1860. La ré-union de la Savoie à la France

1860. La ré-union de la Savoie à la France

 

par Gisèle Roche-Galopini

 

 

 

Pour bien comprendre les événements de l’année 1860, il est nécessaire de remonter dans le passé et de se rendre compte que la Savoie avait déjà été à plusieurs reprises, pour des périodes plus ou moins longues, annexée par la France.

 

 

1536-1559. François 1er, jusqu’au traité de Cateau-Cambrésis.

 

 

1600-1601. Henri IV. Déjà en 1610, au traité de Brussol, Charles-Emmanuel était prêt à céder la Savoie à la France, en échange d’une aide militaire pour conquérir le Milanais. Mais la mort d’Henri IV rendit ce traité sans effet.

 

Il en sera question plus tard dans des négociations avec Mazarin.

 

 

1630-1631. Louis XIII et Richelieu : guerre contre les Espagnols. Les Français prennent Pignerol et Saluces.

 

 

1690-1697. Conquête de la Savoie et du Comté de Nice par Catinat. Traité de Turin.

 

 

1701-1713.  Traité d’Utrecht la Savoie cède Barcelonnette.

 

 

1792-1814. La révolution et les conquêtes de Bonaparte.  Création du Département du Mont-Blanc.

 

 

Lors de cette dernière « occupation », les Savoyards appartiennent à une région de langue française sans pour autant devenir citoyens français. Les émigrés venus nombreux se réfugier en Savoie ont une influence certaine sur l’opinion publique qui se scinde en deux camps.

 

 

Le retour en 1814 dans le giron des états de Piémont-Sardaigne semble ramener un certain calme. Mais tout change  en 1848, l’année des révolutions en Europe, France, Prusse, Autriche, en Europe méridionale où Milan est occupé par les Autrichiens.

 

 

C’est aussi l’année où le roi Charles-Albert publie le fameux Statut qui crée un parlement à Turin et édite une nouvelle constitution. De nombreux journaux sont créés en Savoie, un journal satirique « Le Chat », le «  Patriote Savoisien » à Chambéry, « l’Allobroge »  à Saint-Jean, le« Charivari Savoyard », et à Lyon, le  « peuple souverain ».

 

Mais le roi a supprimé le Sénat, une ancienne institution, qu’il remplace par une cour d’Appel, et il annonce une réforme des impôts.

 

L’opinion publique se retourne alors vers la France… et la République. Les soldats savoyards ne se sentent pas concernés par la guerre que le Piémont prépare contre l’Autriche. L’attrait de la France est grand.

 

 

Les Voraces.

 

 

Cependant les ouvriers parisiens et lyonnais, sans travail, se rassemblent pour protester (parmi eux on compte environ 10 000 Savoyards à la Croix-Rousse). Arago, alors commissaire du gouvernement, prépare leur expulsion : il leur donne des passeports gratuits et une indemnité de route pour rejoindre la Savoie où, leur a-t-on dit, on les attend. Se joignent à eux  des ouvriers lyonnais de la Croix-Rousse appelés les Voraces parce qu’ils avaient l’habitude de boire le gros rouge à même la bouteille. Tous se mettent en route le 2 avril en direction de Chambéry. Ils y arrivent quelques jours après, déguenillés, portant de grandes ceintures de laine rouge autour du corps, des coiffures étranges. Place de l’Hôtel de Ville, ils affichent des proclamations, mais reçoivent un accueil hostile. La bataille s’engage : plus de 800 d’entre eux sont emprisonnés. Ils essaient alors de fuir mais sont pris à partie sur les chemins par les paysans accourus. L’armée sarde n’est pas intervenue ; elle s’était réfugiée en Maurienne.

 

 

Conséquences pour la population.

 

 

Ces événements marquent une rupture entre Savoie et Piémont : la société savoyarde se scinde en deux parties. Les démocrates libéraux se montrent partisans de l’annexion ; le clergé, à cette date, préfère le Piémont. Le député Léon Brunier publie une brochure « La Savoie en 1848 », où il conclut : « La pire des combinaisons pour la Savoie serait l’état indépendant. Celle qui offrirait un peu moins d’inconvénients serait la réunion à la Suisse, viendrait ensuite l’union à l’Italie, et avant tout, la réunion à la France ».

