L’insurrection varoise. Documents

Bulletin de l’Association 1851-2001, n°2, 1998.

 

 

 

L’insurrection varoise de 1851 – Documents

 

 

 

De nombreux adhérents nous ont demandé des documents leur permettant des approches pédagogiques de l’insurrection.

 

Je propose donc ici, en ce qui concerne le Var, des textes qui ont façonné la première mémoire de l’insurrection : textes publiés « à chaud » après l’insurrection (presse, livres), textes publiés ensuite sous le Second Empire (livres).

 

L’approche pédagogique peut donc être : comment les contemporains ont-ils pu connaître l’insurrection, en dehors des sources orales qui évidemment nous échappent aujourd’hui ? Comment a-t-on présenté la place des femmes dans l’événement ?

 

Les textes cités ici sont souvent évoqués par les historiens, mais il est difficile de les aborder directement : les collections de journaux n’existent que dans quelques bibliothèques et les ouvrages, à une exception près, n’ont pas été réédités depuis le siècle dernier. 

 

Je complète ces textes par quelques documents judiciaires (établis fin 1851, début 1852). Ces documents sont consultables aux Archives Départementales du Var, mais il convient de rappeler qu’ils n’ont pas été publiés en leur temps.

 

On trouvera aussi nombre d’informations et de documents dans le recueil établi par Michel Bellenfant, Le coup d’état du 2 décembre dans le département du Var, C.R.D.P.Nice, 1978, ainsi que dans celui d’Antoine Tramoni, professeur chargé du Service éducatif des Archives du Var, L’apprentissage du suffrage universel dans le Var, 1830-1851, Archives Départementales du Var, 1997.

 

Une lecture demeure indispensable pour le traitement de ces sources :

 

Maurice Agulhon, La République au Village (Les populations du Var de la Révolution à la Seconde République), Paris, Plon, 1970, réed. Seuil, 1979, et Maurice Agulhon, Une Ville ouvrière au temps du socialisme utopique : Toulon de 1800 à 1851, Paris-La Haye, Mouton, 1970.

 

 

Je n’utilise donc pas ici les nombreux articles de presse et les ouvrages publiés au début de la Troisième République, particulièrement dans les années de combat (1871-1880) et autour du cinquantième anniversaire de l’insurrection (1881). Cette approche demande une étude à part.

 

J’ai choisi de présenter des textes relatifs à la marche de la colonne insurrectionnelle.

 

Mais il est évident que seraient aussi très intéressantes des approches pédagogiques concernant les manifestations républicaines de Toulon, Draguignan, Hyères, l’insurrection de Cuers, l’insurrection dans le secteur de Brignoles.

 

Pour faciliter la lecture, je donne une brève présentation chronologique, quelques indications biographiques et quelques commentaires.

 

René Merle

 

 

 Chronologie

 

 

2-12-51, coup d’Etat du président Louis Napoléon Bonaparte.

 

3-12. La nouvelle arrive dans le Var. Rassemblements républicains à Toulon et à Draguignan, où le préfet est bloqué. Prise de pouvoir républicaine au Luc.

 

4-12. Arrivée à Toulon du nouveau préfet Pastoureau. Rassemblement républicain dispersé par l’armée à Toulon. Rassemblement républicain à Draguignan. Prise de pouvoir républicain à Cuers, Brignoles, Vidauban, La Garde-Freinet et levée en masse des localités avoisinant ces trois dernières communes.

 

5– 12. Arrestations à Toulon. Rassemblement républicain à Hyères, réprimé par l’armée. Venu de Toulon, un bataillon du 50e de ligne occupe Cuers, début de la répression. Rassemblement républicain à Draguignan mais mobilisation des Blancs autour des autorités et de l’armée. Prise de pouvoir républicain à Besse, Saint Zacharie, Saint Maximin, Salernes et dans les communes voisines.

 

6-12. Rassemblement des insurgés au Luc et à La Garde Freinet. Leurs deux colonnes se rejoignent le soir à Vidauban. Prise de pouvoir républicain à Barjols. Insurrection des localités autour d’Aups. Toulon et sa proche région sont aux mains de l’armée, à Draguignan les deux camps s’équilibrent, mais le reste du Var est aux mains des municipalités insurrectionnelles.

 

7-12 Partie de Vidauban, la colonne insurrectionnelle marche sur Draguignan, mais s’arrête à Lorgues et bifurque vers Salernes où elle arrive vers 11 h du soir.

 

La coopérative de Puget-Ville - photo Gilbert Suzan

Partis de Cuers, le 50e de ligne et le préfet Pastoureau marchent par Puget-Ville, Pignans, Gonfaron jusqu’au Luc.

 

8-12. La colonne insurrectionnelle reçoit à Salernes des renforts venus de Barjols et du Haut Var.

 

Le soir l’avant-garde de la colonne est à Aups, où la rejoignent les insurgés des localités voisines.

 

Un corps d’armée venu de Marseille occupe Brignoles.

 

Le 50e de ligne est à Lorgues à 11 h, puis à Flayosc.

 

9-12. La colonne insurrectionnelle quitte Salernes dans l’après-midi, arrive à Aups le soir. Un contingent d’insurgés prend place sur les hauteurs de Tourtour pour tenir la route de Draguignan.

 

Le 50e se repose à Draguignan.

 

10-12. Le 50e rejoint les insurgés, qui sont dispersés à Tourtour et à Aups. Début de la terrible répression.

 

11-12. Dans sa Proclamation, le préfet Pastoureau félicite l’armée et les bons citoyens du Var : « Le parti de l’anarchie et des brigands » est écrasé, l’autre triomphe, « celui des lois, du travail, de l’ordre, de la justice, de la paix, celui du pays honnête ». On chasse l’insurgé dans tout le département. Le dernier contingent d’insurgés arrive à Riez (Basses Alpes) le 11 au matin, il continuera vers le Piémont.

 

« La démagogie est morte dans le Var, de longtemps elle ne relèvera la tête » (« Récit des événements, extrait des notes officielles », Le Toulonnais, 31-12-51).

 

 

 

Présentation « à chaud » de l’Insurrection

 

 

Dans le Var soumis à l’état de siège depuis le 4-12 ne sont évidemment publiés que des journaux acquis au coup d’Etat.

