcourut la Méditerranée, allant de l’Espagne au Liban pour faire le commerce des soieries. Esprit curieux, il se passionna pour les civilisations du Moyen Orient et apprit à parler l’italien et l’espagnol : nous n’en savons pas bien plus. c’est la période de sa vie sur laquelle nous sommes le plus mal renseignés. En tout cas, le jeune homme y gagne une ouverture sur le monde que peu de jeunes gens de son âge pouvaient alors avoir…

 

Eugène Baune, membre de la Charbonnerie

 

C’est en Italie du Sud qu’Eugène  Baune devint membre de la Charbonnerie (la Carboneria), organisation secrète qui trouvait son origine en France : les Bons Cousins du Jura groupèrent jusque dans les années 1850 les charbonniers puis les républicains. La Charbonnerie, gagnée par les idées révolutionnaires devint, en effet, une véritable organisation ouverte à ceux qui étaient républicains : elle avait son organisation (les ventes en étaient les cellules de base), ses rituels d’initiation et l’obligation du secret, ses symboles (le ruban noir, rouge et bleu : noir comme le charbon, rouge comme la braise, bleu comme la fumée).

 

La Charbonnerie avait essaimé en Italie et rassemblait les patriotes et les libéraux de la péninsule. Episode capital : Eugène Baune fut toute sa vie sensible à la cause de la liberté et de l’unité italienne ; il a peut-être participé aux complots de 1820 contre le roi de Naples, hypothèse que semble confirmer son retour en France (pour échapper à la répression ?).

 

Eugène Baune fut plus tard l’ami de Giuseppe Mazzini – apôtre de l’unité italienne – et adhéra dès 1831 à la Jeune Italie. Il fut aussi l’ami du philosophe Carlo Cattaneo – l’un des premiers partisans d’une Europe fédéraliste -, qui dirigea en 1848 la résistance des Milanais contre les Autrichiens ; Eugène Baune traduisit en français L’Insurrection de Milan en 1848, récit que Cattaneo publia des cinq journées (les cinque gionarte) de combats pendant lesquels les patriotes de Lombardie avaient mis en difficulté les troupes de Radetzki. Lorsqu’il siégea sur les bancs des assemblées de la Seconde République, Eugène Baune, membre du comité des affaires étrangères, fut le défenseur intransigeant et passionné de la cause des peuples opprimés (Pologne, Hongrie, Italie).

 

Professeur et militant républicain à Lyon

 

Eugène Baune rentra en France en 1822. Il reprit des études, en particulier en mathématiques et devint à Lyon professeur à l’Ecole de Commerce qui avait été fondée dans le quartier des Brotteaux ; c’est à cette époque qu’il commence à se passionner pour les questions d’économie et à étudier les problèmes de la soierie lyonnaise. Il applique d’ailleurs à l’Ecole de commerce une pédagogie novatrice, multipliant les exercices pratiques et créant un musée d’échantillons : nous le savons par un article de l’Almanach de Lyon qui nous donne même l’emploi du temps de ses cours…

 

En 1827, Eugène Baune épouse, à la Guillotière, Julie Vigneault, une jeune fille de vingt ans  qui est la fille d’un menuisier républicain et qui va lui donner trois enfants (Françoise, Frédéric et un enfant mort à quelques mois). Julie Vigneault est un personnage attachant, une jeune femme passionnée et romantique, militante républicaine, elle aussi, et qui, dans toutes les circonstances difficiles, saura aider et soutenir son mari.

 

Lorsqu’éclate la Révolution de 1830, Eugène Baune est, à Lyon, professeur à l’Institution Saint-Clair. Il participe, à l’annonce des nouvelles de Paris, à l’occupation de l’Hôtel de ville et protège les officiers arrêtés auxquels la foule veut faire un mauvais parti. Il devient l’un des chefs de bataillon de la Garde Nationale lyonnaise. Eugène Baune est alors l’un de ces républicains modérés qui acceptent le régime de Louis-Philippe, d’autant que le « parti du mouvement » est au pouvoir, avec Laffitte et Dupont de l’Eure comme membres du gouvernement. Baune, poussé par ses amis de la municipalité de Lyon, sollicite alors auprès du maréchal Soult, ministre des Affaires étrangères, un poste  diplomatique de consul au Levant – il se passionne pour les civilisations de cette région – ou en Italie. Mais le parti de la « Résistance », avec Casimir-Périer, impose le retour à une politique plus conservatrice et Baune n’obtient pas son poste. Cette demande sera utilisée contre lui lors de son procès de 1835 et permettra alors au pouvoir de le présenter comme un aigri passé à l’opposition faute d’avoir obtenu la place demandée…