 

Un autre député de Tarentaise compose un hymne où il s’adresse à la France :

 

                                    Ah ! cette sœur qui nous est chère

 

                                    De tous nos vœux nous l’appelons.

 

                                    Nos cœurs vont où va notre Isère

 

                                    Et le penchant de nos vallons ».

 

Un autre explique que la Savoie est pour le Piémont une « Sibérie administrative », et reprend la formule de l’hymne cité plus haut.

 

Mais les conservateurs redoutent « le péril rouge »venu de France. Le député Costa de Beauregard dénonce une propagande abusive et Joseph de Maistre déclare : «  Je ne suis pas, je n’ai jamais été et je ne veux pas être français ».

 

Tandis que les journées de juin à Paris marquent un tournant contre la réunion à la France, c’est le contraire au Piémont où Charles-Albert se pose en champion de la liberté des peuples et se prépare à engager de nouveaux combats contre l’Autriche. En février 1849, la république est proclamée à Rome que le Pape a quittée et, le mois suivant, c’est le désastre de Novare  où la Brigade de Savoie joue un rôle héroïque. Le « National Savoisien » écrit : « Si le sort de l’Italie est à plaindre, celui de notre pauvre Savoie l’est bien plus encore. Engagés malgré nous dans une lutte qui ne nous regardait pas, nous avons prodigué notre or, notre sang, pour le triomphe d’une cause qui nous est étrangère »…

 

Charles-Albert abdique en faveur de son fils Victor-Emmanuel  qui est populaire. Mais les Savoyards sont inquiets, ils ploient sous le poids des impôts, et sont toujours contraints de s’expatrier pour remédier au chômage et à la pauvreté.

 

 

Louis-Napoléon.

 

 

 

C’est alors que Louis-Napoléon Bonaparte entre en scène. Avec l’expédition de Rome, il réussit à réinstaller le Pape dans ses Etats, ce qui est salué avec joie en Savoie par le clergé et les conservateurs, mais inquiète fortement les démocrates. Leur opinion est résumée dans le dernier article du « National Savoisien » du 30 juin 1849. « Nous disions le 1er janvier de cette année : l’annexion de la Savoie à la France, nous l’entrevoyons comme une éventualité plus ou moins prochaine, mais inévitable… Nous avions le droit de parler ainsi. Qui donc eût pu supposer alors que cette vision s’évanouirait, qu’il n’en resterait plus trace ?… il en est cependant ainsi. Dans ces six derniers mois, l’abandon de la cause de l’indépendance italienne par la France, la chute de la Lombardie, de la Toscane et de la Sicile, la mort de l’unité allemande…le dernier vestige enfin de la révolution européenne expirant à Rome sous les bombes d’Oudinot, tout semble serrer à nouveau  sur l’Europe le réseau tissé en 1815 pour la condamner encore pendant de longues années à l’immobilité…Notre désir a été un mirage trompeur ».

 

 

En conséquence, si le clergé et les conservateurs savoyards penchent de plus en plus vers la France, les démocrates glissent vers le Piémont : ils approuvent l’abaissement des tarifs douaniers, et surtout la politique ferroviaire  (percée du Mont-Cenis, voie ferrée Turin-Chambéry)

 

 

Le coup d’Etat.

 

 

 

Au cours de l’année 1851, Louis-Napoléon Bonaparte voulant conserver le pouvoir, prépare un coup d’Etat. Au soir du 3 décembre, quand la nouvelle parvient à Chambéry, la déception est immense, c’est donc le retour de la dictature en France. La presse piémontaise est déçue, « Il progresso » traite Louis-Napoléon « de misérable bourreau et  parle de sa main teintée de sang que, seuls, les chefs de bande du parti clérical recherchent et baisent avec reconnaissance ». Pour la gauche savoyarde il est, avec le coup d’Etat, « le fossoyeur de la démocratie ». Cette opinion est renforcée avec l’arrivée des proscrits républicains du 2 décembre dont Eugène Sue est l’un des représentants les plus connus. Du côté des conservateurs, en revanche, on ne tarit pas d’éloges pour « cet ami respectueux du clergé, fils dévoué du Pape », et leurs regards se tournent avec une admiration plus grande encore vers la France.