 

L’Union du Var, publiée à Draguignan, journal royaliste, est devenu le journal des Blancs, des notables conservateurs. Le préfet Haussmann (le même que rendra célèbre son remodelage de Paris sous le Second Empire) en a fait un véritable journal officiel de l’Ordre et de la Propriété. Son rédacteur est Hippolyte Maquan (Cf. ci-dessous I-II-III-IV).

 

La presse toulonnaise est elle aussi gouvernementale. La bibliothèque du Vieux Toulon possède une collection complète du Toulonnais que j’ai utilisée ici.

 

On suit à chaud dans cette presse les nouvelles de l’insurrection et de la répression. Une synthèse complète est donnée peu après : « Récit des événements, extrait des notes officielles », Le Toulonnais, 31-12-51.

 

Mais pour l’essentiel, la présentation vivante et journalistique de l’événement est fixée « à chaud » par une série d’articles que Maquan donne dans L’Union du Var et dans Le Toulonnais, sous le titre « Trois jours au pouvoir des insurgés ». L’insurrection est vaincue le 10-12 et Maquan commence cette publication dans Le Toulonnais (reprise de L’Union) le 19-12.

 

Citons aussi comme « mémoire à chaud » Le Toulonnais, 9-1-52 sq, « Récit de six jours de prison, par un otage de la Garde Freinet » (repris de L’Union du Var).

 

 

« Trois jours au pouvoir des insurgés » est publié en brochure début février 1852 (Marseille, Olive). En 1853, Maquan publie, après enquête, une étude complète sur l’insurrection, Insurrection de décembre 1851 dans le Var, (Draguignan, Bernard), à laquelle il joint son témoignage de 1851, repris et modifié, toujours sous le titre de « Trois jours au pouvoir des insurgés ».

 

Qui est Maquan ? Hippolyte Maquan, né en 1814, fils d’un avocat de Brignoles. Fixé à Lorgues, près de Draguignan, cet avocat légitimiste* a été un collaborateur du préfet Haussmann, il est le rédacteur de L’Union du Var. Avec d’autres notables, il est pris en otage à Lorgues par la colonne insurrectionnelle, qu’il devra suivre jusqu’à Aups.

 

* Les Légitimistes sont les partisans du prétendant de la branche Bourbon, chassée du trône en 1830.

 

 

1 – Le Toulonnais, 19-12-51 – Début de la publication de « Trois jours au pouvoir des insurgés », d’Hippolyte Maquan.

 

Le 7 décembre, Maquan est retranché avec les Blancs de Lorgues dans la mairie, il assiste à l’arrivée des colonnes insurrectionnelles venues de Vidauban.

« Comme dans toutes les masses insurrectionnelles, le burlesque y côtoyait le terrible. C’était une vision de 93 qui n’avait pas pour nous, bercés au milieu des souvenirs sanglants de notre première révolution, le mérite de l’original.

Nous avions tant rêvé de piques, de faulx et de haches que, pour notre part, notre imagination, tant de fois frappée par les récits et les peintures de nos littérateurs modernes, trouvait la réalité au-dessous du rêve.

93 avait inventé la Terreur.

1851 nous en montrait la parodie.

Ces bandes étaient universellement composées de paysans, habillés d’une manière presque ordinaire et marchant avec un certain ordre. Les fusils de chasse remplaçaient les piques traditionnelles, les faux étaient rares, on pouvait en compter jusqu’à trois. Les insurgés tenaient à imiter de leur mieux les troupes disciplinées. Les haches étaient portées en tête d’une colonne, de manière à figurer une compagnie de sapeurs. À l’exception du costume de spahi et de quelques autres excentricités, la plupart des chefs étaient en burnous et paletots. La Déesse-Raison elle-même semblait avoir dérogé, ou plutôt elle n’apparaissait qu’à titre de souvenir effacé.

La jeune femme qui paraissait remplir ce rôle n’était point sur un char, mais à pied. Son bonnet rouge, son manteau bleu dont la doublure également rouge était rejetée sur son épaule, pouvait bien relever l’éclat de son teint sans relever suffisamment sa majesté, et le drapeau qu’elle tenait dans ses mains, en gênant sa démarche, portait naturellement les esprits, peu disposés à se résigner au merveilleux démocratique, à la plaindre plus qu’à l’adorer* ».

 * Cf. infra : « Les femmes dans l’insurrection ».

 

Ce texte est donc écrit à chaud, il relate une scène dont Maquan a été témoin. On le comparera aux textes II, III et IV du même Maquan, textes légèrement postérieurs, afin de mesurer le gauchissement opéré dans le sens d’une présentation effrayante de l’insurrection.

Mais on comparera aussi la vision initiale de Maquan au seul texte émanant « à chaud » du côté insurgé, (Cf. infra : V).

 

 

II. Hippolyte Maquan, « Trois jours au pouvoir des insurgés », in Insurrection de décembre 1851 dans le Var, Draguignan, 1853.

Maquan reprend la scène du défilé de la colonne insurrectionnelle devant la mairie de Lorgues.

« Les défenseurs de l’Hôtel de ville, se pressant aux fenêtres et sur le balcon, voient défiler, immobiles et muets, les bandes anarchiques traînant après elles de nombreux prisonniers, parmi lesquels ils ne peuvent remarquer, sans frémir d’indignation, un prêtre et un pauvre vieillard grelottant de froid sur une charrette*. Ces bandes sont sordidement vêtues et mal armées de mauvais fusils, de faux, de haches, de bâtons, de vieux sabres, de faucilles. Une jeune femme**, coiffée du bonnet phrygien, couverte d’un large manteau bleu, marche entourée de cantinières** aux éclatantes écharpes et porte un immense drapeau rouge. On distingue dans cette masse incohérente d’hommes recrutés en partie par intimidation et laissant deviner sur leurs visages une contrainte secrète, quelques chefs couverts de burnous et de paletots. On dirait une parodie de 93. Des femmes et des enfants déguenillés** se font remarquer par leur exaltation ».

 

* Ce sont les otages de La Garde Freinet et du Luc, notables, gendarmes, Blancs notoires. Le curé est le curé des Mayons du Luc, qui s’était fait détester par ses positions anti-Rouges.

* *Cf. infra : « Les femmes dans l’insurrection ».

 

On pourra, détail après détail, étudier le travail de réécriture qui vise à justifier la vision d’une Jacquerie effrayante, archaïque et anarchique.

 

III. Hippolyte Maquan, Insurrection de décembre 1851 dans le Var, Draguignan, 1853.

 

Il s’agit d’une étude sur la totalité de l’insurrection varoise, où Maquan relate des événements dont il a été témoin, et nombre d’autres dont il parle par témoins interposés.

