Le spectre rouge

Nous mettons ici en ligne un texte très en vogue parmi les partisans de l’Ordre au cours de l’année 1851. Il est l’illustration des idées réactionnaires sous la Seconde République, mais aussi l’annonciateur du césarisme.

Le spectre rouge de 1852

par A.(Auguste) Romieu

Paris, Ledoyen, libraire, Palais national, 31, galerie d’Orléans, 1851

deuxième partie

V.

 

L’école libérale a procédé d’une étrange façon en ce qui touche de plus près l’application de ses doctrines. Elle voulait, a supprimant les préjugés (c’est-à-dire les croyances qui font la stabilité des états en même temps que celle des moeurs), substituer aux vieilles règles de tradition religieuse, l’abstraite algèbre de ses formules philosophiques. On ne parlait plus, après la Restauration, que de moraliser le peuple, et l’on y mettait le même zèle qu’à lui souffler la haine du prêtre, du jésuite et du confessionnal. Le Dieu des bonnes gens était le Dieu en vogue, et le Curé de Béranger, avec sa bouteille et sa servante Suzon, avait seul droit d’orthodoxie. Quel beau peuple on allait faire là ! C’était miracle, que de voir la raison détrôner le baptême, et créer, d’un seul jet, toute une génération de sages, à laquelle le bon sens (nous a-t-on assez parlé, depuis ce temps, du bon sens des masses !) suffirait comme règle de vie, avec une pointe de gaieté épicurienne, comme distraction. Mais il y avait, dans cette école de rudes professeurs en morale puritaine, qui prenaient la doctrine très au sérieux. Ceux-là ont voulu que le dogme eût sa traduction pratique, et ils ont dit qu’un peuple ainsi moralisé ne devait pas avoir la moindre chance de sortir des bancs où l’on venait de le parquer. Il lui suffisait, d’après eux, de se savoir moral, quoique pauvre, et c’était une injure à lui faire que d’offrir à ses appétits l’appât d’une fortune qui ne serait pas le prix du travail.

 

Ce sermon a été écouté, applaudi, sanctionné. On a supprimé la loterie.

 

De toutes les fautes que notre siècle imbécile a commises, la plus lourde est celle-là. J’aurais compris une telle mesure dans un temps chrétien, lorsque la misère avait le paradis comme richesse future ; mais démolir, de la même main, l’espérance du ciel et l’espérance de la terre; ôter aux affamés d’ici-bas la lueur du bien-être matériel, lorsqu’on avait éteint pour eux celle de l’autre vie ; c’était une si cruelle stupidité, qu’on en devait voir bientôt la vengeance. Nous la voyons maintenant. L’abolition de la loterie a été une des causes du socialisme, non à l’état de théorie, mais à l’état de sentiment.

 

Autrefois, lorsqu’un de ces hommes en blouse qui vous effraye par prévision, regardait une riche voiture, passant fringante avec ses deux chevaux ; lorsqu’il apercevait derrière les glaces une femme jeune et jolie, portant un châle dont le prix aurait nourri deux familles pendant l’année entière, il ne se sentait pas pris de haine et d’envie féroce ; il se disait : J’aurai peut-être tout cela demain. Il rentrait dans son froid grenier sans fiel et sans colère ; il y faisait, sans doute, des projets de comparaison pour son luxe à venir ; la femme et les enfants écoutaient son récit, et l’on ne se disputait que sur l’emploi du quaterne prochain.

 

La pièce de vingt sous perdue avait payé plus d’un bon moment de soirée, et il n’y avait, au lendemain, qu’un nouvel espoir comme conséquence du jour passé. Aujourd’hui, quelles sont les réflexions de ce même homme, lorsque passe la voiture devant lui ? Il se dit : « Jamais cela ne m’appartiendra. Quels que soient mon ordre et mon économie, jamais je n’aurai ce que je vois et ce qui m’insulte.

 

La prostituée que j’aperçois a gagné cela dans une nuit, et tous mes jours, à moi, s’accumuleront sans que je puisse atteindre au millième de ce luxe ! »

 

Dites si cet homme ne maudira pas l’ordre social, et si M. Louis Blanc n’a pas dû le séduire ?

 

L’expérience, qui généralement ne sert jamais à rien, commence pourtant à faire revenir sur cette sottise. On encourage aujourd’hui les loteries, sous prétexte d’oeuvres de bienfaisance, ou de projets, tels quels, d’utilité publique. On a raison. Il n’y a pas une pauvre fille, dans Paris, qui n’ait pris un billet des Lingots d’or. Soyez assurés que les ouvriers qui en ont se tiendront fort tranquilles à la première émotion de rue. Aucun d’eux ne voudra comprometre les 400,000 francs qu’il espère. Puisqu’on ne sait plus parler au coeur, qu’on parle du moins aux intérêts.

 

En supprimant la loterie, on a créé la rage matérialiste qui anime les prolétaires, et qui éclate à toute occasion. Le mot d’aristo, si fréquemment employé dans les tumultes de rues, ne s’applique plus aux classes, mais aux habits. Quiconque a l’air de ne pas mourir de faim, quiconque est à cheval, quiconque descend de voiture, quiconque a des gants aux mains, quiconque tire un louis de sa poche, quiconque a des brodequins vernis, quiconque, pour en finir, n’a ni sabots ni blouse, que celui-là ne s’arrête pas, dans une foule, sur le boulevard du Temple : il serait insulté, fût-il du meilleur sang plébéien. On ne lui demande pas son origine ; on ne veut rien savoir de ses idées ni de sa profession. C’est à son costume, à ses habitudes présumées que l’on s’attaque, tant la haine et l’envie sont devenues, pour ces masses athées, de vrais articles de foi. Je trouve cela très-naturel, et ce n’est pas les masses que je blâme. Je blâme nous tous, qui avons été leurs professeurs. Mais je blâme encore plus l’Université, qui nous a fourni les nôtres.