 

Au début de 1852, le « Courrier des Alpes » écrit : « Tout d’un coup l’horizon s’est éclairci et les cœurs glacés par la crainte s’ouvrent aux plus douces espérances…Le grand acte du 2 décembre…a porté à la démagogie le coup mortel dont elle ne se relèvera jamais. L’homme du 10 décembre a été l’instrument de la providence ».

 

 

A Turin, on recommence à parler de la réalisation de l’unité italienne moyennant l’abandon de la Savoie. Alors que trois ans plus tôt, les conservateurs savoyards déclaraient à Turin que l’annexion à la France serait le suicide de la Savoie, ils évoquent maintenant le moment où les Savoyards les plus patriotes seraient entraînés dans le mouvement séparatiste. Désormais, les positions sont prises, « l’annexion sera préparée par le parti de l’ordre en Savoie et réalisée par la connivence du gouvernement piémontais libéral et de l’empire autocratique, détenteur de la force militaire et de la puissance financière, pour payer la formation de l’unité italienne ».

 

 

Cavour

 

 

A partir de 1849, le Piémont devient de plus en plus italien. De 1850 à 1859, il n’y a plus un seul ministre d’origine savoyarde. Les Savoyards se sentent frustrés et sacrifiés. En conséquence, les conservateurs considèrent désormais la France comme un refuge et un recours, tandis que les démocrates restent attachés au Piémont. Les relations entre la Savoie et le royaume de Sardaigne se dégradent de plus en plus.

 

C’est alors que Cavour entre en scène. En octobre 1850, il accède au poste de ministre de l’agriculture et du commerce, en février 1851, il est aux Finances, l’année suivante à la marine, puis en mai 1852, il devient président du conseil et le restera jusqu’à sa mort, sauf pour un court intermède sur lequel nous reviendrons.

 

En Savoie, les travaux avancent très lentement : le percement du tunnel du Fréjus commencé en 1857 ne sera achevé qu’en 1871. C’est le marasme des affaires, la hausse des prix, le chômage en Savoie où les touristes notent le retour de la misère et l’encombrement des routes par les pauvres et les mendiants. Les jeunes employés envoyés d’Italie en Savoie l’appellent « la Sibérie piémontaise ».

 

Décembre 1853 : les élections pour le Parlement à Turin désignent quinze députés conservateurs catholiques dont Costa de Beauregard, le colonel Louis-Frédéric Ménabrea de Saint-Jean de Maurienne et six démocrates dont Leon Brunier et Germain Sommeiller, l’ingénieur qui sera responsable de la construction du tunnel.

 

 

La guerre de Crimée.

 

 

Le but de Cavour désormais est de réaliser l’indépendance italienne. Et Napoléon III veut aller dans le même sens. Il rêve de jouer à nouveau un rôle sur la scène internationale, comme son oncle, de venger l’humiliation de 1815. En 1853, il souhaite participer au conflit qui oppose la Russie à la Turquie pour la protection des Lieux Saints de Jérusalem  et envoie des troupes en Crimée aux côtés des troupes du roi de Sardaigne. Le siège de Sébastopol commence en septembre 1854 et la guerre dure jusqu’en février 1856. Le congrès de Paris n’apporte aucun avantage au Piémont mais donne à Cavour  l’occasion de porter devant l’Europe la question italienne.

 

Cavour fait alors entrer en scène la comtesse de Castiglione. Il déclare à un ami : « Je vous avertis que j’ai enrôlé dans le corps diplomatique la très belle comtesse de Castiglione et je l’ai invitée à coqueter et à séduire l’empereur, si l’occasion se présentait ».