Voici comment il présente l’insurrection dans la région du Luc et dans celle des Maures, et la marche sur Vidauban de ces insurgés. Maquan évidemment n’a pas été témoin de ces événements, mais il les nourrit de la vision qu’il a eue, puis qu’il a recréée, de la colonne de Vidauban arrivant à Lorgues.

Dès le 4, insurrection à la Garde Freinet, Le Luc, Vidauban, et dans les localités avoisinantes :

« Le tocsin sonne ; la générale bat ; de grands rassemblements d’hommes à figure sinistre, armés de fourches et de bâtons, parcourent les campagnes, hurlent La Marseillaise, se répandent partout, activent le mouvement, forcent à marcher, le pistolet sur la gorge, les gens les plus paisibles, pénètrent violemment dans les plus humbles demeures, dans les cabanes les plus retirées, pour extorquer des armes et des vivres.

Des femmes excitent leurs maris et leurs pères ; il en est, parmi elles quelques-unes qui se parent comme pour une fête. Leur jeunesse ne semble retrouver des sourires, que pour réveiller les plus odieuses passions, que pour éteindre les dernières étincelles d’honnêteté dans les âmes*. […]

Sur un mot d’ordre donné par la comité directeur, les colonnes du Luc et de la Garde Freinet renforcées, les premières des contingents des Mayons, du Cannet, de Gonfaron, Pignans, Carnoules, Flassans, etc., les secondes des détachements de Saint-Tropez, Gassin, Grimaud, Cogolin, s’ébranlent au même instant, au bruit des cloches, au chant de la Marseillaise et du Ça ira, et se mettent en marche vers le coucher du soleil, tambour battant, enseignes déployées.

C’est un spectacle étrange que ce ramassis incohérent d’ouvriers, de paysans en veste ou en blouse, de vagabonds déguenillés, coiffés de casquettes ou de vieux chapeaux de feutre défoncés, armés à la hâte de bâtons, de pioches et de quelques mauvais fusils. Dans la foule, des enfants et des femmes portent sous le bras un panier de cantinière**. Parmi elles on remarque déjà l’aristocratie du genre, la personnification de la révolte. C’est une jeune femme qu’un chef, dit-on, affuble de son manteau pour l’improviser déesse de la Raison ou de la Liberté***. Toutes les exaltations se confondent dans cet enivrement insurrectionnel : les propos obscènes et les chansons grivoises se mêlent aux hurlements des chants révolutionnaires et aux cris de mort. La luxure a de tout temps donné la main à la férocité sur le trône des Césars du Bas-Empire, comme sous la tente des Vandales. […]

Çà et là des figures patibulaires, des faces sordides et déformées par la débauche, l’ivrognerie et la misère, surgissent comme d’infernales apparitions. […]

Ainsi recrutée et composée, cette masse désordonnée et tumultueuse, surexcitée par le bruit, l’ivresse et des hourras de femmes*, cette masse descend les pentes raides et sombres du versant septentrional des Maures, à cette heure douteuse où les malfaiteurs sortent de leur retraite pour venir guetter leurs victimes au détour du chemin. […]

Une preuve non moins irrécusable du hideux aspect des bandes insurrectionnelles de la Garde Freinet et du Luc, c’est qu’elles frappèrent de terreur les démocrates vidaubanais eux-mêmes. »

 

*Cf. infra : XI.

** Cf. infra : XII.

*** Cf. infra XIII.

 

Le traitement partial de l’événement atteint ici son paroxysme.

Maquan conclut opportunément sa diatribe par cette invocation à Notre Dame des Anges, dont le sanctuaire domine les Maures et le sillon Cuers – Vidauban, et donc les communes insurgées et représentées dans la colonne :

« Pourquoi douter que la chapelle de Marie, tour de David, Boulevard de la Chrétienté au moyen âge, dominant ces contrées délivrées autrefois des sauvages incursions sarrazines, est appelée à les purger, les consoler, les préserver aujourd’hui de l’invasion socialiste, de cette hérésie d’un sensualisme sanglant, qui nous ramènerait à la barbarie musulmane ? »

 

IV. Hippolyte Maquan, Insurrection de décembre 1851 dans le Var, Draguignan, 1853.

La vision terrifiante de l’insurrection est encore renforcée lors des épisodes de Salernes et d’Aups, dont Maquan est témoin. Dans ces deux localités, la colonne est rejointe par des insurgés de l’Ouest et du Centre Var.

« De nouvelles bandes arrivent sans cesse. Celles de Brue* et de Bras* se font remarquer par leur attirail essentiellement rustique : des faux, des pioches, des pelles, des fourches et des bâtons. Deux charrettes portant des femmes** qui descendent, en disant dans le rude et grossier patois provençal*** de la contrée : Il faut bien que nous suivions nos hommes pour leur faire la soupe.

Quelques vieillards les accompagnent.

C’est toute une émigration de tribus entières****. On se croirait dans la Kabylie. C’est la smala des Abd-el-Kader****de la chaumière ».

 

* Bras et Brue-Auriac, localités situées entre Brignoles et Barjols.

* *Cf. infra : XII.

*** On remarquera l’usage dévalorisant que fait ici Maquan du provençal. Le fait est d’autant plus significatif qu’avec les encouragements du préfet Haussmann, Maquan a abondamment usé du provençal dans son journal pour détourner les paysans de la cause républicaine. Maquan est lié à Roumanille, qui adaptera les dialogues provençaux anti-Rouges de Maquan dans son journal de Vaucluse. Maquan sera plus tard un ferme soutien du Félibrige naissant, dans lequel on trouvera aussi d’anciens insurgés. Cf. René Merle, Inventaire du texte provençal de la région toulonnaise, 1986, et Les Varois, la presse varoise et le provençal, 1859-1910, SEHTD, 1996. Cf. également infra : XIV.

****Mépris absolu du peuple paysan assimilé à l’indigène qu’il faut mater. Ce mépris se nourrit aussi de la différence entre l’aspect « militaire » de la colonne venue de Vidauban et l’arrivée massive, mais peu organisée, des « bandes » villageoises de l’Ouest.

***** Allusion à un épisode marquant de la guerre de conquête de l’Algérie par l’armée française (1847). Abd El Kader avait été emprisonné à Toulon au fort Lamalgue en 1848.

