LE COUP D’ETAT DU 2 DECEMBRE 1851

LE COUP D’ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE 1851

 

PAR LES AUTEURS DU DICTIONNAIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

[Joseph Décembre et Edmond Allonier]

 

3e ÉDITION PARIS 1868

 

DÉCEMBRE-ALONNIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

XII

 

SUITE DE L’INSURRECTION

 

 

Nous avons déjà dit que l’insurrection s’était concentrée de bonne heure dans les rues Saint-Martin, Saint-Denis et du Temple, entre les boulevards et les quais. Ces quartiers, alors merveilleusement disposés pour la guerre des rues présentaient une animation inexprimable, qui grandit encore lorsqu’on apprit la mort de Baudin. Des proclamations et des appels aux armes avaient pu y être affichées sans que la police pût y apporter obstacle ; un grand nombre de gardes nationaux avaient même livré leurs fusils.

 

L’attitude de la population sur les boulevards n’était pas moins menaçante, malgré la présence des nombreux régiments d’infanterie de ligne, de chasseurs et de cuirassiers, qui occupaient les boulevards depuis le Château-d’Eau jusqu’à la Bastille.

 

Quoique l’insurrection parût avoir pris ses dispositions, que les rues Saint-Denis, Grenéta, Beaubourg, Transnonain, Aumaire, Bourg-l’Abbé et une foule d’autres présentassent déjà un grand nombre de barricades dans leur dédale tortueux, il était évident que tout cela se faisait sans plan préconçu et sans suite. Les projets les plus contradictoires étaient discutés dans les rassemblements. Cependant on penchait généralement pour opérer une tentative sur la préfecture de police qui n’était défendue que par de faibles forces. Il n’y avait en effet sur ce point que deux escadrons de la garde républicaine et des détachements de sergents de ville, armés et équipés. Le général Magnan y envoya plus tard un bataillon du 19e léger avec trois pièces d’artillerie.

 

Plusieurs proposaient de se porter en masse sur Mazas, de délivrer les représentants que l’on supposait encore y être détenus, pour les mettre à la tête du peuple. Les dispositions militaires prises pour la défense de cette forteresse, firent renoncer à cette téméraire entreprise. Les représentants, qui étaient revenus du faubourg Saint-Antoine, heureux de rencontrer enfin un centre de résistance encourageaient les citoyens à engager immédiatement l’action, dans l’espoir qu’elle se généraliserait. Tel était notamment l’avis de Victor Hugo.

 

Nous devons constater en historiens fidèles, que cet avis n’était pas adopté unanimement. Il se rencontrait une foule de citoyens timides pour proposer que l’on se gardât bien d’en appeler aux armes jusqu’à ce que le peuple se montrât plus franchement résolu.

 

Les plus ardents avançaient que le peuple avait enfin des chefs pour diriger l’ensemble du mouvement, qu’un comité de résistance était constitué ; mais le désaccord qui régnait dans les décisions des représentants , montrait trop bien qu’ils agissaient tous isolément. Malgré la divergence des opinions, qui devait compromettre le succès, l’agitation grandissait d’heure en heure ; les partisans de la lutte l’emportaient enfin, il n’y avait plus à douter que la lutte s’engagerait dans l’après-midi.

 

Rien ne traduit mieux les préoccupations qui assiégeaient alors le nouveau gouvernement que la dépêche suivante du préfet de police au ministère de l’intérieur.

 

« 3 décembre, 4 heures.

 

Voici le mot d’ordre que les délégués envoient à l’instant même à toutes les sections : Tout le monde au faubourg Saint-Antoine et à celui du Temple pour ce soir ! Ledru-Rollin, Caussidière, Mazzini, seront à Paris demain matin. Ne nous faisons pas d’illusions : c’est la grande lutte de 1852 que nous avons à combattre en décembre 1851.

 

On m’annonce que le prince de Joinville débarque à Cherbourg, que ses frères chercheront à pénétrer en France par d’autres points. Cherbourg est donc essentiel à surveiller. Je vais pour ma part, veiller aux abords de Paris. Madier de Montjau est tué, Schoelcher gravement blessé. Nous trouverons chez nos ennemis, quand ils seront remis de leur premier échec, la résolution du désespoir.

 

Les barricades à l’Ecole de médecine. Le Moniteur demande instamment de l’ouvrage[1].