 

C’est l’époque de la fête, la société parisienne s’étourdit dans un tourbillon continuel auquel Napoléon III donne le ton. Sa liaison avec la comtesse sera connue en 1856-1857. L’homme de confiance de Cavour écrivait en code à cette dernière: « Rappelle-toi qu’il faut tirer les vers du nez du vieux pour le discours… », discours que l’empereur devait lire le lendemain au conseil des ministres.

 

 

L’attentat d’Orsini.

 

 

 

L’attentat d’Orsini se produit en janvier 1858. On relève quatre morts et de nombreux blessés, mais l’empereur est indemne. La loi de sûreté générale décrétée peu après arrête 2000 suspects et déporte 400 républicains en Algérie. Napoléon III est furieux contre Victor-Emmanuel II, ce qui mécontente ce dernier : « Il y a 850 ans que nous portons la tête haute et personne ne nous la fera baisser ». Cependant avant de mourir Orsini a envoyé une lettre à Napoléon III,  le suppliant de tout faire pour l’indépendance de l’Italie.

 

Les relations reprennent donc, mais dans le plus grand secret. Cavour est invité à se rendre durant l’été à Plombières où Napoléon III souhaite  « causer avec lui de l’état de l’Italie ». Cette entrevue doit rester secrète et ne sera officiellement connue qu’en 1883. Elle a lieu le 21 juillet 1858 : Napoléon III appuiera le Piémont contre l’Autriche, mais il faut trouver un prétexte pour lui déclarer la guerre. Il demande en échange la Savoie et Nice, exige le mariage de son cousin Jérôme-Napoléon avec la princesse Clotilde.

 

Mais l’Angleterre est opposée à la guerre et Napoléon III se dérobe. En mars 1859, Cavour écrit : « La politique change de couleur trois fois par jour ». Là encore, Napoléon III se montre hésitant et ambigu dans sa politique étrangère, et nous verrons qu’il se décide par des coups de théâtre.

 

Victor-Emmanuel se déchaîne contre lui et, le 18 avril, il écrit à Cavour : « Il me semble que nous sommes mal partis, ce chien d’empereur se fout de nous. Il y a malheureusement quelque chose qui me le dit depuis longtemps et ses assurances impériales ne m’ont encore jamais convaincu. Si on désarme, on fait une gaffe complète…Avec tout ça l’empereur est une charogne. Pour le consoler malgré tout, cher comte, je l’ai envoyé à tous les diables ».

 

La guerre contre l’Autriche.

 

 

 

Mais quelques jours plus tard, nouveau retournement : l’Autriche adresse un ultimatum au Piémont, que ce dernier refuse. C’est l’entrée en guerre, le 27 avril 1859. Les détachements français passent par la Maurienne en chemin de fer jusqu’à Saint-Jean et continuent à pied. La Brigade de Savoie comporte deux régiments, les Chasseurs des Alpes sont commandés par Garibaldi. Le 14 mai, Napoléon III devient le commandant en chef (improvisé) des forces alliées. Il n’a en effet aucune expérience des combats. La victoire de Magenta permet d’incorporer la Lombardie dans le royaume de Sardaigne.

 

 

Napoléon III demeure « dans l’ignorance, dans l’irrésolution et dans une sorte de torpeur que les historiens officiels ont baptisée sang-froid ». Le 3 mai, il avait promis de libérer l’Italie des Alpes à l’Adriatique, et le mois suivant il lance une proclamation : « Italiens, je ne viens pas ici avec un système préconçu pour déposséder les souverains, ni pour imposer ma volonté. Mon armée ne s’occupera que de deux choses : combattre vos ennemis et maintenir l’ordre intérieur….Votre désir d’indépendance, si longtemps exprimé, si souvent déçu, se réalisera, si vous vous en montrez dignes. »

 

 

Solferino.