 

V – Camille Duteil, Trois jours de généralat ou un épisode de la guerre civile dans le Var (décembre 1851), Savone, F.Rossi, 1852.

 

Camille Duteil originaire de Libourne (Gironde) a 52 ans. Il est rédacteur en chef du grand journal démocrate socialiste de Marseille, Le Peuple, qui rayonne sur toute la Provence. Il a publié de nombreux articles sur le Var, qu’il pense donc bien connaître (Cf. par exemple son article sur les bouchonniers de la Garde Freinet, 29-10-51). Il échappe à l’arrestation à Marseille le 4-12, rejoint les insurgés à Brignoles le 5, puis à Vidauban le 6, où il s’improvise général de l’armée républicaine. Sa modération, ses hésitations, son refus de marcher sur Draguignan, son inaptitude à l’organisation et au combat ensuite, seront dénoncés par nombre de ses anciens compagnons. Après la défaite, il se réfugie dans le Royaume de Piémont Sardaigne comme nombre d’insurgés, et y publie cet ouvrage pour se disculper.

Dans sa description de l’arrivée de la colonne insurrectionnelle à Vidauban pointe l’effarement du petit-bourgeois cultivé devant cette masse populaire, menée par les tambours, qui veut se donner l’illusion d’être une armée.

« C’était solennel et terrible, c’était ridicule et grotesque ».

Ce sont les mots mêmes de Maquan. On le voit, la réaction du « général » Duteil n’est pas bien éloignée de la première réaction de l’avocat légitimiste.

 

Présentation de l’Insurrection par les Républicains sous l’Empire libéral

 

Quand l’Empire se libéralise, une première restitution de mémoire républicaine est possible dans la presse et par le livre. Elle peut puiser directement dans les témoignages des participants.

 

VI – Eugène Ténot, La province en décembre 1851, Paris, 1865, réédition en 1868. Réed. La province en décembre 1851. Étude historique sur le coup d’Etat, Paris, 1877.

 

Le journaliste républicain Tenot publie en 1865 une étude qui couvre la totalité des départements insurgés. On comparera sa vision de la colonne insurrectionnelle avec celle de Maquan (II – III).

« La colonne de la Garde-Freynet avait un aspect redoutable. Elle était formée d’ouvriers en liège, de paysans, bûcherons, charbonniers et chasseurs des forêts des Maures. Ces hommes ignorants, rudes, intrépides, indépendants, avaient embrassé les idées républicaines sans trop les comprendre peut-être, mais avec une ardeur extrême. Ils formaient le plus solide noyau de l’insurrection.

Avec eux marchait une autre colonne venue de Saint-Tropez, Grimaud, Cogolin, Gassin, etc. Elle était commandée par M.Campdoras*, chirurgien à bord du Pingouin, de la marine d’état. Le docteur Campdoras avait quitté son navire, recueilli une quarantaine d’hommes à Saint-Tropez, et enlevé les armes qui se trouvaient à la mairie de Gassin. Là, il avait été rejoint par trois ou quatre cents hommes venus de Grimaud et Cogolin. Cette colonne était conduite par le citoyen Ferrier que les insurgés avaient nommé, la veille, maire de Grimaud**. Mme Ferrier, belle jeune femme enthousiaste de la liberté, avait suivi son mari. Elle marchait en tête des insurgés portant le drapeau rouge, drapée dans un manteau bleu doublé d’écarlate, le bonnet phrygien sur la tête. Lorsqu’elle entra, ainsi vêtue, à Vidauban, cette foule provençale, amoureuse de tout ce qui est excentrique, appaudit à outrance la nouvelle déesse de la Liberté***.

Ces rassemblements, qui montaient à près de trois mille hommes, passèrent à Vidauban la nuit du 6 au 7. Cette foule bruyante, mais bien intentionnée, ne commit aucun excès ».

 

* Campdoras. Antoine, né en 1825 à Thuir, Pyrénées Orientales. Chirurgien de 3ème classe sur le navire de guerre Le Pingouin basé à Saint-Tropez, il rallie l’insurrection dont il sera un des chefs.

** Sur Grimaud et Ferrier, cf. infra : XIII. Après les événements, le rapport du juge de paix signale :

« Les insurgés de Saint-Tropez, Gassin et Cogolin arrivent ce jour-là au nombre de quatre-vingt ». D’autres suivront.

*** Cf. infra : XIII.

 

 

VII – Noël Blache, Histoire de l’insurrection du Var en décembre 1851, Paris, 1869.

réédité sous le titre de : Noël Blache, L’insurrection du Var de 1851, Préface de Charles Galfré, La Table Rase, 1983.

 

Noël Blache est né en 1842 à Toulon. Employé de bureau à l’arsenal de Toulon, puis avocat, il milite dans la jeune opposition républicaine varoise.

Il présente ainsi l’arrivée de la colonne du Golfe de Saint-Tropez à La Garde Freinet :

« Un courrier venu du Luc apporta, sur ces entrefaites aux patriotes, l’ordre de descendre sur cette ville, pour y joindre les forces de la Révolution. Ils se disposaient à exécuter ce mouvement, lorsqu’un nouveau courrier du Luc vint contremander le départ. Les insurgés se massèrent dans le local de la Société Saint-Louis.

Ils étaient là depuis plusieurs heures, quand un bruit de tambours résonnant dans le lointain mit tout le monde sur pied. Chacun crut à l’arrivée des troupes et courut aux armes. La méprise fut de courte durée. C’étaient les patriotes de Saint-Tropez, de Gassin, de Cogolin, de Grimaud* qui, le drapeau rouge déployé, se rendaient à l’appel des émissaires de la Garde Freinet, sous les ordres de Martel, serrurier, et de Campdoras**.

Si tous les soldats et les chefs de la Révolution, avaient été de la trempe des hommes alors réunis à la Garde Freinet, l’insurrection du Var eût été formidable dans ses résultats***. […]

À la suite de Campdoras et Martel, venait Ferrier, maire insurrectionnel de Grimaud****, et sa femme, Mme Ferrier : la Déesse Raison. La Déesse était jeune et belle, et son énergie a soutenu bien souvent les insurgés, qu’elle devait suivre jusqu’au moment du désastre***** ».

 

* Sur Grimaud, Cf.infra : XIII.

** Sur Campdoras : Cf. supra : VI.

*** Blache pense évidemment à Duteil (cf.V).

**** Sur Ferrier, Cf.infra : XIII.

***** Cf. infra : XIII.

 

 

VIII – Emile Zola, La fortune des Rougon.