 

Les représentants de la rue des Pyramides cherchent à renouveler aujourd’hui leur séance d’hier. Je ne les crois pas hostiles ; néanmoins je désirerais avoir votre avis sur le parti à prendre.

 

Le Préfet de police,

 

DE MAUPAS.

 

P. S. La vérité sur la situation. Le sentiment des masses est l’élément le plus sûr de bonnes et sages résolutions ; c’est en même temps pour le préfet de police le devoir le plus impérieux. Je dois donc dire que je ne crois pas que les sympathies populaires soient avec nous. Nous ne trouvons d’enthousiasme nulle part. Ceux qui nous approuvent sont tièdes ; ceux qui nous combattent sont d’un acharnement inexprimable. Le bon côté de la médaille dont je viens de donner le revers, c’est que sur tous les points, chefs et soldats, la troupe paraît décidée à agir avec intrépidité ; elle l’a prouvé ce matin. C’est là qu’est notre force et notre salut. Pour ma part, quelque pessimiste que je paraisse être, je crois fermement au succès ! »

 

 

La dépêche suivante est une preuve que la police avait tout à fait perdu la tête :

 

LE PRÉFET DE POLICE AU MINISTRE DE L’INTÉRIEUR.

 

Paris, le 3 décembre 1851, 4 heures 1/4.

 

On commence les barricades dans la rue Rambuteau, à la hauteur des rues Saint-Denis et Saint-Martin ; des voitures ont été arrêtées.

 

On affirme que M. Madier de Montjau n’est pas tué et qu’il est dans les groupes. Le cri : Aux armes ! est poussé au coin de la rue Grenétat. Le point de rassemblement général est en ce moment le quartier Saint-Martin. Il parait certain qu’une troupe choisie dans les hommes d’action est convoquée en armes vers cinq heures au carré Saint-Martin, et que les meneurs de cette troupe ont annoncé qu’il serait question de se porter sur la présidence. On répand le bruit de la mort de MM. Charras et Bedeau. On prétend aussi que les patriotes rouennais arrivent, et que Ledru-Rollin est dans les faubourgs.

 

Pour le préfet de police, en ce moment au conseil des ministres,

 

Le commissaire du gouvernement délégué. »

 

 

 

LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR AU GÉNÉRAL EN CHEF.

 

Paris, 3 décembre 1851.

 

De la préfecture on me mande que quelques troupes trop faibles sont cernées. Comment fait-on cette faute, au lieu de laisser les insurgés s’engager tout-à-fait et des barricades sérieuses se former, pour ensuite écraser l’ennemi et le détruire ? Prenez garde d’user la troupe à des escarmouches, et de ne l’avoir plus à l’heure décisive.

 

Signé : MORNY.

 

 

LE MINISTRE DE L’INTÉRIEUR AU GÉNÉRAL MAGNAN.

 

Paris, le 3 décembre 1851.

 

Je vous répète que le plan des émeutiers est de fatiguer les troupes pour en avoir bon marché le troisième jour. C’est ainsi qu’on a eu 27, 28, 29 juillet, 22, 23, 24 février. N’ayons pas 2, 3, 4 décembre avec la même fin. Il ne faut pas exposer les troupes, les faire entrer et loger dans les maisons. Avec peu de troupes, à chaque angle de rue, aux fenêtres on tient tout un quartier en respect. J’ai rencontré bien des petites patrouilles inutiles. La troupe sera sur les dents. En la faisant coucher chez des particuliers, elle se repose et elle intimide tout le quartier. On me parait suivre les vieux errements. Les vivres sont indignement servis ; on pille des vivres.

 

Je vous livre ces réflexions. Il n’y a qu’avec une abstention entière, en cernant un quartier et en le prenant par la famine, ou en l’envahissant par la terreur, qu’on fera la guerre de ville.

 

Signé : MORNY.

 

 

Ces dépêches sont instructives en ce qu’elles nous montrent en tout et partout l’action dirigeante du ministère de l’intérieur. A l’heure où le gouvernement allait user de la voie répressive on affichait dans les rues de Paris l’arrêté et la proclamation qui suivent :

 

Nous, préfet de police, etc.

 

Arrêtons ce qui suit :

 

Art. 1er. — Tout rassemblement est rigoureusement interdit. Il sera immédiatement dissipé par la force.