 

 

 

Le 24 juin a lieu la bataille de Solferino, gagnée par les Français, et celle de San Martino par les Piémontais, avec la Brigade de Savoie comportant 3574 hommes. Un officier décrit l’action : « En ce moment suprême, peut-on imaginer avec quelle émotion nous vîmes arriver les cols de velours noirs de la brigade de Savoie ! Au pas de charge battu avec vigueur par ses tambours, elle traverse, fraîche, en alignement superbe, les intervalles de nos compagnies qui l’acclamèrent avec enthousiasme. Par une formidable attaque à la baïonnette, elle chassa les ennemis et nous fûmes sauvés ». La contribution savoyarde avait été considérable, surtout grâce au général Mollard, vainqueur de San Martino.

 

 Solferino a été une des plus grandes hécatombes du XIXe siècle. Il faudrait cependant continuer la lutte pour atteindre l’Adriatique. Mais, le 6 juillet, Napoléon III décide d’arrêter : carnage impressionnant, opinion française contre la guerre, mécontentement grandissant, toutes ces raisons font qu’en trois jours la paix est signée avec l’Autriche à Villafranca, sans que le roi ait été mis au courant. La Lombardie est cédée à l’empereur qui la remet au Piémont.

 

Mais Victor-Emmanuel, une nouvelle fois furieux, considère Napoléon III comme un homme fourbe et sans volonté. Cavour, très en colère lui aussi, ne veut pas que le roi signe ce traité « aussi ignominieux » et, le roi ne l’écoutant pas, il démissionne.

 

Le syndic d’Aiguebelle note : « …il se passe une chose étonnante. Jusqu’au début juillet, Napoléon III avait tellement grandi qu’on le mettait au niveau de l’ONCLE pour les talents militaires et au-dessus pour sa politique grande et franche. La nouvelle de l’armistice a tout arrêté et celle de la paix l’a fait tomber d’une manière effrayante. Il est bientôt tombé à zéro. Voilà les grandeurs de ce monde ! Aujourd’hui au bout de l’échelle, demain au pied. »

 

L’empereur dit à Victor-Emmanuel : « Votre gouvernement me paiera les dépenses de guerre et nous ne penserons plus à Nice et à la Savoie ». Ainsi, à la fin juillet 1859, le rêve d’une Savoie française semble mort.

 

Cavour reprend les choses en main en janvier 1860 et à la tête du gouvernement, organise un plébiscite pour les états qui sont devenus italiens : Toscane, Duchés de Modène et de Parme.

 

 

Nouveau revirement de Napoléon III.

 

 

 

C’est alors que se produit un nouveau revirement de Napoléon III. Il réclame à nouveau Nice et la Savoie. Il organise des sondages (déjà !) secrets chaque trimestre puis, plus tard, chaque semaine, sous forme de rapports demandés aux procureurs généraux des cours d’appel. Au conseil des ministres, il déclare : « Moi aussi, messieurs, je tâte le pouls de la France deux fois par jour et je connais ses sentiments ».

 

 Il envoie en Savoie l’un de ses amis fidèles qui était déjà à ses côtés en 1836 à Strasbourg lorsqu’il voulut soulever les casernes contre Louis-Philippe. Il s’agit du sénateur Armand Laity qui, en janvier 1860, est chargé  « d’étudier les besoins moraux et matériels de la Savoie » et, plus tard, rédigera une proclamation qui sera affichée dans toutes les communes. Sa mission est un épisode décisif de l’annexion. Napoléon III mène une politique très personnelle au moyen d’hommes de confiance comme Laity, peu connus du grand public, qui opèrent souvent à l’insu de la diplomatie officielle.

 

Ce dernier trouve la Savoie bien arriérée ; cependant une chose l’étonne : « J’ai été frappé de la pureté avec laquelle le plus petit fonctionnaire, le dernier curé de village parlent le français. On ne compterait pas en France plus de quarante départements aussi éclairés que celui-ci ».

 

En général, il est très bien accueilli partout, mais, déclare le syndic d’Aiguebelle : « à Saint-Jean de Maurienne il a fait un peu fiasco. Il n’y a eu que l’Intendant pour le recevoir, la musique n’est arrivée qu’après… ». Il n’y a pas assez de propagande, « l’apathie des populations de ce pays est désespérante,  depuis le bas de l’échelle jusqu’au sommet ».

 

 

Nouvelles démarches.