 

VI.

 

Ici un mot sur l’Université. Alma parens, comme disent les maîtres d’étude. Je me souviens des soins de cette bonne mère. Jamais, pendant les dix années que j’ai passées dans ses bras, elle ne s’est enquis ni de mes penchants, ni de mes idées, ni de mes moeurs ; elle s’enquérait , avec grande anxiété, de mes dispositions au thème, au vers latin, à la version grecque ; elle me plaçait, de temps en temps, sur le front, et avec fanfares, des couronnes de chêne lorsque j’avais réussi, en un certain quart d’heure, à écorcher un peu moins que d’autres les langues perdues de la Hellade et du Latium. Elle me contait, en se pâmant, le meurtre de César, et me faisait pleurer sur les Gracques. Mais, en revanche, à la chapelle, on riait fort. J’avais, pour former mon coeur à la vertu, un aumônier de quatre-vingts ans, presque en enfance, qui, toutes les semaines, se chargeait d’égayer quatre cents drôles, ceux du moins qui ne dormaient pas à ses étranges sermons. Vers la fin de cette éducation, j’eus même le bonheur de trouver, parmi nos surveillants , un aimable garçon qui m’aidait à composer des opéras comiques. Quelques professeurs fréquentaient les coulisses, et le goût du théâtre m’avait pris.

 

Ainsi dressé, et destiné, sans doute (puisque j’avais été l’élève de l’Etat), à soutenir tout ce qui faisait la force de l’Etat, c’est-à-dire les principes monarchiques, religieux, conservateurs, ma logique me poussa dans une vente de carbonari ; c’était la première et la plus naturelle application de ce que l’Université avait bien voulu m’enseigner, ou me laisser apprendre sous ses yeux. J’étais alors élève de l’Ecole polytechnique, où l’on espérait que je pourrais recruter des adeptes. Je dois dire, en passant, que mon essai de propagande me dégoûta du premier coup : je fis des ouvertures mystérieuses, et d’un air de franc-juge, à mon camarade Montalivet, qui eut le bon sens de me rire au nez.

 

Quoi de plus ? Votre début dans la vie, à vous qui me lisez, n’a-t-il pas été, à peu près, le même ? Et si vous n’avez pas conservé, au fond de l’âme, ce désordre traditionnel d’où sont sorties nos révolutions, n’est-ce pas par le fait d’une seconde éducation qui vous est propre, et qui, au spectacle des événements, a effacé la première ? Vous n’avez pas maudit vos maîtres, car vous n’en avez jamais eu ; mais vous comprenez maintenant qu’il eût été heureux d’en avoir. Au lieu de professeurs ennuyés qui venaient vous faire réciter Tacite, avec le vif désir d’entendre la cloche qui les délivrait ; au lieu de maîtres d’études, pauvres jeunes gens à peine nourris, dont vous rendiez l’existence si dure par vos sarcasmes, que vous seriez heureux d’avoir eu de graves et affectueux instituteurs Que vous seriez heureux d’avoir écouté de bons avis, de tendres conseils, sortant de bouches honorées ; d’avoir aperçu toujours, chez ceux qui pour vous remplaçaient la famille, une vocation et non un métier !

 

Mais il fallait que l’oeuvre allât plus loin encore. Ce n’était pas assez que les classes moyennes fussent gangrénées de ce mal nouveau de l’instruction sans éducation ; il fallait qu’il gagnât jusqu’aux villages, et ce fut un des sages du temps que la Providence marqua de son doigt pour accomplir l’extrême désordre. M. Guizot, celui de tous les enfants de la Révolution qui lui a le plus résisté, celui que, pendant dix-huit années, l’opinion frappa comme réacteur opiniâtre, eut la mission de jeter des écoles dans toutes les communes, et de déposer, dans la loi fatale de 1833, sur l’instruction primaire, le germe de cette universelle menace qui gronde aujourd’hui dans le moindre hameau. Nul n’a plus fait, et certes sans le vouloir, pour la rapide propagation du communisme ; une armée d’apôtres obscurs a reçu, de l’Etat, commission officielle pour prêcher les doctrines de révolte qu’engendre si facilement la pauvreté. Un adversaire a été donné au prêtre à côté de chaque bénitier. Le mal a été prompt et immense. J’ai pu le suivre et en apprécier la marche, lorsque j’étais préfet. Tout le monde aujourd’hui peut contempler la plaie béante, que nulle main ne saurait fermer. Les pouvoirs donnés à l’administration, de suspendre les instituteurs, sont de ces demi-mesures dont l’esprit révolutionnaire est si prodigue : il sent, à chaque pas, le péril de sa route ; il se l’avoue et recule un instant ; mais Dieu lui a défendu de se retourner jamais. Il faut, de toute force, qu’il avance sans cesse, tremblant et consterné, jusqu’au gouffre sans fond où il entraîne les peuples.

 

Les logiciens hâtifs de 1793 avaient cependant bien montré le but. Allant droit à la conclusion des principes, ils avaient installé, sans plus attendre, la déesse Raison sur l’autel du Christ. Le monde eût dû être averti, si jamais il pouvait l’être. Mais après avoir sifflé l’idole, il en a gardé le culte, et c’est en son nom que tout s’est accompli. Dans ce paganisme idéal ont grandi deux générations tout entières ; celle qui naît y joindra le paganisme matériel, et c’est de la déesse Envie qu’elle fait déjà la consécration.

 

Il y a démence à vouloir fonder le repos chez une nation ainsi dépravée, et il faut dire, avec l’écrivain anglais, qu’un gouvernement n’y serait populaire qu’à la condition d’être le plus mauvais possible[1].

 

VII.

