LE COUP D’ETAT DE 1851

LE COUP D’ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE 1851

 

PAR LES AUTEURS DU DICTIONNAIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

[Joseph Décembre et Edmond Allonier]

 

3e ÉDITION PARIS 1868

 

DÉCEMBRE-ALONNIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

IV.

 

Coup d’Etat Carlier. — Opinion de M. de Morny.

 

 

Ce fut en septembre que la Chambre se prorogea ; pendant cet intervalle, M. Carlier, alors préfet de police, chercha à préparer lui aussi un coup d’Etat. Laissons ici la parole à un homme qui a été entretenu dans les confidences de l’auteur de ce projet.

 

« Certain de l’exécution rigoureuse de tous ses ordres par de fidèles et intrépides agents, il (M. Carlier) faisait abattre dans tous les quartiers de Paris les arbres de la liberté, fermait les clubs les plus résistants avec une simple affiche apposée sur la porte du club et avec la seule assistance de deux ou trois sergents de ville ; il supprimait la vente à la criée des journaux dans les rues et cet étalage politique et littéraire de feuilles publiques chez les marchands de vin. La police, bien faite, le tenait au courant de tout ce qui se disait, de tout ce qui se tramait dans les sociétés secrètes. Heureux et fier de ses succès incontestés, le préfet de police visa plus haut : il voulut, par un coup d’État, rétablir l’ordre dans tout le pays et refaire la société.

 

J’habitais alors la Tuilerie, à Auteuil, et un ancien préfet de mes amis avait bien voulu y accepter l’hospitalité pendant la belle saison. M. Carlier venait tous les jours à la Tuilerie conférer de son projet de coup d’Etat avec ce préfet. Il l’avait même chargé de rédiger tous les décrets qui devaient être à un jour donné publiés par le Moniteur. Par ces décrets, on supprimait le ministère de l’Instruction publique, l’Ecole polytechnique, les octrois. De toutes les grandes écoles de Droit, de Médecine, d’Alfort, aucune n’était conservée dans la capitale. Quatre cents personnes étaient arrêtées et immédiatement déportées. Le préfet de police accoutumé à ne pas rencontrer d’obstacles dans ses entreprises, estimait qu’il ne s’agissait dans cette circonstance que d’enfoncer une porte ouverte[1]. »

 

Ce fut au palais de Saint-Cloud que le Président de la République prit connaissance de ce projet, et qu’il le discuta avec son auteur dans une conférence à laquelle prirent part MM. de Morny, Persigny et Rouher. Le plan de M. Carlier fut unanimement combattu.

 

« L’opinion qui prévalut fut celle-ci, raconte encore M. Véron : la présence des députés, dans les départements devait faire craindre que par leur influence, par leur autorité sur un grand nombre d’électeurs, ils ne parvinssent à organiser dans des villes importantes une résistance sérieuse ; la guerre civile pouvait ainsi éclater sur plusieurs points. Les esprits les plus impatients, les coeurs les plus résolus, reculèrent devant de tels dangers. L’avis de ceux-là était qu’on devait attaquer la Chambre présente à Paris, vider la querelle face à face avec elle, et qu’il serait imprudent et ridicule d’ouvrir une campagne contre des absents. »

 

La mesure des arrestations fut diversement appréciée. Le Président voulait qu’on n’arrêtât personne et qu’on fit purement et simplement appel au suffrage universel, afin de garder au moins les apparences de la légalité.

 

M. de Morny fit observer, au contraire, qu’on n’avait plus à sévir contre des gens en prison, et que des arrestations faites avec intelligence et à temps pouvaient prévenir les malheurs de la guerre civile. Nous verrons qu’au 2 décembre le Président de la République se rangea de l’avis de M. de Morny. Au reste l’influence de ce dernier se manifeste à chaque instant dans le plan qui fut suivi pour la réalisation du coup d’État de telle sorte qu’on pourrait avec beaucoup de fondement l’en considérer comme le véritable auteur.