 

 

 

Cependant en Savoie, même le parti démocrate veut rester fidèle aux institutions sardes, « concourir à la marche progressive du gouvernement piémontais », et surtout ne point passer sous Napoléon III, monarque absolu. De leur côté, les libéraux savoyards signent une adresse au peuple anglais déclarant vouloir « rester libres sous le gouvernement constitutionnel de Victor-Emmanuel II, le roi honnête homme…Menacée dans son intégrité la Savoie compte sur l’Angleterre ».

 

De son côté, au tout début de 1860, Napoléon III envisage la cession de la Savoie du nord à la Suisse, en particulier le Chablais et le Faucigny, démarche appréciée des Anglais qui redoutent l’établissement de l’hégémonie de la France en Europe. Persigny, en poste à Londres, déclare à l’empereur : « Si on ne donne pas satisfaction à la Suisse, c’est la guerre avec l’Angleterre dans le mois qui suit ». Mais trop de voix s’élèvent contre ce morcellement, si bien qu’il faut y renoncer. D’ailleurs une délégation de notables savoyards va à Paris pour parlementer et empêcher cette cession de s’opérer. Dès cette date, ils demandent la division du duché en deux départements, ce que Napoléon III acceptera.

 

Le 5 février 1860, il adresse en urgence une dépêche télégraphique pleine de morgue à Victor-Emmanuel « Je suis obligé d’avertir Votre Majesté d’un fait bien important. L’opinion publique en France se manifeste énergiquement pour l’annexion de la Savoie et de Nice. Si votre gouvernement s’y oppose, le sentiment public se retournera contre l’Italie, et pensez que je suis maître de tout en France, excepté de l’opinion nationale, justement froissée ». (Document se trouvant au château de Thorens)

 

Le 2 mars, il annonce « avec son imprécision ordinaire, dit l’historien Ménabrea, qu’il a réclamé au Piémont les versants français des montagnes ». Dans le même temps, il évoque devant l’Assemblée  les transformations de l’Italie du nord et déclare : « Il était de mon devoir, pour la sûreté de nos frontières, de réclamer les versants français des montagnes » et il ajoute que « cette revendication d’un territoire de peu d’étendue, n’a rien qui doive alarmer l’Europe ».

 

De son côté, Victor-Emmanuel reconnaît qu’il doit se résoudre à abandonner le berceau de sa dynastie et accepter la décision des habitants de la Savoie et de Nice. Et cela ne va pas sans émotion pour lui, car c’est un réel sacrifice, un sacrifice nécessaire cependant.

 

On peut ici mentionner cette boutade d’un député savoyard, au lendemain de la signature du traité : «  Le roi Victor-Emmanuel ayant donné sa fille, il était tout naturel qu’il donnât aussi le berceau »

 

 

Napoléon III confie à Thouvenel, ministre des Affaires Etrangères, la charge des négociations et celui-ci exécute fidèlement la politique décidée uniquement par l’empereur. « La seule politique que je veux suivre, c’est celle que l’Empereur m’a tracée et la pensée que j’exprimerai sera toujours celle de Sa Majesté ».

 

 

Le traité. 24 mars 1860.

 

 

Les négociations se poursuivent dans le bureau de Cavour qui déclare : « Ce fut le plus cruel devoir que j’ai eu à accomplir de ma vie ». Thouvenel lui propose un premier traité secret de cession de la Savoie et de Nice, qui est signé à Turin le 12 mars et à Paris le 14.  Le texte définitif est signé le 24 mars sous la pression de Persigny qui veut absolument aller vite pour éviter une opposition trop violente des Anglais. Thouvenel déclare que le consentement du peuple est une condition indispensable de l’annexion.

 

Un des points principaux sur lequel Cavour et les représentants français discutèrent fut le mot à employer pour signifier l’annexion de la Savoie et du comté de Nice. Cavour parlait de cession, Napoléon III d’annexion, finalement Cavour obtient que les Français substituent le mot « réunion » à celui de « cession ».