 

Je vous dis, ô Bourgeois, que votre rôle est fini. De 1789 à 1848, il n’a que trop duré. Vous l’avez mené si follement et si vite, que la comédie n’a pas eu son terme, et que le parterre s’est insurgé avant l’heure probable du dénoûment. Vous vous êtes hâtés, en enfants, de revêtir trop de costumes ; vous avez ramassé trop tôt les manteaux d’hermine que vous veniez de jeter par les fenêtres de l’aristocratie ; vous vous êtes rués, en gloutons, sur les armoiries qui vous dégoûtaient chez d’autres ; vous vous êtes chamarrés de cordons et de plaques ; vous avez refait, à votre usage, tout ce que vous aviez détruit à coups de phrases, tout ce que le théâtre, le journal, la chanson, la -tribune, vous avaient aidés à démolir. Cet arsenal de vos guerres égoïstes est resté formidable et s’emploie aujourd’hui contre vous. Il est aux mains du peuple, à qui vous en avez enseigné l’emploi.

 

L’heure approche ; au moment du péril, où sont vos ressources ? Vous vous interrogez les uns les autres : « Qui nous sauvera ? quelle sera la solution ? ne serait-il pas temps de s’unir ? ne pourrait-on trouver des ministres ? quelle loi imaginer ? quels changements seraient utiles dans le personnel administratif ? » O girondins ! ô niais enfants de la rhétorique et du baccalauréat, écoutez donc le tocsin qui brise vos oreilles ; il n’est ni loi, ni ministère, ni préfet, ni garde champêtre qui puisse rien à ce cataclysme imminent. J’ai vu, je m’en souviens, une effroyable inondation de la Loire ; les digues allaient disparaître ; toute la plaine était menacée ; chacun fuyait, vidant le logis de tout ce qui s’en pouvait ôter ; et, au milieu de ce trouble immense, deux gendarmes qui représentaient l’autorité, se promenaient à cheval aux bords du fleuve furieux. Ils étaient là, pour y être, et parce qu’on le leur avait ordonné. Ces gendarmes sont l’emblème de la société en présence de l’ouragan qui commence. Pas plus qu’eux, elle n’a pouvoir d’empêcher l’irruption qu’elle observe, et dont elle semble n’être que la sentinelle d’honneur.

 

C’est que la société, telle que l’a faite la bourgeoisie, n’est pas capable de plus. Cette société-là doit mourir. Sans nul doute, quoi qu’il arrive, la famille et la propriété surnageront dans la tempête ; mais cela seul. L’ordre bâtard établi par les sophistes, à savoir le gouvernement d’une nation par des médecins, des avoués, des maîtres de forges ; les questions de paix ou de guerre livrées à des sous-amendements d’avocats de village ; les grands services publics de l’État mis en question, chaque année, sur la chance d’un chiffre d’assistants au débat ; le repos d’un grand pays livré au caprice de quelques mécontents ou de quelques jaloux ; cela doit tomber en poudre pour ne se relever jamais, du moins de nos jours. Non, bourgeois, vous ne régnerez plus, ni sous forme de ministres, ni sous forme de juges, pas même sous forme d’écrivains. Il vous faudra renoncer bientôt à cette contrefaçon de l’ancien régime que vous aviez si mal arrangée à votre profit. Comment pouviez-vous espérer que le temps n’arrivât pas, où la comparaison se fit entre vos paroles et vos actes ? qu’on ne se souvint pas, par exemple, des parlements abattus, en présence de votre magistrature inamovible, tellement disposée qu’un Perrin-Dandin de bourgade peut tenir en échec le gouvernement tout entier sur un simple accès de sa mauvaise humeur ? Vous avez inventé la DIVISION DES POUVOIRS, dont vous avez fait une arche sainte, afin de mieux établir votre omnipotence en tous lieux où se trouve un clocher, afin d’abaisser au niveau de vos petits instincts ce grand mot qu’on nomme la Justice. Vous avez voulu qu’un clerc, sorti de vos rangs, pût être toujours inattaquable, et placé en dehors des renversements politiques ; vous avez sacré, en quelque sorte, les fils de votre Eglise, l’Ecole de droit, inconnue à saint Louis sous son arbre de Vincennes.

 

Vous avez, ô Bourgeois, souillé de sang le début de votre oeuvre. Ce sont vos avocats, Robespierre et Danton, qui ont appris le meurtre au peuple. Leurs successeurs ont achevé cette éducation, qui maintenant est devenue universelle. Mais le peuple s’y prendra, lui, à sa manière. Il fera les choses en grand, sans souci des formes, et surtout sans souci des principes que vous lui avez ôtés. A votre Béranger, tombé dans l’oubli, il a substitué son Pierre Dupont, que vous ne connaissez pas, peut-être, et dont les refrains éclatent chaque jour dans un million de cabarets. C’est le tamtam de la révolte du pauvre ; c’est la tempête des appétits soulevés ; c’est ce noir orage qui échappe à vos yeux au milieu de votre demi-luxe, où vous croyez tout voir dans le cours de la rente et dans les articles de vos journaux.

 

Le peuple sera terrible, soyez-en sûrs. Vous avez semé le gland ; il faut que le chêne pousse. Pleurez, criez, lamentez-vous : peine inutile. La loi des temps est immuable ; ce qui a été commencé doit avoir son cours, et vous voilà bientôt à l’issue de vos œuvres.