 

La fortune des Rougon a été publiée en livre à la fin de 1871, et donc après notre limite chronologique de la chute de l’Empire (4 septembre 1870).

Mais en fait la publication a commencé sous l’Empire en 1870 (feuilleton dans Le Siècle). Elle est interrompue par la guerre dans l’été 1870. Elle reprendra en mars 1871 pour être interrompue par l’avènement de la Commune de Paris.

Zola a écrit son roman en 1869, il a lu Ténot (VI) et Blache (VII). Il lit cette même année dans la presse républicaine nationale de violentes polémiques contre l’ex-préfet Pastoureau et son action répressive dans le Var en décembre 1851.

On lira la superbe description de la colonne insurgée, dans sa diversité sociologique et géographique, lors de son entrée à Plassans (dans lequel on peut reconnaître Lorgues). Il utilise aussi de façon très intéressante, mais en le gauchissant, le personnage de la femme porte-drapeau*.

Outre l’édition critique dans La Pléïade, on trouvera facilement l’ouvrage en édition de poche. Signalons particulièrement : Fasquelle-Rencontre (préface de H.Guillemin), Folio (préface de M.Agulhon, dossier de H.Mitterand), Livre de poche (préface de A.Dezalay).

 

* Cf. infra : XIII.

 

 

 

Les femmes dans l’insurrection

 

 La presse leur accorde une place relativement modeste, mais significative (IX). Par contre Maquan présente à chaud plusieurs personnages de femmes : la célèbre Déesse Raison ou Déesse de la Liberté (I-II-III), la Dame Rouge de Baudinard (XIV).

 

IX – Les femmes dans les « Brèves » du Toulonnais.

Le Toulonnais, 15-12-51 :

« On nous écrit d’Aups, vendredi 12 à une heure de l’après-midi : […]  Deux femmes, armées de pistolets et habillées de rouge, faisant fonction de cantinières auprès des révoltés, ont été arrêtées. On dit que l’une d’elles est la nommée Vidal, de Draguignan, mariée à Vidauban ».

Le Toulonnais, 16.1.52 :

« Le 13 un convoi de 86 insurgés venant de La Garde Freinet, Cuers, Hyères, et autres localités, s’est dirigé vers le même fort*. On y remarquait deux femmes de Carnoules qui seraient dit-on gravement compromises ».

 

*Il s’agit du Fort Lamalgue à Toulon, dans lequel le journal annonce le 14 que sont déjà entassés 1116 prisonniers. Le fort est surpeuplé et on entassera bientôt les nouveaux prisonniers dans un navire à trois ponts désaffecté.

 

Le Toulonnais, 19-1-52. « On annonce l’arrivée prochaine d’un convoi de femmes de la Garde Freinet et du Luc qui auraient, dit-on*, commis toutes sortes d’excès ».

 

* Bel exemple de formule calomnieuse ambiguë : On verra (Cf.infra : XI) à quoi se réduisent ces « excès ».

 

Le Toulonnais, 15-3-52, annonce le prochain départ d’un convoi de « femmes transportées » vers l’Algérie (condamnées à 5 ans ou 10 ans) :

Truc Catherine (5 ans) (épouse d’un cordonnier), Icard Césarine (10 ans), de Draguignan*.

Lonjon Solange (5 ans) (boulangère) du Luc**.

Bérenguier Angélique (5 ans), Isnard Julie (10 ans), bouchonnière), Massé Joséphine (10 ans), (bouchonnière), Lonjon Appoline (5 ans) (bouchonnière), de la Garde Freinet.

Soit sept des seize femmes dont on trouve trace dans les dossiers de la répression. Ce nombre est évidemment loin de représenter la place des femmes dans l’événement.

Leurs peines seront en fait commuées en avril 1852 en surveillance à domicile.

 

* C’est la Déesse de la Liberté, Cf.infra : XIII.

** Cf.infra : X.

 

Les femmes apparaissent d’abord comme participantes à nombre de prises de pouvoir municipales par les républicains (X). Elles encouragent les insurgés. Celles de La Garde Freinet sont particulièrement signalées (XI).

Un certain nombre de femmes accompagnent la colonne dans sa marche. (IX) D’autres la rejoignent à Salernes et à Aups (IV).

Dès le lendemain de l’insurrection, Maquan a mis en avant dans la presse le personnage de la Déesse, qui mérite une présentation à part (XIII). Il sera aussi le seul à attirer l’attention sur celle qu’il appelle la Dame Rouge de Baudinard (XIV).

 

X – Suzanne Lonjon, des Mayons

Un exemple de la participation des femmes à la prise de pouvoir locale.

 

Suzanne Lonjon est née en 1823 aux Mayons, hameau forestier du Luc.

Elle sera accusée d’avoir dès le 4 décembre au matin mené la farandole des femmes et des filles des Mayons, quand « le peuple a été souverain », d’avoir brandi le drapeau rouge, menacé d’abattre la tête des Blancs, chanté la chanson de la Cougourdo*, suivi la colonne avec ses frères. Elle sera condamnée à 5 ans de transportation, peine commuée en surveillance à domicile.

« Aux Mayons, nous considérons cette femme, l’une des seize qui participèrent à cette résistance contre le coup d’état de 1851, comme une prêtresse de la justice et de la liberté… Et notre tout jeune écusson porte un denché en rouge en souvenir de notre Dame Rouge »  a écrit René Nonjon, historien des Mayons, dans le Bulletin municipal quand la commune a décidé de baptiser une rue du nom de Suzanne Lonjon.

 

* Pour sa défense, Suzanne Lonjon cite ce couplet auquel elle donne une signification apolitique :

Buvens à la Cougourdo

Farens ounour oou Cougourdier

Enfants de la Mountagno

S’y rappelaran dé Février. (Graphie de l’interrogatoire, A.D.Var, 4 M 20.3)

 

On reconnaîtra aisément la symbolique de l’époque, Février 48 et la Révolution ; la Montagne, nom du parti de la démocratie socialiste – la Cougourdo (la courge), symbole de la démocratie avancée : boire à la coucourde, c’est adhérer aux idées démocratiques (Cf. F.Mistral, Trésor du Félibrige).