 

Art. 2. — Tout cri séditieux, toute lecture en public, tout affichage d’écrit politique n’émanant pas d’une autorité régulièrement constituée, sont également interdits.

 

Art. 3. — Les agents de la force publique veilleront à l’exécution du présent arrêté.

 

Fait à la Préfecture de police, le 3 décembre 1851.

 

Le Préfet de police : DE MAUPAS.

 

Vu et approuvé :

 

Le Ministre de l’intérieur,

 

DE MORNY.

 

 

PROCLAMATION DU MINISTRE DE LA GUERRE AUX HABITANTS DE PARIS.

 

Habitants de Paris !

 

Les ennemis de l’ordre et de la société ont engagé la lutte. Ce n’est pas contre le gouvernement, contre l’élu de la nation qu’ils combattent, mais ils veulent le pillage et la destruction.

 

Que les bons citoyens s’unissent au nom de la société et des familles menacées.

 

Restez calmes, habitants de Paris ! Pas de curieux inutiles dans les rues ; ils gênent les mouvements des braves soldats qui vous protégent de leurs baïonnettes.

 

Pour moi, vous me trouverez toujours inébranlable dans la volonté de vous défendre et de maintenir l’ordre. Le ministre de la guerre,

 

Vu la loi sur l’état de siége,

 

Arrête :

 

Tout individu pris construisant ou défendant une barricade, ou les armes à la main, sera fusillé.

 

Le général de division, ministre de la guerre,

 

DE SAINT-ARNAUD.

 

 

Des affiches officielles, et ce fait fut remarqué, étaient apposées à côté des affiches républicaines, ces dernières étaient remarquables par leur exiguïté ; elles étaient de la grandeur d’un prospectus.

 

A quatre heures et demie, le général Herbillon partit de l’hôtel de ville à la tête de sa brigade, et s’engagea dans la rue du Temple et le quartier des Halles, jusqu’à la hauteur de la pointe Saint-Eustache et la rue de Rambuteau.

 

Les citoyens qui défendaient les barricades, ne firent qu’une médiocre résistance ; ils semblaient avoir adopté pour tactique d’occuper la troupe sur une foule de points de la harceler, de forcer les corps à se morceler, et de les fatiguer jusqu’à ce qu’ils manquassent de vivres ou de munitions.

 

Dès qu’une barricade était enlevée, les soldats la détruisaient et en dispersaient les matériaux.

 

Une barricade élevée près de l’imprimerie nationale, fut défendue avec un peu plus d’énergie. Cependant la gendarmerie mobile s’en rendit maîtresse.

 

L’action devint de plus en plus vive à mesure que la troupe pénétra plus avant dans les rues Beaubourg, Grenéta, Transnonain, Saint-Martin et Saint-Denis.

 

Le 33e de ligne et le 9e bataillon de chasseurs à pied, appuyés de plusieurs pièces d’artillerie, attaquèrent cette position de front, tandis que le .61°e  léger se présentait sur les derrières des défenseurs des barricades, balayaient la rue du Temple et les rues latérales, et mirent bientôt les barricades entre deux feux.

 

Un grand nombre de combattants trouvèrent la mort dans ce combat ; la troupe fit une soixantaine de prisonniers, et un certain nombre d’entre eux furent fusillés, le décret du ministre de la guerre venait de recevoir sa triste application.

 

Une telle conduite n’était point propre à apaiser les esprits. Aussi, dès que la troupe évacuait un point quelconque pour se porter ailleurs, forçant les combattants à s’enfuir et à se cacher, on voyait aussitôt les barricades se réédifier. C’est ainsi que la rue Aumaire fut réoccupée par le peuple, pour être reprise par le 2811e de ligne.

 

La résistance fut moins sérieuse sur les boulevards ; les rassemblements lachèrent pied devant des charges réitérées.

 

Nous trouvons, dans l’ouvrage de M. Mauduit, déjà cité, des renseignements intéressants sur la manière dont la cavalerie déblaya les boulevards :

 

« Le 3 décembre, dit M. Mauduit, vers six heures et demie du soir, le colonel de Rochefort, du 1er lanciers, reçut l’ordre de partir, avec deux escadrons seulement, pour maintenir la circulation sur les boulevards, depuis la rue de la Paix jusqu’au boulevard du Temple ; cette mission était d’autant plus difficile et délicate, qu’il lui avait été interdit de repousser par la force d’autres cris que ceux de : Vive la République démocratique et sociale.