 

Ce qui se passera sera une lutte en dehors de vous, peut-être sur vos cadavres et sur les ruines de vos maisons, mais dont vous ne serez que les spectateurs consternés C’est entre le délire furieux des masses et la discipline vigoureuse de l’armée que sera le conflit. Vos livres, vos discours, vos Constitutions vos principes, doivent disparaître évanouis dans la fumée de ce grand combat. Le duel est entre l’ORDRE et le CHAOS. Ce n’est pas vous qui représentez l’ordre, ô bourgeois de la Révolution ! C’est la force seule qui en est le symbole. L’ordre, que vous avez sans cesse attaqué, et qui vous est insupportable dès qu’il paraît s’affermir ; l’ordre que vous n’aimez qu’au jour où vos vanités, vos envies jalouses, vos turbulentes ambitions, vos traditions de collège l’ont mis en si sérieux péril que votre existence même est menacée ; l’ordre social a pour unique et réel soutien, non votre ridicule amas de Codes, mais le fort rempart où l’autorité reste avec son drapeau, ce rempart vivant de robustes coeurs, hérissé de baïonnettes et d’artillerie, qu’on appelle l’armée. Là est l’ordre, et c’est là seulement qu’il vous sera permis de vous abriter. Mais, sachez-le pour jouir en paix, sous ce pouvoir protecteur, de tous vos biens aujourd’hui menacés, et du doux repos qui commence à vous sembler désirable, il vous faudra jeter au vent, et pour jamais, le catéchisme menteur de vos philosophes. Il vous faudra renoncer à gouverner, ou plutôt à bouleverser l’Etat, pour apprendre à élever vos enfants et à les rendre un peu moins fous et moins malheureux que vous-mêmes.

 

Entre le règne de la torche et le règne du sabre, vous n’avez plus que le choix. Grâce à Dieu, le sabre du dix-neuvième siècle n’est plus celui de Tamerlan. Il ne sort pas du fourreau pour détruire, mais pour protéger ; il est devenu l’élément civilisateur, car il combat la barbarie. Les Barbares comprennent si bien ce que je vous dis là, qu’ils font tout haut des vœux pour avoir, à eux seuls cette souveraine ressource. Vous avez lu le dernier manifeste de M. Blanqui ? « QUI A DU FER A DU PAIN. » Il a raison, et ce cri, qu’on a dit sauvage est le premier éclat de bon sens qui soit sorti d’une bouche française depuis soixante ans. De nos jours, la logique est dans la mitraille. M. Blanqui n’a tort qu’en un point : c’est lorsqu’il donne aux masses, en les supposant victorieuses, le conseil de désarmer les gardes bourgeoises. Eh ! quel inutile souci ! N’ont-elles pas toujours servi à faire la patrouille des révolutions de la rue ?

 

Dans la grande bataille de Juin, beaucoup de braves gens, sous l’habit de garde national, ont fait preuve d’un vrai courage. Beaucoup ont succombé, beaucoup ont marqué de leur sang ces pavés, qui en seront rougis encore. Mais je m’adresse à ceux-là mêmes qui seraient prêts à reparaître sur le champ de bataille, et je leur demande ce qui fût advenu, si la garde nationale était restée seule en présence de l’insurrection. Tous répondront que Paris eût été mis à sac et que leurs généreux efforts fussent restés stériles sans le concours des régiments, et de cette jeune Garde Mobile, de glorieuse mémoire !

 

Je me souviens trop bien de ces temps. Ma compagnie; envoyée à la barrière Rochechouart, comptait à peine le tiers de son effectif ; et je dis trop, si je parle de la première journée. Ce qu’il y avait le plus à redouter pour nous, c’était la maladresse mutuelle de nos rangs. Il nous fallut, dans la rue Lepelletier, où l’on nous avait rangés au point du jour, expulser un de nos camarades, dont le fusil chargé était parti deux fois, tandis qu’on avait l’arme au pied. Ce compagnon dangereux de notre expédition n’était pas le seul qui fût à craindre.

 

De bonne foi, comment veut-on que des marchands, des banquiers, des notaires, des huissiers, des commissaires-priseurs, deviennent subitement soldats, parce qu’il leur plaît de revêtir un uniforme ? Ce jeu puéril, auquel la bourgeoisie s’amuse, et dont elle s’est servie comme menace, depuis le règne de Louis XVI, vis-à-vis de tous les gouvernements, n’est bon qu’aux jours paisibles qu’il s’agit de troubler ; mais aux jours d’orages populaires, lorsqu’on voit sortir de leurs antres inconnus ces hideux visages des révolutions, ces fantômes de septembriseurs, dont la face, pendant si longtemps, nous avait semblé morte, la garde nationale n’a plus d’autre but que de les regarder tristement dans leurs orgies, et de les aider au semblant de police que veut établir tout vainqueur après le combat. M. Caussidière , l’organisateur du dernier chaos, celui qui faisait de l’ordre avec le désordre, a obtenu, par la Garde Nationale, l’incroyable majorité qui le fit entrer à l’Assemblée constituante.

 

Mais cela est oublié, surtout de ceux qui s’y employaient de la plus chaude besogne. Et, en dehors de la Garde Nationale, je sais de grands hommes d’Etat, qui seraient bien honteux d’être nommés ici, dont la louange était incessante, à ces rudes moments, pour ce bon M. Caussidière.

 

O Bourgeois ! songez à ces temps ! Peu s’en est fallu qu’ils ne vous engloutissent ; et sans l’heureuse maladresse des escamoteurs de Février, vous eussiez vu de terribles scènes. De ce que vous vous êtes trouvés en présence de gens étonnés, qui n’ont pas eu l’audace de leur victoire, ne concluez pas à une chance pareille lorsque viendra le second bouleversement. Ces hommes sont maintenant avertis, et je vous jure que l’expérience leur servirait.

 

Renoncez à vos prétentions militaires, aussi bien qu’à vos prétentions législatives. Vous ne pouvez plus rien, par votre part de force, contre le géant qui marche sur vous. Restez dans vos maisons, songeant chacun à ce qui vous intéresse ; à votre magasin, à votre étude, à votre atelier, à votre caisse ; jetez au grenier votre uniforme gênant ; jetez à l’oubli vos opinions d’enfance ; vivez heureux, si vous le pouvez, dans votre intérieur ; riez ensuite, et délassez-vous dans les spectacles et dans les fêtes, et laissez à la véritable FORCE le soin de vous protéger dans vos loisirs.