(Buvons à la courge [la gourde, courge évidée et jeu de mots sur : buvons à la santé de la Courge, emblème révolutionnaire] / Nous ferons honneur au plant de courge [le cougourdier : l’adhérent au club démocratique de la Cougourde] / Enfants de la Montagne [la Démocratie socialiste, héritière des grands idéaux de la Montagne révolutionnaire, et aussi jeu sur les Mayons, hameau forestier dans la « montagne » des Maures] / Nous nous rappellerons de Février [1848].

Par contre, dans son Insurrection de décembre 1851 dans le Var, Maquan donne un couplet autrement plus effrayant de La Cougourdo, chanté par les insurgés :

Meis amis, lou mïou plan

Es d’enserta lei Blancs.

Afin qué n’escapé plus gés,

Leis ensertaren aou canouné.

Per qu’agoun pas dé réjétouns,

Foou coupa jusqu’ei sagatouns

 

(Mes amis, le meilleur plan / C’est de greffer les Blancs. / Afin qu’il ne s’en échappe plus aucun, / Nous les grefferons en couronne. / Pour qu’ils n’aient pas de rejetons, / Il faut couper jusqu’aux plus petites surgeons).

 

XI- Les femmes de La Garde Freinet.

 

Les bouchonnières de la Garde Freinet ont depuis longtemps participé aux conflits sociaux et aux luttes politiques de cette localité ouvrière. Elles sont tout naturellement dans la lutte en décembre. Cf. Maurice Agulhon, La République au village, op.cit. Jacques Dalmon, La Garde en Freinet, Universud, 1994.

En mars 1850, alors que les femmes assistent en masse aux meetings de la démocratie socialiste lors de la campagne électorale, le procureur reprend le rapport du juge de paix du canton selon lequel « la commune de La Garde Freinet avait donné l’exemple de l’atteinte à la morale politique en réunissant les femmes et les filles pour les faire participer à la politique. Cette démarche a un double but : favoriser la débauche et exalter l’opinion socialiste ».

Le Toulonnais, 9-1-52, « Récit de six jours de prison, par un otage de la Garde Freinet » (Charles Courchet) (repris de L’Union du Var). Le 6-12 au soir, la colonne insurrectionnelle quitte la localité pour marcher sur Vidauban :

« Notre sortie du village fut signalée par les clameurs des femmes qui criaient comme des possédées : bon voyage, citoyens, revenez bientôt avec la bonne, vive la rouge* ».

 

*Parmi les femmes de la commune qui seront poursuivies après les événements, notons Julie Isnard, épouse Coulomb, bouchonnière, qui a crié : « Vive la République rouge », condamnée à 5 ans de transportation en Algérie, peine commuée en surveillance.

 

Dans son rapport sur les événements, le juge de paix écrit de cette même scène (AD.Var, 4 M 20.3) :

« L’acharnement des femmes redouble au moment où la colonne s’ébranle. Toutes répètent à l’envi le vœu criminel des passions anarchiques résumé dans ces mots : Aduas la bouano !*

Et la horde se vomit sur la route de Vidauban. […]

La nuit suivante, la commission municipale qui continue à être en permanence requiert les femmes de se joindre aux insurgés qui gardent le pays pour monter la garde aux avenues. Les femmes font des patrouilles, elles sont armées de sabres, de pistolets, et répandent la terreur sur leur passage par la férocité de leurs propos. Quelques-unes s’introduisent dans les maisons pour y faire aussi leur perquisition ».

 

* « Ramenez la Bonne » (République, la République démocratique et sociale).

 

Plusieurs femmes seront poursuivies pour ces faits, dont Angélique Béringuier, épouse Gastinel, femme du maire révolutionnaire.

 

XII – Les femmes dans la colonne

 

La présence des femmes est attestée de plusieurs façons. Inattendue parfois. Ainsi, au hasard d’un procès verbal de condamnation, comme celui d’Honoré Terrin, tuilier à Villecroze, 50 ans, que présente Maurice Bel dans Les condamnés à l’Algérie dans le département du Var (Nice, chez l’auteur) :

« A pris par à l’insurrection et proféré des menaces, a marché sur Tourtour avec ses cinq filles. Très dangereux ».

Un certain nombre de témoignages et de procès-verbaux présentent des femmes porte-drapeaux. On peut ranger aussi dans cette catégorie l’escouade de cantinières arborant ostensiblement le rouge sur leurs vêtements (I.II.III). Ces femmes sont dans la colonne depuis Le Luc et La Garde-Freinet, elles reçoivent des renforts dans diverses localités. Femmes d’artisans politiquement très engagés, mais aussi cultivatrices. La plupart ont moins de trente ans. Leur rôle est à la fois militant, utilitaire et emblématique. Parmi elles, le cas de la Déesse est à la fois semblable et particulier (XIII).

Le rôle de ces militantes semble différent de celui des femmes venant assister leurs maris dans la levée en masse des villages du centre ouest (IV).

Mais les unes et les autres brandissent les étendards rouges qui couvrent la place de Salernes à l’arrivée de la colonne.

Un personnage singulier est celui de la Dame Rouge de Baudinard (XIV), qui tranche sociologiquement et culturellement avec les femmes que nous venons d’évoquer.

 

 

XIII – La Déesse de la Liberté.

 

On relira à son sujet les textes de Maquan (I.II.III), de Ténot (VI), de Blache (VII) ainsi que l’analyse que donne M.Agulhon dans La République au village, pp.455-463.

On comparera ces textes à celui de Zola ( sur La Fortune des Rougon, Cf.VIII) :

Zola a modifié le personnage emblématique de Mme Ferrier. C’est Miette Chantegreil qui va se saisir du drapeau, une très jeune fille du peuple dont le père est au bagne pour avoir accidentellement tué un gendarme en chassant.

« Jamais Miette n’avait entendu dire du bien de son père. On le traitait ordinairement devant elle de gueux, de scélérat, et voilà qu’elle rencontrait de braves cœurs qui avaient pour lui des paroles de pardon et qui le déclaraient un honnête homme. Alors elle fondit en larmes, elle retrouva l’émotion que la Marseillaise avait fait monter à sa gorge, elle chercha comment elle pourrait remercier ces hommes doux aux malheureux. Un moment, il lui vint l’idée de leur serrer la main à tous, comme un garçon. Mais son cœur trouva mieux. À côté d’elle se tenait l’insurgé qui portait le drapeau, et, pour tout remerciement, elle dit d’une voix suppliante :

– Donnez le moi, je le porterai.

Les ouvriers, simples d’esprit, comprirent le côté naïvement sublime de ce remerciement.

– C’est cela, crièrent-ils, la Chantegreil portera le drapeau.