 

Le texte est ratifié par la France deux jours après. Victor-Emmanuel délie les sujets savoyards de leur serment de fidélité, et annonce : « Ce grand changement dans vos provinces ne saurait vous être imposé. Il doit être le résultat de votre libre consentement… ». Cette adresse, rédigée par Cavour,  provoque chez le roi le commentaire suivant : « C’est le roi qui parle à la face de l’Europe et qui cède de plein gré, avant que les peuples n’aient parlé, et les met dans l’impossibilité de parler autrement ». Ce qui évidemment était vrai ! Pourtant le traité stipule que « cette réunion sera effectuée sans nulle contrainte de la volonté des populations ».

 

Dès le lendemain, les notables s’affairent. L’avoué Deschamps de Saint-Jean-de-Maurienne envoie aux syndics des différentes communes de montagne un « projet » d’adresse à l’Empereur pour lui exprimer combien tous les Savoisiens sont heureux de faire bientôt partie du grand empire français. Il écrit : « … déjà la plupart des villes de la Savoie ont fait parvenir à l’Empereur des adresses et, d’après de nombreuses lettres arrivées de Paris, il paraît urgent que les conseillers municipaux des diverses communes de la Maurienne s’empressent de suivre cet exemple avant la proclamation définitive de l’annexion…Vous voudrez bien…user de toute votre influence pour faire signer cette adresse…avec toute la diligence possible… »

 

 

Etat de l’opinion.

 

 

 

Nous avons vu qu’au cours des années 1859-1860 les démocrates savoyards penchaient vers l’Italie, alors que les hommes en place  et la haute bourgeoisie étaient prêts à accepter la réunion de la Savoie à la France. C’est ce que souligne Engels, alors exilé en Angleterre dans une série d’articles publiés dans la presse allemande de gauche. Il écrit en 1859 : « Sous Napoléon, la France est devenue suffisamment réactionnaire et ultramontaine pour apparaître à la noblesse savoyarde comme un refuge contre la politique révolutionnaire du Piémont ». Il pense par ailleurs que dans les montagnes, en Maurienne et Tarentaise, la population est résolument pour le statu quo.

 

Le clergé, de son côté, s’oppose à la laïcisation de l’Etat entreprise par Cavour et approuve l’attitude de Napoléon III qui a réussi à ramener le Pape dans sa ville de Rome.

 

C’est ce que  confirme « le Courrier des Alpes » du 14 avril : « Dans les circonstances actuelles, le prêtre catholique ne peut hésiter, deux avenirs s’ouvrent devant la Savoie : l’Italie et la France. La première, révolutionnaire, la seconde, cette fille aînée de l’Eglise, soumise quoique éclairée et qui jouit en ce moment du calme que donne une organisation forte… » C’est le moins qu’on puisse dire.

 

Or la masse du peuple est soumise à la tutelle de l’Eglise, en particulier dans les campagnes reculées. Les paysans ignorent tout de ce qui se passe dans les sphères du pouvoir et n’ont d’ailleurs pas le loisir ni la possibilité de se tenir au courant. Les instruments du pouvoir napoléonien sont étrangers à la mentalité savoyarde, car la vie politique en Savoie est aux mains d’une minorité, largement coupée du peuple.

 

Les prêtres s’occupent de tout : les affaires publiques ou privées. L’historien Menabrea les appelle « des propagandistes en soutane » qui démontrent la nécessité de rompre avec le Piémont.

 

A son arrivée en Savoie, le sénateur Laity que nous avons déjà rencontré, s’étonne et dans son compte rendu, il écrit : « Croiriez-vous qu’il y a des syndics qui n’ont pas porté sur les listes (des électeurs) les hommes ne sachant pas lire ? Croiriez-vous que les chefs-lieux de canton seuls sont desservis par la poste et que les communes doivent y envoyer chercher leurs lettres ?… » Il va donc devoir engager un énorme effort de propagande et rappeler à l’ordre les syndics négligents. (voir lettres adressées à la commune de Saint-Jean d’Arves par exemple) En tant que grand organisateur du plébiscite, il veut la plus large approbation possible et il est confiant dans la victoire.