 

Cette force est dans l’armée ; là, et non pas ailleurs.

 

Quiconque espère en dehors de cet unique secours, se trompe. Il faudrait, pour qu’il en fût autrement, que la croyance existât, chez le peuple, aux lois et à la manière dont on les fait. La risible fiction des majorités ne trompe personne. L’arithmétique est un procédé trop sec de gouvernement. Il n’y a moyen ni de s’y séduire ni de s’y enthousiasmer ; le simple bon sens suffit à ne pas l’admettre. Il faut chercher ailleurs la fin des crises.

 

VIII.

 

On pense à réviser la Constitution, et c’est là une des grandes inquiétudes. On se demande quel sera l’effet d’un tel acte, s’il s’accomplit. On s’agite, on se préoccupe à ce sujet ; on se demande si une portion de l’Assemblée législative ne se retirera pas, et si, de cette protestation, ne naîtra pas la catastrophe imminente. On pense aussi à reviser la loi du 31 mai, sur le suffrage universel. Je ne sais si l’on pense encore à autre chose, tant je me tiens peu informé de ce mouvement puéril.

 

Mais tandis que de tels projets se forment, et tandis que des hommes sérieux y appliquent leur intelligence, leur parole et leur habileté ; tandis qu’à côté d’eux une foule de propriétaires, de rentiers, de spéculateurs, observent avec anxiété la stratégie de ces sauveurs connus, il se fait un travail universel qui est bien autre.

 

Jamais on ne songe, ni dans les salons, ni à la Bourse, ni même au Palais législatif, — si ce n’est sur les bancs qu’on appelle la Montagne, — à ce qui se passe dans les sociétés secrètes ; on croit avoir remporté une grande victoire pour la cause de l’ordre, lorsque la dix-septième ou la dix-huitième Commission d’initiative (je me sers de la langue qui existe) a repoussé une proposition entachée de socialisme. On se frotte les mains après la séance, et l’on se félicite sur l’amélioration des temps.

 

Mais, à ce moment même, des appels réguliers se font, dans des antres inconnus, où se recrute et s’organise la horde du pillage. La police y a des amis, sans doute; mais ce n’est qu’à Paris. Les lettres marchent vite, en ce temps de chemins de fer, et la province, où nul moyen de surveillance efficace n’est établi, peut à loisir organiser les soulèvements. Croyez bien que tout est tracé, combiné, arrêté, dans le plan de conflagration que vous verrez mettre en oeuvre. Croyez que l’organisation s’est glissée au sein du désordre, et que ni discours, ni votes parlementaires n’y auront d’effet.

 

Les chefs insensés de la révolte sociale, qui les dévorera, suivent la pente fatale où leurs doctrines et leurs ambitions les ont lancés. Il en est plus d’un, j’en suis sûr, qui déjà comprend, à l’heure où j’écris, que le jeu terrible où il s’est engagé lui coûtera sa tête ; mais tel est l’orgueil humain, qu’il force aux plus extrêmes sacrifices. Peu d’hommes savent avouer tout haut qu’ils ont longtemps vécu dans l’erreur ; à peine sait-on se l’avouer à soi-même. Ces chefs sont, d’ailleurs, débordés. Leur effrayant mot d’ordre, qui est l’APPETIT, n’est pas de nature à laisser paisible la foule immense de leurs soldats ; rassemblés aujourd’hui dans les derniers hameaux de la France. Il n’y a guère de soumission lente à attendre, après avoir trop alléché les gens que l’on veut commander.

 

Mais fussent-ils assez puissants, ces chefs, pour contenir la multitude affamée à laquelle ils ont donné un drapeau, rien n’empêchera qu’en 1852 la grande agitation électorale ne mette sur pied, et en armes, toutes leurs troupes. Il n’y aura plus, à ce jour, de paix possible dans le moindre village. C’est là le don fatal que nous a fait, en se retirant, l’Assemblée constituante. Et puisque nous l’avons accepté en le maudissant, il faut le prendre avec tout ce qu’il apporte.

 

Je crains qu’il n’attende pas jusqu’à la date marquée. Le premier prétexte suffira pour mettre le feu aux poudres. Et c’est alors que vous verrez à quoi servent les commissions et les votes. Il n’en sera plus question à cette heure suprême.

 

Une autre phase s’ouvrira. La lutte ne se fera plus par les arguments, mais par les armes. Quels que soient les moyens essayés pour sortir de ce dédale où nous a jetés un demi-siècle de folies, le seul qui pourra réussir sera celui qu’on n’invente pas, mais qui naît tout naturellement des circonstances, en quelque pays et en quelque temps que s’accomplissent les désordres humains. C’est la phase militaire, qui suit inévitablement la phase révolutionnaire. L’histoire le dit partout. Et lorsque l’épée entre en scène, la parole s’en va. M. de Lamartine lui-même en convient : « Les camps apprennent à mépriser la tribune[2]. »

 

IX.

 

C’est donc l’armée, et l’armée seule, qui nous sauvera. Et quand je dis nous, je ne veux pas dire la société telle qu’elle existe ; je veux dire la société telle qu’elle doit être : la société ne se mêlant de rien, que de ses affaires de famille, d’intérêt et de plaisir ; la société vivant au beau soleil de Dieu, vivant des sciences et des arts, qui font sa gloire ; de la guerre, qui fait sa grandeur ; de l’amour, qui fait son paradis sur la terre ; la société oubliant J.-J. Rousseau et renonçant aux folies risibles ou sanglantes dont le honteux règne de Louis XV lui a laissé le legs empoisonné.

 

Alors peut-être lui viendra-t-il à l’esprit d’admettre et d’adorer Dieu.

