Note de lecture

Note de lecture

 

André Balent, “Communauté villageoise, société, frontière et politique en Cerdagne : Err sous la Monarchie de Juillet et la Seconde République”, Domitia, n°3, janvier 2003, pp. 49-91 (n° thématique consacré à l’histoire rurale)[1].

 

Nous avons reçu, et lu avec grand intérêt, l’étude que André Balent, professeur à Perpignan, a consacré à Err, communauté montagnarde frontalière de Cerdagne.

Rivales, mais liées par les solidarités de caste, deux grandes familles (cases)[2] d’Err détiennent le pouvoir local depuis l’Ancien Régime. Prudemment engagées dans le processus révolutionnaire à partir de 1789, mais aventurées aussi dans la dissidence pro-espagnole, elles maintiennent jusqu’à la Seconde République leur pouvoir communal héréditaire (avalisé par l’État qui nomme les maires), et leur pouvoir économique, fondé en grande partie sur l’utilisation du territoire communal (agro-pastoralisme).

La croissance démographique de la communauté, qui atteint son apogée vers 1850, ne peut se soutenir, outre l’agriculture, que du recours à l’émigration temporaire (maçons, tondeurs…), d’une active contrebande, et de la diversification des ressources économiques, notamment la confection de ceintures et de bas de laine, la production de beurre, qui nourrissent un colportage, parfois aventuré fort loin des deux côtés de la frontière.

Sous la Monarchie de Juillet, l’activisme du nouveau curé, Bonaventure Cotxet, va révéler les tensions extrêmes qui sous-tendent cet “ordre” politico-économique.

Cotxet est “carliste”, au double sens du mot : carliste français apposé aux notables locaux orléanistes, il est aussi directement impliqué dans les combats des carlistes catalans au sud de la frontière.  Cet adepte de la “Montagne blanche”, défenseur des “prolétaires”, participe de l’étrange alliance (fréquente dans le Midi) des légitimistes populistes et des républicains ici regroupés autour d’Arago et de son journal L’Indépendant des Pyrénées-Orientales.

Lors de la très dure crise de subsistances qui précède la basculement de 1848, Cotxet mobilise dans ses processions les populations des deux côtés de la frontière, et, au printemps 1847 (miracle !) la pluie si sollicitée survient…

1848 va donner à Cotxet l’occasion de régler ses comptes avec les potentats locaux (cases), qui, passant sans scrupules de l’orléanisme au républicanisme modéré, ont su aussitôt utiliser à leur profit le suffrage universel. Alors que la crise politico-sociale atteint son paroxysme, Cotxet porte la lutte sur un plan fondamental : il soutient les aspirations populaires au partage des terres communales, et encourage les premiers défrichements sauvages. Ainsi étaient attaquées de front les bases du système agro-pastoral des “Gros”. Fin avril 1848, Err connaît quelques jours de violent affrontement entre partisans du curé et partisans des notables. Cotxet s’impliquera d’autant plus dans cette seule lutte locale que bientôt, au sud de la frontière, ses amis de la coalition carlo-républicaine catalaniste seront vaincus dans la Deuxième Guerre carliste.

La République de l’Ordre défend évidemment la propriété et l’ordre bourgeois, d’autant que pointe un nouveau péril, avec l’élection en septembre 1848 du conseiller du canton de Saillagouse, Joseph Carbonell, (fils d’une casa de notables, mais démocrate socialiste proclamé), et avec la naissance à Err, autour de l’instituteur, du seul club républicain avancé de Cerdagne. Cependant que se poursuivent jusqu’en 1851, malgré les condamnations de la municipalité, les usurpations de terrains communaux.

On ne sera pas étonné de constater qu’en décembre 1851, alors que Carbonell est victime de la répression présidentielle, les citoyens d’Err s’abstiennent ou votent massivement “non” au plébiscite que les notables locaux appelaient à soutenir.

Mais une page allait se tourner bientôt sous le Second Empire : le fragile équilibre économique qui assurait tant bien que mal la vie de la communauté a fait son temps ; l’émigration, massive, de temporaire deviendra définitive, et corollairement la pression sur la terre se relâchera.

Mais, pour émoussé qu’il soit, le souvenir des luttes demeurera fertile : ainsi, c’est un descendant “d’usurpateur” de 1848-1851 qui initie en 1934 la coopération laitière, cependant qu’une complexe conversion à gauche permet à certains notables de garder leur pouvoir politique…

Cette étude d’André Balent est une superbe illustration de la façon dont, au-delà de l’anecdote, la “micro-histoire” peut révéler les grands courants de l’évolution socio-politique régionale et nationale. Elle nous permet aussi de réfléchir aux problématiques transfrontalières qui rapprochent ou divisent ces communautés cerdanes liées par la langue et la culture catalanes, les liens familiaux et de voisinage, les solidarités économiques, mais qui, par force, participent de destins nationaux divergents.

 

René MERLE



[1] Domitia, Revue du centre de recherches historiques sur les sociétés méditerranéennes de l’université de Perpignan) [éditée par les PUP], Pour commander : Aymat CATAFAU, secrétaire de la revue, département d’histoire, université de Perpignan, 66860-PERPIGNAN – CEDEX, tél. 0468662267 et  catafau@univ-perp.fr 

[2] André Balent vient de publier une étude sur une de ces plus importantes cases, La Cerdagne du XVIIe au XIXe siècle. La famille Vigo, casa, frontières, pouvoirs, 334 p., 23 euros (+ 3 euros de port), Éditions du Trabucaire,  2 rue Jouy d’Arnaud, 66140 – Canet-en-Roussillon. http://www.trabucaire.com