 

Un écrivain bonapartiste, M. Belouino, a indiqué les considérations principales, qui enlevaient au projet Carlier de sérieuses chances de réussite :

 

« Tout était donc prêt du côté de l’armée, dit M. Belouino, pour les éventualités d’un coup d’Etat. Il fut sur le point d’avoir lieu, lors de la dernière prorogation de l’Assemblée. C’eût été une faute, et une faute grave.

 

La France ne voyait pas encore assez clairement les complots parlementaires. Elle aurait pu croire que le prince agissait dans un but d’intérêt personnel et d’ambition. Le préfet de police d’alors y poussait fortement. Beaucoup de personnages dévoués au prince agissaient de même. Ce furent MM. de Saint-Arnaud et Magnan, principalement, qui firent abandonner ce projet.

 

Le Président, ses ministres, quelques hauts fonctionnaires, connaissaient les conspirateurs ; mais cela ne suffisait pas. En dissolvant l’Assemblée en pleine paix, on se donnait les apparences de l’illégalité. L’Assemblée pouvait se réunir dans une ville de province, y rendre les décrets, dresser pouvoir contre pouvoir. Que serait-il advenu ? La moindre conséquence eût été une guerre civile acharnée. Le socialisme n’eût pas hésité à prendre provisoirement la Constitution pour drapeau, et les partis de l’Assemblée eussent accepté pour défenseurs les soldats de la Jacquerie. Tels étaient les motifs puissants qu’invoquaient les adversaires du coup d’État pendant la prorogation. L’Assemblée trahira bien assez ses complots, disait le général Magnan, attendons qu’elle nous donne barre[2]. »

 

Nous ne devons pas omettre un grave motif de désaccord entre le Président de la République et le préfet de police. Ce dernier n’était pas favorable à l’abolition de la loi du 31 mai et à l’extension du suffrage universel.

 

« M. Carlier, dit un historien du 2 décembre, avait signalé au Président les dangers de 1852, et le remède qu’il croyait efficace. Malheureusement la restitution du suffrage universel, cette grande et héroïque justice qui a sauvé la situation, lui parut inopportune et impraticable. Il se retira[3]. »

 

Le projet de coup d’État, médité par Carlier, avait été trop ébruité pour que la population et les députés répandus dans les départements, ne fussent pas sur leurs gardes[4]. Le général Bedeau, président de la commission permanente, parfaitement au courant de ce qui se tramait, avait pris toutes les précautions suffisantes pour mettre le palais de l’Assemblée nationale à l’abri d’un coup de main ; il avait même préparé les décrets de réquisition des corps nécessaires à la défense du Palais législatif, et de nomination d’un nouveau commandant en chef de l’armée de Paris.

 

La retraite de M. Carlier fut suivie de la formation d’un nouveau ministère. Le général Saint-Arnaud fut élevé au ministère de la guerre ; M. Maupas fut appelé à la Préfecture de police. Cette crise ministérielle était déterminée par l’adoptions d’un nouveau plan pour exécuter le coup d’État, qui, à raison des bruits répandus dans le public et des dispositions hostiles de la majorité de l’Assemblée, ne pouvait être différé. L’Assemblée allait ouvrir ses sessions le 4 novembre.

 


[1] Véron, Mémoires d’un Bourgeois de Paris, t. II, pages 160 et 161. M. Carlier était arrivé par une série de mesures vexatoires, qui firent l’admiration de M. Véron, à faire détester la police.

 

[2] Bélouino, Histoire d’un Coup d’Etat, page 55

 

[3] Mayer, Histoire du 2 décembre, p. 24.

 

[4] Notre pensée intime est que la retraite de M. Carlier eut pour but de donner le change aux députés, et de leur faire croire que la présidence avait renoncé à l’idée d’un coup d’Etat. M. Carlier, pour faire mieux croire qu’il y avait dissentiment entre lui et la politique de l’Elysée, reprocha à M. de Maupas de le faire surveiller. Dans la comédie qui se jouait, M. Carlier s’était chargé d’endormir la vigilance de M. Changarnier.