 

Le temps est bon pour que l’armée ait ce magnifique rôle. Plus tard, c’eût été trop tard. La loi du recrutement ne manquerait pas de produire une armée socialiste. Je m’étonne que les chefs du mouvement sauvage n’aient pas la patience nécessaire pour attendre cet infaillible résultat.

 

J’ai présidé, comme préfet, pendant seize ans, des conseils de révision. J’ai vu, nus et tremblants, cent mille jeunes gens dont pas un seul n’aurait voulu être reconnu propre au service. C’était à qui simulerait le mieux une infirmité, jusqu’au point de dépasser, en invention, les plus invraisemblables scènes de comédie. Il y aurait un volume à faire sur les ruses de ce moment solennel, où la liberté de l’homme est en jeu pour sept ans.

 

Et cependant, arrivés à la caserne, tous ces malheureux, qu’on croirait poltrons, deviennent, sous l’uniforme, de véritables héros. Le paysan n’est plus le paysan c’est le soldat ; un être à part, un moine armé, soumis avec abnégation et orgueil à la discipline des cloîtres ; fier, au dehors, de l’habit qu’il porte, et prêt à le faire respecter partout ; ce n’est ni un homme, ni un citoyen, c’est un soldat ; grand nom qui, depuis les débuts de l’histoire, signifie maître des événements historiques. Car c’est à l’épée qu’aboutissent tous les débats humains. On aura beau créer des théories de gouvernement ; on aura beau chercher à éclairer, civiliser, moraliser (je me sers des plus beaux mots d’invention moderne), on ne fera pas que les hommes changent de nature, et qu’un jour ne vienne où, à bout d’arguments, ils ne prennent la force pour juge dans leurs conflits. Là seulement est la conclusion de toute querelle ; soit que la force agisse paisiblement au nom d’un texte, comme dans les assemblées, où le nombre plus grand écrase le plus petit ; soit qu’elle agisse violemment et en son propre nom, comme dans les guerres, où le courage habile établit le droit.

 

Au milieu des divagations de notre siècle, il est curieux que nul ne se soit insurgé contre ce grand fait de la force, appliqué aux batailles gagnées. C’est qu’en effet rien n’est plus inattaquable qu’un succès de cet ordre. Il est si naturel et si bien dans la donnée de la création, qu’au milieu même du désordre moral où se plongent nos sophistes, le fait du succès militaire est resté le seul en dehors de toute atteinte.

Ceux-là mêmes qui prêchent le plus haut en faveur de l’humanité savent que la force leur serait nécessaire, et vous savez s’ils en useraient à l’occasion !

 

Que de caresses n’ont-ils pas faites à l’armée, et quelle joie c’eût été pour eux que d’y créer des prosélytes Ils n’ont pas réussi ; les dates d’humiliation étaient trop récentes pour que les baïonnettes expulsées se rapprochassent sitôt.

 

Mais à mesure que vous renvoyez dans les villes et dans les hameaux des hommes habitués au métier des armes ; à mesure aussi que vous appelez, du sein de ces villes et de ces hameaux, des jeunes gens infectés du principe démagogique aujourd’hui sucé avec le lait, vous arrivez à un double résultat, dont une grande part est déjà faite : bandes aguerries pour les insurrections, — c’est ce qui commence, — et régiments peu sûrs contre elles, — c’est qui pourrait être dans cinq ans. — Il faut, en ce pays volcanisé, une armée à part, comme est l’armée anglaise, où le soldat a sa carrière faite pour la vie, sûr d’une retraite à la fin de ses jours, et ne rêvant jamais à son clocher. Il n’y a pas, en Angleterre, un seul homme du peuple qui sache manier le fusil. Quelles que soient, dans un avenir possible, les émeutes sérieuses de Birmingham ou de Manchester, quels que soient les tumultes des districts manufacturiers au début d’une crise industrielle, l’apparition d’une compagnie de grenadiers suffira toujours pour rétablir l’ordre. C’est ainsi seulement que la FORCE reste complète, et qu’elle reste aux seules mains des gouvernements. Ils n’en ont que trop besoin aujourd’hui, et doivent le comprendre s’ils se souviennent d’un passé récent.

 

Tout est là, en effet. Comparez deux spectacles : allez à l’Assemblée législative, qui représente ce que, dans le jargon actuel, on appelle l’idée ; voyez de haut, — comme est placé le public, — ces crânes chauves ou blanchis qui sembleraient devoir recouvrir la sagesse ; vous n’entendrez que bruit, murmures, exclamations, injures ; vous assisterez à un tel tapage, à un tel échange de lazzis grossiers; à une séance de collège en rumeur, si peu digne de l’âge et des précédents de ceux qui s’y montrent, qu’il vous naîtra dans l’âme une dédaigneuse tristesse en songeant aux institutions qui nous régissent. Allez, au contraire, visiter quelque citadelle, celle de Vincennes, par exemple, qui est si près de Paris : vous serez saisi, j’en suis sûr, d’un solennel respect, au premier coup d’oeil jeté sur cette haute tour, qui représente les vieux temps de force. Elle est encore debout avec ses solides assises, tout comme au temps de Philippe le Hardi, semblant dire à nos maîtres, les avocats, que leurs paroles ne fonderont rien d’aussi durable. Puis pénétrez dans les cours, et voyez cette longue file de canons, ces rangées de boulets, ces gardes silencieuses qui veillent aux portes, ces saluts de chacun aux chefs qui passent, cet ORDRE enfin, dont vous avez tant soif aujourd’hui dans la vie civile, parce que le désordre s’y est jeté avec votre éducation, parce vous en souffrez et que vous en prévoyez l’épouvantable suite ; et si vous faites, de sang froid, la comparaison, vous conviendrez que le faux est chez vous, et le vrai dans la forteresse. Le vrai, c’est le simple, partout et toujours. C’est l’unité, qui est l’extrême du simple ; l’unité, fondement du dogme catholique, fondement du dogme militaire. Aussi, l’Eglise et l’armée ont-elles résisté à tous les assauts de la démence furieuse suscitée par le dogme absurde de la Raison. L’une et l’autre vivent encore et se rajeunissent, au milieu du vaste cimetière où s’entassent les systèmes politiques et philosophiques, dont s’épuise, j’en ai l’espoir, la dernière génération. Oh ! Foi et Force, leviers uniques des mouvements humains, il n’y a rien, en dehors de vous, que d’impuissant et de factice !