 

1831, une année décisive

 

1831 est pour Eugène Baune une année décisive. Il est redevenu professeur à l’Ecole de Commerce et commence à écrire une étude sur la soierie lyonnaise lorsqu’éclate la première révolte des canuts, celle de novembre 1831 : révolte ouvrière pour réclamer l’institution d’un « tarif », permettant aux ouvriers lyonnais de « vivre en travaillant » : ou alors il leur faudrait « mourir en combattant ». La révolte est écrasée.

 

En 1832, Eugène Baune publie, coup sur coup, deux ouvrages qui vont assurer sa réputation auprès des ouvriers et des républicains lyonnais :

 

L’Histoire de Lyon pendant les journées des 21,22 et 23 novembre 1831 est le premier récit que nous ayons des événements de novembre 1831, récit certes lacunaire et imparfait, parce qu’écrit sous le choc de l’événement ; mais il a l’avantage de publier un grand nombre de documents, dont certains ne sont connus que grâce à cette publication. Il se situe dans une perspective très modérée et appelle à la réconciliation et à la recherche des moyens propres à améliorer la situation des canuts lyonnais.

 

L’Essai sur les moyens de faire cesser la détresse de la Fabrique, publié quelques mois plus tard, proposait des solutions concrètes, à la fois économiques et sociales, aux problèmes de la soierie et cet essai – dont un exemplaire est dans les archives de la Diana – eut un grand retentissement à Lyon auprès des ouvriers lyonnais.

 

L’insurrection et la prison

 

En 1833, Eugène Baune, dont les positions politiques se sont radicalisées, devint président de la section lyonnaise de la Société des Droits de l’Homme et du Citoyen qui regroupait les républicains et menait une action « pédagogique » en diffusant ses idées et ses propositions dans de nombreuses brochures. Eugène Baune se dépensa sans compter, portant la bonne parole dans toute la région : les rapports de police le signalent à Saint-Etienne, à Valence et à Romans, villes dans lesquelles il prend la parole. Il reçoit à Lyon les chefs du parti républicain, Godefroy Cavaignac et Marrast. Les idées républicaines pénètrent les milieux ouvriers et l’insurrection de 1834 est à la fois républicaine et ouvrière : elle embrase Lyon et a aussi son écho à Paris et dans d’autres villes de province. Mais Eugène Baune, avant même le déclenchement de la lutte, est arrêté sur l’ordre du préfet Gasparin, emprisonné dans les caves de l’hôtel de ville pendant que la ville retentit du fracas des combats, transféré à la prison de Perrache puis à Paris.

 

Eugène Baune fut traduit, en 1835, devant la Cour des pairs, lors du « procès monstre » qui rassemblait plusieurs dizaines d’accusés. Les accusés de Lyon choisirent Baune comme leur porte-parole. Il s’acquitta de ce rôle difficile avec intransigeance et courage, au milieu d’incidents de séance très violents, face à une accusation qui n’était pas décidée à laisser la parole aux accusés. Julie Baune avait gagné Paris et réussit, déguisée en homme – les femmes n’étaient pas admises à  la Cour des Pairs – à suivre le procès dans les tribunes où elle fit la connaissance de George Sand qui devint son amie et celle d’Eugène Baune ; les deux femmes allèrent le visiter dans sa prison de la Conciergerie.