 

Le colonel, pressentant ce qui allait arriver, avait prévenu tout son détachement de n’avoir point à s’étonner de la foule qu’il aurait à traverser et des cris poussés par elle ; il prescrivit à ses lanciers de rester calmes, impassibles, jusqu’au moment où il ordonnerait la charge, et, une fois l’affaire engagée, de ne faire grâce à qui que ce fût.

 

A peine parvenu sur les boulevards, à la hauteur de la rue de la Paix, il se trouva en présence d’un flot de population immense, manifestant l’hostilité la plus marquée, sous le masque du cri de : Vive la République !!! Ces cris convenus étaient accompagnés de gestes menaçants.

 

L’oeil attentif et l’oreille tendue, pour ordonner la charge au premier cri séditieux, le colonel continua à marcher ainsi au pas, poursuivi de hurlements affreux, jusqu’au boulevard du Temple.

 

Le colonel, ayant reçu l’ordre de charger tous les groupes qu’il rencontrerait sur la chaussée, il se servit d’une ruse de guerre, dont le résultat fut de châtier un certain nombre de ces vociférateurs en paletots.

 

Il masqua ses escadrons, pendant quelques instants, dans un pli de terrain, près du Château-d’Eau, pour leur donner le change et leur laisser croire qu’il était occupé du côté de la Bastille ; mais faisant brusquement demi-tour, sans être aperçu, et prescrivant aux trompettes et à l’avant-garde de rentrer dans les rangs, il se remit en marche aux pas, jusqu’au moment où il se trouva à l’endroit le plus épais de cette foule compacte et incalculable, avec l’intention de piquer tout ce qui s’opposerait à son passage.

 

Les plus audacieux, enhardis peut-être par la démonstration pacifique de ces deux escadrons, se placèrent en avant du colonel et firent entendre des cris insultants de : Vive l’Assemblée nationale !!! A bas les traîtres ! Reconnaissant à ce cri une provocation, le colonel de Rochefort s’élance, comme un lion furieux, au milieu du groupe d’où elle était partie en frappant d’estoc, de taille et de lance. Il resta sur le carreau plusieurs cadavres.

 

Dans ces groupes ne se trouvaient que peu d’individus en blouse.

 

Les lanciers subirent cette rude épreuve morale avec un calme admirable, leur confiance n’en fut point ébranlée une minute, etc.[2] »

 

A dix heures et demie du soir, les dernières barricades étaient enlevées, mais les coups de feu qui retentissaient encore de loin en loin, indiquaient que rien n’était encore terminé et que le triomphe de l’armée n’était pas encore décisif.

 

L’arrêté du général Saint-Arnaud, qui ordonnait de passer par les armes tout citoyen ayant pris part à la construction ou à la défense d’une barricade, était sans précédent dans l’histoire de nos guerres civiles. Non pas que des représailles, des vengeances particulières n’aient été quelquefois exercées par des vainqueurs que la résistance avait exaspérés, mais, du moins, jamais l’autorité militaire n’avait érigé en principe un prétendu droit qui faisait dégénérer nos discordes civiles, déjà si cruelles, en horribles massacres. Jusqu’alors l’autorité n’était intervenue que pour protéger les victimes de ces luttes fratricides contre les exécutions sommaires.

 

On ne peut malheureusement contester que le décret du général Saint-Arnaud n’ait reçu son exécution, lorsqu’on lit dans le rapport officiel du général Magnan sur le combat qui eut lieu dans la rue Beaubourg :

 

« Tous les obstacles furent enlevés au pas de course, et ceux qui les défendaient passés par les armes. »

 


[1] Les imprimeries avaient été généralement fermées ; nous ne savons d’où partit la nouvelle que les compositeurs sans travail pouvaient se présenter à la préfecture de police ; qu’on leur trouverait de l’occupation. Quelques-uns, poussés par la curiosité, y allèrent ; on les adressa au directeur de l’imprimerie impériale, qui ne sut trop ce qu’on lui voulait. Le soir le bruit courait que ce moyen n’était employé que pour arrêter le plus de compositeurs possible et empêcher les impressions subversives. Plusieurs de ceux du National furent arrêtés.

 

[2] Révolution militaire du 2 décembre, par le capitaine H. Mauduit, pages 176 et suivantes.