 

Mais la Force, dans nos temps, est seule maîtresse. On peut toujours l’organiser, quelles que soient les croyances et les mœurs. C’est elle qui décidera toutes choses, jusqu’à la fin de ce siècle maudit.

 

Si rapide que soit la secousse imminente, si long que puisse être son prolongement, un jour viendra où, même en l’absence d’une armée, vingt hommes se réuniront pour résister aux cannibales du monde nouveau. Ces vingt hommes seront déjà une armée, comme le fut, il y a soixante ans, le premier rassemblement vendéen.

 

On comprend la suite.

 

Le combat matériel, en dépit des idéologues, ne cessera jamais d’être la suprême sanction des faits.

 

Le fléau passager de l’IDEE se dissipe à l’immuable apparition de la FORCE. Et, à voir ce qui arrive en nos jours, où l’idée libérale accomplit son dernier ravage, on a plaisir à se rappeler les paroles de M. de Calonne, écrivant à la noblesse française, au moment où commençait cette guerre gigantesque de la Révolution : « Ne vous dissimulez pas qu’il existe une lutte terrible entre l’imprimerie et l’artillerie. Quel en sera le fruit pour le triste genre humain ? La Providence, qui place à la même date ces deux inventions dans la marche des temps et des événements, a-t-elle voulu proportionner le remède au mal ? »

 

Il est bien temps que le remède opère ! et ce sera justice. Je ne regretterai pas d’avoir vécu dans ce triste temps, si je puis voir, une bonne fois, châtier et fustiger la FOULE, cette bête immonde et stupide, dont j’ai toujours eu l’horreur. Regardez-la, quel que soit son costume, blouse ou habit, quelles que soient ses mœurs, son éducation, ses croyances : dans un salon, où l’on se presse pour voir et entendre mieux ; à la porte d’un théâtre où l’on veut entrer ; dans le théâtre même, où l’on s’impatiente, et où l’esprit consiste à frapper des pieds et des cannes, sur le parquet, dans cet ignoble rythme qui est devenu presque historique, sous le nom de l’air des lampions ; sur la place publique, à l’aube du jour, lorsqu’une tête va tomber sous le couteau de la guillotine ; regardez la foule, partout et toujours, et vous la trouverez, non pas folle, mais imbécile, mais brutale et niaise à faire vomir. Il semble, dès que les hommes sont réunis en masse, qu’un magnétisme de bêtise et de vulgarité se développe , et change subitement d’honnêtes gens en crétins ou en furieux.

 

Et la foule gouverne, et c’est son gouvernement qu’on a voulu !

 

Ce ne sera pas trop, pour la revanche de nos déceptions, que d’assister à la déchéance de ce sale empire, proclamé par nous tous dès notre, et dont noua avons été les prétoriens ; pauvres soldats aveugles, dressés au tapage et à la révolte par ceux qui devaient nous enseigner l’ordre et la soumission. Mais, hélas ! ils avaient reçu ces leçons eux-mêmes de nos grands-pères, les amis de J.-J. Rousseau ! Ce rhéteur sinistre n’eût pas fait grand mal, s’il n’eût écrit que son Discours sur l’inégalité des conditions, pour prouver que la vie sauvage est l’Eden réel. Mais sa malfaisante éloquence n’a que trop tôt quitté ce thème d’écolier paradoxal ; elle s’est jetée, avec le pressentiment du succès, à la conquête des idées contemporaines. Nul, à coup sûr, ne se fût empressé, sur la parole du Génevois, à retourner dans les forêts pour y vivre de glands et d’herbes. Mais lorsqu’il vint à parler d’un CONTRAT SOCIAL, dont la tradition se retrouvait en son esprit, et qu’il en formula, dans ce style sonore dont le retentissement n’est pas éteint, les menaçants articles ; lorsqu’il vint lire à la société assoupie l’acte étrange et nouveau qui refaisait un droit perdu, ce fut un cri universel, et un universel bouleversement à la voix de ce terrible notaire. Un siècle entier s’en est suivi, dont nous savons la démence. Il a fallu l’épreuve de ces théories appliquées, pour qu’on ose aujourd’hui proclamer leur néant. La minute est proche où le fatras philosophique ira rejoindre, dans la poussière des bibliothèques, le fatras scolastique dont s’émerveillèrent nos aïeux.

 

Nous verrons donc, je l’espère, finir les saturnales au milieu desquelles nous sommes nés. Ce sera dans des flots de sang que se fera cette rénovation de la marche humaine. Mais le mouvement sera prompt, si terrible qu’il doive être. Bientôt surgira le chef pour apaiser ce tumulte immense. Qui est-il, et peut-on le deviner ? Non ce soir, ni demain sans doute ; mais il existe, et nous l’avons vu passer : quelqu’un de ces hommes devant lesquels on se range, et devant lesquels, par instinct, on se lève, comme était Stilicon, obscur encore avant que Claudien le chantât[3].

 

Quel qu’il soit, son rôle est simple. Prendre, d’une main ferme, la dictature la plus absolue, et se substituer à tous les textes qui nous ont gouvernés depuis soixante ans.