Un bûcheron fit remarquer qu’elle se fatiguerait vite, qu’elle ne pourrait aller loin.

– Oh, je suis forte, dit-elle orgueilleusement en retroussant ses manches, et en montrant ses bras ronds, aussi gros déjà que ceux d’une femme faite.

Et comme on lui tendait le drapeau :

– Attendez, reprit-elle

Elle retira vivement sa pelisse, qu’elle remit ensuite, après l’avoir tournée du côté de la doublure rouge. Alors elle apparut, dans la blanche clarté de la lune, drapée d’un large manteau de pourpre qui lui tombait jusqu’aux pieds. Le capuchon, arrêté sur le bord de son chignon, la coiffait d’une sorte de bonnet phrygien. Elle prit le drapeau, en serra la hampe contre sa poitrine, et se tint droite, dans les plis de cette bannière sanglante qui flottait derrière elle. Sa tête d’enfant exaltée, avec ses cheveux crépus, ses grands yeux humides, ses lèvres entr’ouvertes par un sourire, eut un élan d’énergique fierté, en se levant à demi vers le ciel. À ce moment, elle fut la vierge Liberté.

Les insurgés éclatèrent en applaudissements. Ces Méridionaux, à l’imagination vive, étaient saisis et enthousiasmés par la brusque apparition de cette grande fille toute rouge qui serrait si nerveusement leur drapeau sur son sein. Des cris partirent du groupe :

– Bravo, la Chantegreil ! Vive la Chantegreil ! Elle restera avec nous, elle nous portera bonheur !

On l’eût acclamée longtemps si l’ordre de se remettre en marche n’était arrivé ».

 

Que nous apprennent les textes d’archives sur Mme Ferrier ?

Situons d’abord le contexte local (A.D.Var, 4 M 20.3).

Immédiatement après la défaite des insurgés, le juge de paix donne pour Grimaud une « Liste des douze individus* qui ont pris une part active à l’insurrection en se réunissant en armes à la phalange révolutionnaire » : Joseph Ferrier (de Draguignan), 25 ans, charron, « maire insurrectionnel, fauteur de désordres ». Benjamin Garnoux, 25 ans, cultivateur. Joseph Garnoux, 32 ans, bouchonnier. Gaspard Boulegon (né à Puymoisson, Basses-Alpes), 43 ans, ouvrier tisserand. François Pélissier, 32 ans, ouvrier maçon. François Bouisson (de Pierrefeu), 22 ans, cultivateur. François Mouniguet, 20 ans, ouvrier maçon. Baptistin Guigonnet, 33 ans, tisserand. Castueil (de Besse), 45 ans, bâtier. Baptistin Farnet, 30 ans, bouchonnier. Césarine Icard, épouse Ferrier, 19 ans, couturière, « connue sous le nom de la déesse. Femme sans pudeur et sans moralité ». Louis Christine, 30 ans, boulanger.

On le voit, le juge insiste sur le fait que nombre d’insurgés ne sont pas nés à Grimaud, et salit la seule femme qui se soit jointe à la troupe.

 

* Il s’agit là de ceux qui sont partis pour La Garde Freinet le premier jour. Les gendarmes signalent que d’autres ont essayé de rejoindre ensuite la colonne.

 

On lit également dans : « Etat des individus compromis qui se sont absentés de leur domicile pour se soustraire aux désordres de la justice » :

« Ferrier – mauvais antécédents. En février 48 il a participé aux désordres de Draguignan, notamment au bureau des contributions indirectes où les registres furent brûlés. Il a été poursuivi peu après pour un autre fait devant le tribunal correctionnel. Il est à Nice ».

On comprend pourquoi les Ferrier ont dû quitter Draguignan et revenir à Grimaud.

Le 25-12-51, le juge de paix précise encore :

« Ferrier, de Draguignan, maire insurrectionnel, époux de la Déesse à écharpe rouge.

femme Icard, de Draguignan, épouse du précédent ».

Le juge de paix dédramatise en essayant de présenter la prise de pouvoir insurrectionnelle à Grimaud comme une entreprise extérieure, avec la complicité de l’exalté Ferrier.

Il écrit le 22.1.52 à propos de la situation à Grimaud :

« Cette commune a une population agglomérée de mille habitants. […] L’esprit public est bon. […] Quelques individus en fort petit nombre et la plupart étrangers à la localité formaient avant décembre 1851 un groupe rouge plus ridicule que dangereux et nos paysans eux-mêmes se riaient de l’importance politique qu’ils cherchaient à se donner en s’occupant à la lecture d’un journal. Mais ce petit nombre d’individus visité quelquefois, en novembre dernier, par Arrambide*, Jacques Blanc et consorts établis à Cogolin, menaçait de devenir plus compact. La vigilance de l’autorité et le bon sens de la population rendirent vains tous les efforts des agents de la propagande socialiste ».

Dans la nuit du 4 au 5 décembre, poursuit le juge, vers une heure du matin, Arrambide et des hommes de Cogolin, tambour en tête, viennent renverser le maire de Grimaud qui proteste contre la violence qui lui est faite.

« Arrambide lui dit à ce sujet : les hommes du désordre ne sont point dans nos rangs, mais dans les vôtres ».

 

*Arambide, ou Arrambide, Pierre, né vers 1811 dans les Pyrénées Atlantiques. Contremaître serrurier à l’arsenal de Toulon, conseiller municipal de Toulon, révoqué de l’arsenal, pour militantisme démocrate au printemps 1849, il devient alors salarié du journal démocrate socialiste Le Démocrate du Var, dont il est « voyageur », c’est-à-dire collecteur d’abonnements. Il parcourt ainsi le département, et est pour cela suspecté d’organiser les sociétés secrètes. À la disparition du journal, il trouve un emploi de contremaître dans la mine de plomb argentifère de Cogolin. Quand il visite Grimaud, il loge chez les Ferrier.

 

Le rapport fait par le maire de Grimaud sur les événements arrivés dans la commune a une tout autre tonalité : 200 hommes, Ferrier en tête, viennent chanter la Marseillaise sous ses fenêtres et réclament les clefs de la mairie. Demain, dit le maire. Ferrier répond : « Aro ! « *.

« Et l’émeute menaçante vociféra ce mot ».

Le maire cède car il croit à la destitution de Napoléon. Mais après le départ vers la Garde Freinet de Ferrier et de ses hommes, il organise la Garde Nationale et maintient l’Ordre !