 

Mme Edgar Quinet raconte comment Julie Baune faisait figure d’héroïne républicaine. Elle arrive chez son amie George Sand :

 

« [Julie Baune], toute timide malgré son cœur de héros, arrive chez George Sand et, au lieu du tête-à-tête espéré, se trouve dans un salon éblouissant qui réunissait le Tout-Paris des Lettres et de la démocratie. Elle s’arrête interdite sur le seuil ; George Sand va à sa rencontre, la conduit au milieu du salon, et, se tournant vers son cercle d’admirateurs, elle leur dit : vous me prodiguez un encens que je suis bien loin de mériter ; si vous voulez réellement admirer le génie, le voilà, c’est le génie du dévouement et de la tendresse. Et, en disant ces mots, elle s’incline et baise pieusement la main de Julie Baune… »   

 

Eugène Baune fut condamné à la déportation, nouvelle qu’il accueillit crânement par le chant de la Marseillaise ; comme il n’y avait pas de lieu de déportation organisé, il effectua sa peine d’abord à la prison de Clairvaux – où son avocat Jules Favre alla lui rendre visite et ne le reconnut d’abord pas tant il avait changé – puis à Doullens en Picardie dans une ancienne forteresse transformée en prison d’état pour les républicains condamnés.

 

Jules Favre

Julie Baune, toujours indomptable, s’était installée à Doullens avec ses enfants et rendait souvent visite aux condamnés. Une évasion fut organisée grâce à du matériel que Julie Baune avait dissimulée sous ses vêtements. Eugène Baune et Jean Caussidière se barricadèrent dans leurs cellules – pour détourner l’attention de leurs gardiens pendant que d’autres détenus tentaient la «belle» et soutinrent un véritable siège contre leurs gardiens avant que ceux-ci ne s’aperçoivent qu’il s’agissait d’une opération de diversion qui avait permis l’évasion de .. détenus républicains… Julie Baune fut arrêtée, puis relâchée faute de preuve ; les journaux républicains s’étaient déchaînés contre un régime qui mettait les femmes en prison ; Julie faisait décidément figure d’héroïne républicaine et romantique !  

 

Finalement, l’amnistie de 1837, décrétée par le roi Louis-Philippe à l’occasion du mariage du duc d’Orléans et de la princesse Hélène de Mecklembourg, libéra Eugène Baune et ses amis.

 

Rédacteur en chef de La Réforme

 

Après sa libération, Eugène Baune s’installa à Paris où il devint journaliste au National, le grand journal des républicains. Il menait une vie modeste, ne recevant chez lui que quelques amis, Lamennais, Louis Blanc, Armand Barbès. En 1843, un groupe de républicains qui trouvait trop modérées les positions du National, décida de fonder un nouveau journal : ce fut La Réforme dont les deux inspirateurs furent Ledru-Rollin et Louis Blanc.

 

La Réforme tirait à 1500 exemplaires, ce qui nous parait aujourd’hui très faible mais le tirage des journaux n’était pas le même et chaque numéro était lu par plusieurs personnes, en particulier dans les cabinets de lecture et dans les cafés ; le rayonnement du nouveau journal fut très grand et son prestige était assuré par des collaborations prestigieuses, des feuilletons signées de grands écrivains – George Sand, par exemple -, une rubrique importante de politique étrangère, des chroniques littéraires et musicales et le compte-rendu des séances des Académies.

 

Eugène Baune devint le co-rédacteur en chef de la Réforme, travaillant en collaboration étroite avec Ferdinand Flocon, qui partageait avec lui la fonction de rédacteur en chef du journal. La Réforme – étudiée par Peter Mc-Phee – a joué un grand rôle à la fois politique et culturel. Des dossiers très complets de politique intérieure étaient préparés par les deux hommes : éducation, armée, organisation du travail. Les débats étaient souvent vifs à l’intérieur de la rédaction et dans le cas où une position commune ne pouvait se dégager, des tribunes libres présentaient des avis divergents : pour ou contre la liberté de l’enseignement ? Pour ou contre l’alliance avec les légitimistes pour abattre la monarchie de Juillet ? Le journal mena campagne contre la construction des fortifications  autour de Paris – elles leur semblaient dirigées contre les ouvriers parisiens bien plus que contre un envahisseur éventuel – et surtout pour la réforme électorale, c’est à dire pour l’élargissement du suffrage censitaire et, à terme, pour le suffrage universel.

 

Eugène Baune participa fort activement, en 1847-1848, à la campagne des banquets, qui est le prélude de la Révolution de 1848. Il s’agit d’obtenir du gouvernement Guizot une Réforme électorale : les revendications se radicalisent progressivement. On revendique d’abord un élargissement du système censitaire, puis le suffrage universel. Eugène Baune prend la parole au banquet de Chalon-sur-Saône ?….Il retrouva au cours de cette campagne son frère Aimé Baune, qui avait été bibliothécaire à Mâcon et qui était, lui aussi engagé dans le mouvement républicain.