 

Car ce sera plus tard une curieuse recherche pour les penseurs, que d’expliquer comment, dans la durée d’un siècle, l’Europe s’est prise de soumission et de respect pour des morceaux de papier. L’histoire, depuis les premiers âges, nous avait montré, jusqu’à nos jours, l’homme dirigé par l’homme ; quelque héros, quelque sage, quelque habile, avaient gouverné les nations. La conquête armée changeait, par intervalles, les distributions d’empires. C’était enfin l’intervention humaine qui agissait sur les événements. Nous venons d’assister à un étrange phénomène : ce n’est plus l’homme qui agit ; c’est une phrase imprimée, qu’on nomme Loi, après qu’elle a subi toute sorte d’injures hautement proférées par la moitié — moins un — des législateurs.

 

Donc, à l’heure suprême du combat, que l’imprévu peut faire sonner demain, celui qui sera vainqueur, — qu’il soit le chef actuel de l’Etat, ou qu’il naisse des circonstances, — celui qui, survivant à la mort des chefs, ou faisant mieux qu’eux-mêmes, général, colonel ou sergent ; celui, enfin, qui le dernier essuiera son sabre après l’insurrection terrassée, pourra marquer sa place dans la liste des hommes utiles et grands. Il n’aura qu’à souffler sur le château de cartes de 1789, et à dire, à son tour : LÉTAT C’EST MOI. Celui-là pourra donner à la France le seul gouvernement qui lui soit propre, et le seul qu’elle puisse aimer, en dépit des rhéteurs qui l’en ont détournée à leur usage ; c’est-à-dire un gouvernement fort, brillant, glorieux, comme furent ceux de Louis XIV et de Napoléon. La France aime l’éclat, la splendeur, les récits guerriers ; elle aime les fêtes militaires, et le souvenir lui reste des vieux carrousels. C’est en vain qu’on a voulu l’assouplir au piteux régime des discours et des scrutins. Le peuple s’y est si peu fait qu’il en a honte, et qu au nom de cette honte les démagogues ont soulevé, chez lui, les violents courroux que vous voyez contre l’ordre social.

Celui qui surgira dans la grande crise prochaine sera indigne de l’immense rôle dont Dieu l’aura pourvu, s’il laisse subsister un seul des éléments désorganisateurs sous l’action desquels nous vivons depuis notre enfance. Tout est à briser, tout est à refaire dans l’arrangement monstrueux de nos institutions. A partir de la Révolution de Juillet, l’effort des législateurs s’est appliqué, sans réserve, à créer l’impossibilité de gouvernement. Le soin particulier des lois a été de veiller au sort de ceux qui auraient dessein de s’insurger contre elles. Il fallait bien que le succès des révoltes s’inscrivît, comme un droit nouveau, à côté des vieux droits conservés, et l’on ne pouvait pas laisser, sans consécration officielle, la conséquence de ce mot célèbre : « Quand la tyrannie est à son comble, l’insurrection est le plus saint des devoirs. » Le premier membre de cette phrase s’interprète au goût du lecteur, et le second est devenu un aphorisme.

 

On a donc recherché, avec tendresse, tous les moyens de ne pas gêner ceux qui songeraient, par la parole, par l’écrit, par l’action même, à renverser l’ordre établi. Ce fut à qui trouverait la plus sûre garantie, bien inscrite et bien formulée, contre la sévérité du gouvernement vis-à-vis des conspirateurs. Il semblait qu’un pays devait se croire perdu s’il n’avait pas, à toute heure et à tout instant, ses aises de révolution possible. Ce système insensé a été poussé plus loin encore. On s’est pris de mansuétude pour les voleurs et les assassins ; on a réformé le Code pénal, et l’on a lancé des inspecteurs dans toutes les prisons, avec mission de veiller au bien-être de la détestable race qui s’y trouve. C’était, il m’en souvient, une préoccupation constante que de savoir si la qualité du pain était bonne, si les cachots étaient sains, si la captivité, enfin, était douce. J’ai vu, dans les maisons centrales, des habitués qui, à l’aide d’un petit crime, s’y faisaient remettre à chaque hiver, pour jouir des bienfaits du régime nouveau.

 

Rien ne m’a plus frappé, dans mes réflexions sur le faux des idées libérales, que cette extrême résultat de leur application ; et elles doivent mener là.

 

Je bénirai le Ciel si j’assiste au jour où cet échafaudage de folies s’écroulera. Si je puis voir enfin balayer cette fange dans laquelle se roule orgueilleusement notre génération ; voir tomber, d’un seul coup, la chaire menteuse de nos philosophes, et les tribunes de tout rang qu’ils ont édifiées, je chanterai, de grand cœur, et dussé-je en mourir, le cantique de Siméon.

 

Car, ce jour-là, le monde sera revenu d’une grave maladie, et tellement grave qu’il y périrait, si Dieu n’était toujours là pour le guérir à temps.

 

Ne désespérons pas. Il sera versé du sang et des larmes. La misère étendra son froid réseau sur le peuple abusé ; il sera violent, plein de désespoir et de rage ; il sera châtié durement, et par la famine et par les boulets ; les bourgeois consternés subiront la crise, avec ses phases diverses, sans rien comprendre à ce tumulte colossal qui les décimera ; mais à la fin de ces grands désastres, qui, je le crois, peuvent être courts, un pouvoir fort s’établira pour ouvrir l’ère nouvelle de l’autorité. Elle passera dans beaucoup de mains, qui se la disputeront par les armes. Mais, au moins, les sophismes ne seront plus en jeu, avec leurs terribles conséquences ; il vaut mieux voir le peuple se battre pour César que pour les ateliers nationaux.

 

FIN.

 

première partie

 

 


[1] A good and stable government of a depraved people is impossible; the more popular the government, the worse it is.

 

(Sophisms of free trade examined, ch. VIII)

 

[2] Les Girondins, t. VIII.

 

[3] … Quacumque alte gradereris in Urbe,

 

Cedentes spatiis, assurgentesque videbas,

 

Quamvis miles adhuc.

 

(Claudien, De laudibus Stilichonis)