 

* « maintenant ! »

 

Ce n’est qu’à la Garde Freinet que prendra corps le mythe de la Déesse. Arambide, qui connaît donc les Ferrier, pousse Mme Ferrier à porter des insignes de commandement pour entraîner les femmes et la colonne. M.Agulhon insiste sur l’originalité de la démarche de ce militant dans sa reconnaissance de la place de la Femme.

Voici le texte de l’accusation qui vaudra condamnation à Mme Ferrier (10 ans de transportation en Algérie, peine commuée en assignation à résidence surveillée).

A.D.Var IV M 20/2 (Texte communiqué par Antoine Tramoni, professeur chargé du service éducatif des Archives du Var) :

Insurrection du Var

Commission militaire de Draguignan

Noms et Prénoms : Icard Césarine Joséphine épouse Ferrier d. à Grimaud

Age : 21 ans

Profession : son mari est charron

Lieu de naissance : Draguignan

Arrêté à : Riez (basses alpes)*

Pour les faits suivants : partie de Grimaud pour la Garde-Freinet. Là un des chefs Arambide** lui remet une écharpe rouge, elle se met en marche pour encourager les autres femmes. Elle a été ensuite coiffée d’un bonnet phrygien rouge***, elle est allée jusqu’à Aups, elle a passé la nuit dans la maison de mr de St. André de Grasse. Le mercredi le sergent Chanot du 50e trouva dans un lit le bonnet phrygien et l’écharpe rouge.

Tres exaltée, elle a joué dans la colonne le rôle de la déesse de la liberté****.

Femme de mœurs suspectes. Le bruit public l’accuse d’avoir été pendant l’insurrection la maitresse du s. Campdoras, insurgé, chirurgien du bateau à vapeur de l’état Le pingouin*****.

Elle se fesait remarquer par son exaltation, par ses propos séditieux. Elle aurait dit à Vidauban qu’il fallait qu’elle lavà ses mains dans le sang des blancs.

Elle était armée d’un fusil et portait un bancal****** en bandoulière. Elle excitait les femmes à marcher, elle disait je ne suis qu’une femme, mais après la victoire je ferai comme les autres, j’assouvirai ma vengeance sur les blancs.

À Salernes, elle se présenta chez le curé avec quatre femmes de la Garde Freinet qu’elle conduisait et exigea qu’il lui livra des liqueurs pour les distribuer à la colonne – ce qui eut lieu.

 

* Les débris de la colonne insurgée arrivent à Riez le 11-12 au matin. Ferrier passera en Piémont, sa femme sera arrêtée.

** Sur Arambide, voir ci-dessus.

*** Maquan la voit coiffée d’un bonnet rouge à Lorgues, l’instruction dit qu’elle l’a porté à Salernes à l’occasion de la fête rouge.

**** Déesse de la Liberté, et non de la Raison, comme le dit initialement Maquan nourri de ses évocations de 93.

***** Ce qu’elle niera. Elle insiste dans sa déposition sur la démarche de couple légitime qui a porté sa participation à l’insurrection, comme celle d’autres couples amis.

****** Sabre de forme recourbée.

 

XIV – « La Dame Rouge de Baudinard ». H.Maquan, Insurrection de 1851 dans le Var, 1853.

Le journaliste déverse tout son fiel sur celle qu’il appelle « la Dame Rouge de Baudinard ».

Il s’agit de Céline Poirson, épouse Monge, née à Dieuze (Moselle) en 1825, qui sera condamnée à 5 ans de transportation en Algérie (peine commuée en assignation à résidence surveillée).

Elle était l’épouse de Hyacinthe Monge, né à Baudinard en 1802, médecin, et revenu depuis peu au village. Il animait la société secrète qui regroupait de nombreux hommes du village. Il sera condamné à 10 ans de transportation en Algérie.

« C’est une dame de Baudinard, cet illustre village* qui s’est signalé dans nos fastes révolutionnaires par une si éclatante initiative, c’est une Dame (et non une femme vulgaire) qui eut l’ingénieuse idée de faire décréter une contribution forcée**, après une discussion préalable, qui restera comme un monument curieux des procédés révolutionnaires.

Cette Dame était une fleur du nord, jetée par une dérision du sort dans ce triste désert d’un misérable village, où elle s’étiolait, aspirant à s’épanouir dans un Eden plus digne d’elle. […] Si on ajoute à cela qu’elle dépassait cet âge terrible de trente ans***, que les moralistes s’accordent à considérer comme l’apogée des influences féminines, on comprendra que la Dame de Beaudinard devait aspirer à sortit de l’étroit horizon où son génie manquait d’air ».

Maquan se délecte à présenter la Dame Rouge régentant une commission de rustres qui va taxer les riches.

 

* Baudinard sur Verdon, au nord d’Aups, en limite des Basses Alpes.

La population de Baudinard, en conflit forestier, avec la famille de Sabran, s’était unanimement dressée contre le château lors de l’insurrection, avant de marcher sur Aups.

** Le 9 décembre à Aups, l’état-major des insurgés décide d’une commission de l’emprunt sur les riches, afin d’assurer la survie de la colonne.

*** Elle est née en fait en 1825 !

 

 

Quelques destins sur lesquels on peut rêver…

 

Arambide : Le 10 décembre, il commande le détachement posté sur les hauteurs de Tourtour, mais fuit devant l’assaut. Discrédité, il passe en Piémont. Il mourra en exil en Espagne.

Campdoras : En 1865, Ténot  le sait en Amérique, mais sa trace est perdue. Il meurt à  North Topeka, Kansas, Etats-Unis, en 1881, et sa veuve, Eliza Reader, ne peut produire de papiers de mariage lors de la constitution des dossiers de pension d’insurgé (1881), car au moment de leur mariage le Kansas n’était qu’un territoire et non un état.

Duteil meurt en exil en Argentine.

Ferrier a pu s’enfuir à Nice. Ténot le dit officier de l’armée fédérale américaine en 1865. En 1882, lors de l’obtention des pensions, il est charron à Donaldsville, Louisiane, Etats-Unis. Il semble que son épouse Césarine Icard l’ait rejoint aux Etats-Unis.

Solange Lonjon se mariera aux Mayons avec un scieur de long originaire du Forez, François Gonon, dont elle aura quatre enfants.

Maquan « monte » à Paris où il est en 1865 à Paris un des secrétaires d’Haussman, ex-préfet du Var.

 

René Merle