 

La Seconde République

 

En février 1848, Eugène Baune est de toutes les réunions qui, dans les bureaux de la Réforme, ont à décider de la poursuite de l’action et du passage à l’insurrection armée en faveur de laquelle il se prononce. Il se bat sur les barricades de février dans le quartier du Palais-Royal, aux côtés de son ami Etienne Arago. Il participe à la réunion au cours de laquelle sont désignés les membres de la Réforme qui feront partie du gouvernement provisoire : il refuse le poste de préfet de police qui lui est proposé pour continuer à s’occuper de son journal.

 

La République est proclamée et le gouvernement provisoire établit le suffrage universel, abolit l’esclavage dans les colonies et la peine de mort en matière politique ; il proclame aussi le droit au travail.

 

La confiance et l’amitié de Ledru-Rollin, ministre de l’Intérieur, font d’Eugène Baune un commissaire du gouvernement provisoire dans le département de la Loire. Il revient donc à Montbrison – alors chef-lieu – et où il établit la République et prépare les élections. Les acclamations de ses compatriotes qui lui offrent un banquet auxquels assistent 285 personnes et qui, le soir de son arrivée, illuminent, montrent que l’esprit de 1848 a gagné la province mais cachent aussi des divisions de l’opinion qui apparaîtront rapidement. Eugène Baune parcourt aussi le département, se rendant plusieurs fois à Roanne et à Saint-Etienne pour calmer l’agitation sociale et installer de nouvelles municipalités républicaines. En compagnie de son ami Tristan Duché, Eugène Baune doit faire face, en particulier, aux troubles de Saint-Etienne lorsque l’assaut est donné par les ouvriers aux couvents accusés de faire travailler à bas prix les orphelines qui étaient leurs pensionnaires – ce qui permettait au patronat stéphanois de « tenir les salaires »…

 

En avril 1848, Eugène Baune est élu Représentant du Peuple sur la même liste que ses amis Laurent Chavassieu, nouveau maire de Montbrison, Martin Bernard et Tristan Duché. Il est réélu en 1849 sur la liste présentée par les « démocrates socialistes » (les démocs-socs). A l’assemblée, Eugène Baune siège sur les rangs de la « Montagne » : en juin 1848, il est l’un des rares députés à refuser de voter les pleins pouvoirs au général Cavaignac chargé de réprimer l’insurrection qui éclate après la suppression des ateliers nationaux (les « Journées de Juin ») et à proposer – en vain – une mission de médiation qui serait envoyée auprès des insurgés et pour laquelle il se porte volontaire. Il défend vigoureusement à la tribune Louis Blanc et Marc Caussidière qui sont accusés d’avoir pactisé avec l’insurrection.

 

En 1849, Eugène Baune est devenu à l’Assemblée Législative le président de la Nouvelle Montagne qui rassemble les députés les plus «avancés» du parti républicain. C’est ce qui lui vaut d’être arrêté par les hommes de Louis-Napoléon Bonaparte lors du coup d’état du 2 décembre 1851. Son frère Aimé Baune, qui anime les clubs révolutionnaires, est lui aussi arrêté. Eugène Baune est emprisonné à Mazas, puis, comme 65 de ses collègues, frappé arbitrairement, par simple décret, d’une mesure d’exil.

 

L’exil

 

Eugène Baune choisit la Belgique comme lieu d’exil. Cette longue période (1852-1870) de l’exil belge nous est connu par les lettres d’Eugène et surtout de Julie Baune qui sont conservées à la B.N. dans le fonds Edgar Quinet.

 

Eugène Baune retrouve de nombreux autres républicains exilés : ses amis l’historien Edgar Quinet – mais il va ensuite aller s’installer en Suisse -, Etienne Arago, Pierre Bourzat, député de la Corrèze et Saint-Férréol, député de la Haute-Loire qui se fera le mémorialiste de la proscription républicaine en Belgique. Il fallait vivre : Eugène Baune reprit son métier de professeur, donnant des leçons dans des institutions privées et surtout de nombreuses leçons particulières. Il était membre de la commission de solidarité qui répartissait les secours venus de France.

 

Julie Baune, avec sa générosité habituelle, joua, elle aussi, un rôle important dans ce domaine. Saint-Férréol l’appelle la « sœur de charité de la proscription ». Elle se rendait aussi de temps en temps à Paris, faisant le lien avec les républicains qui avaient pu rester en France. Elle resta aussi plusieurs semaines pour assister Lamennais dans sa dernière maladie et fut du petit nombre de ses amis qui le protégèrent contre les manœuvres de l’archevêché de Paris qui essayait d’obtenir une rétractation de l’ancien prêtre défroqué devenu l’un des chefs inspirés du parti républicain. Elle assista à ses funérailles : symboliquement, il avait demandé à être conduit dans le corbillard des pauvres et inhumé dans la fosse commune.

 

Mais l’exil se prolongeait, coupant les proscrits de la réalité même de leur pays et érodant les énergies. Après 1859, de nombreux proscrits rentrèrent, bénéficiant de l’amnistie. Eugène Baune, comme son ami Edgar Quinet ou comme Victor Hugo, fut des irréductibles qui ne voulaient rien devoir à Napoléon III. Les Baune ressentaient durement les privations et l’isolement de l’exil. Julie Baune, pourtant autrefois si énergique, était gagnée par une grave dépression, une sorte de « maladie de l’exil ». On gardait cependant l’espoir d’une chute, toujours attendue, de l’Empire de Napoléon III qui se révélait plus solide que prévu. On suivait cependant avec attention les nouvelles de France : les succès du parti républicain en 1869 et l’émergence d’une nouvelle génération de républicains – qu’incarne le jeune avocat Gambetta – redonnèrent espoir aux exilés.

 

Leur fille Françoise Baune s’était mariée en Suisse  et était devenue veuve avec deux fillettes en 1864. Leur fils, Frédéric Baune,  venu les rejoindre en Belgique, mourut prématurément en 1869, âgé de 39 ans. Eugène et Julie en furent brisés de douleur

 

En 1870, lorsque la République fut proclamée, Eugène Baune ne rentra pas en France : Julie était très malade et il la soigna avec dévouement ; elle mourut à Saint-Josse-ten-Noode, près de Bruxelles, le 24 mars 1871. Eugène Baune, brisé par l’exil et les épreuves familiales, se rendit à Bâle auprès de sa fille. Il lui restait dix ans à vivre : il trouva d’abord un poste de professeur à l’Ecole polytechnique de la ville puis prit sa retraite, s’occupant de ses petites filles, Fanny et Marie-Julie.

 

La fin d’une vie

 

Fin nostalgique d’une vie. Eugène Baune était presque oublié. En 1878, ce pendant, il fut invité par les républicains de la Loire et vint à Saint-Etienne puis à Montbrison où il retrouva son ami Laurent Chavassieu dont le fils, Jean-Baptiste, avait proclamé la République en 1871. On le reçut au Cercle du Commerce où les républicains de la nouvelle génération firent fête à leur ancien de 1848. Visite nostalgique d’un vieux républicain à la ville de son enfance. Il était en partie oublié puisque le Républicain de la Loire qui annonce sa visite est obligé de rappeler qui est Eugène Baune …Comment n’aurait pas évoqué ces jours de 1848 où, lui, le fils de l’instituteur bâtard et bossu, avait incarné la république triomphante et généreuse de Louis Blanc et de Lamartine ?

 

Eugène Baune mourut à Bâle le 8 mars 1880. A l’annonce de sa mort, les groupes parlementaires républicains se réunirent au Palais-Bourbon pour lui rendre hommage, sous la présidence d’Eugène Spuller qui était l’un des principaux collaborateurs de Gambetta. Et l’oubli recouvrit son nom. Mais aujourd’hui, alors que grâce aux travaux d’historiens comme Maurice Agulhon, Philippe Vigier et Raymond Huard, nous redécouvrons l’importance des hommes de 1848, l’histoire – très romanesque – d’Eugène et de Julie Baune, personnages attachants par leur rectitude morale et leur courage dans l’adversité, nous aide à mieux comprendre la nature, l’évolution et les combats du mouvement républicain au XIXème siècle.

 

 

Claude Latta