 

Des colporteurs circulent dans les campagnes, distribuant des prospectus avec le portrait de l’empereur, et proposant des marchandises à bas prix, en disant aux paysans que ce serait toujours ainsi s’ils devenaient Français. Des proclamations sont distribuées, expliquant  qu’il n’y aura plus de douane, plus de passeports, ce qui s’avèrera faux par la suite. Celle de Laity est affichée dans toutes les communes au lendemain de la signature du traité :

 

« A dater de ce jour, vous êtes Français par la nationalité, comme vous l’étiez déjà par tous vos sentiments. C’est donc au nom de l’empereur que je vous reçois dans la grande famille française qui est heureuse et fière de vous ouvrir ses rangs. Confondus avec les nôtres, vos intérêts seront désormais l’objet de la constante sollicitude du souverain qui a porté si haut la gloire et la prospérité de la France ».

 

 

Préparation du plébiscite.

 

 

Les listes électorales sont établies par les autorités communales rappelées à leurs devoirs, mais sous le contrôle de comités pro-français. Début avril le mode de scrutin est déterminé, ce sera un vote à bulletin secret sur la question :

 

 

La Savoie veut-elle être réunie à la France ?

 

 

Tout va être réglé d’avance pour obtenir une majorité écrasante. Il y eut sans doute des irrégularités, le suffrage universel étant appliqué pour la première fois en Savoie. D’ailleurs, le 16 avril, l’Intendant de Maurienne écrit au gouverneur de Chambéry, lui révélant le peu de scrupules du sénateur Laity :

 

« …Quant aux bulletins « non », aucun n’a été distribué…La légalité tue, disait M. Guizot. M.Laity m’a fait comprendre qu’il faut se défendre aussi contre la légalité…Elle est d’autant plus digne de haine qu’elle est souverainement hypocrite ! Et cependant, sans cette légalité, on mènerait tout à la diable. En attendant, je laisse aller à la diable les bulletins  non ».

 

De toutes façons, le plébiscite n’est pas un instrument de décision, mais la ratification apportée à un acte autoritaire de l’empereur.

 

Plus tard, l’Intendant écrit au député Greyfié : « Je m’attends à une bonne réussite à Saint-Jean, comme dans la grande généralité des communes, j’y compte même à peu près dans toutes. Le procureur Deschamps a joliment travaillé et depuis longtemps… »

 

 

Qu’en est-il de l’armée ?

 

 

 

En 1860, elle comporte environ 12 000 hommes du rang dont 8859 Savoyards et 350 officiers. (pour mémoire, la Savoie à cette date compte 543 098 habitants).

 

Ces derniers sont en général issus de familles aisées comme celle de Jacques Arnaud à Saint-Jean de Maurienne dont les parents étaient négociants.

 

Ils ont peu de temps pour choisir. Voici ce qu’écrit le Savoyard Charles Goybet, chef d’escadron de cavalerie, à sa famille : « Mon cher papa, nous avons reçu l’ordre d’opter immédiatement ou pour passer au service de la France ou de rester avec le Piémont, dans lequel cas il fallait se faire naturaliser Piémontais. J’ai pensé depuis trois jours au parti que je devais prendre et j’y ai vu des inconvénients des deux côtés »

 

La majorité d’entre eux penche pour le royaume sarde (environ les 2/3). Les principales raisons de leur choix sont le désir de rester fidèles au Roi, à la cause italienne,  de poursuivre une carrière bien commencée,  le fait qu’ils ont de la famille au Piémont ou y possèdent des propriétés et aussi l’incertitude quant au sort qui leur serait réservé en France.

 

Voici la déclaration de Louis-Frédéric Menabrea : « Je déclare que mon désir est de rester au service de S.M. le roi Victor-Emmanuel…Mon absolue dévotion au Roi, mon affection pour la cause italienne, l’amour que je porte au Piémont où je trouvai une tendre patrie, ne me laissèrent pas un moment hésiter entre l’honneur de continuer à suivre le noble drapeau sous lequel j’ai fait ma carrière, et l’avantage d’appartenir à la grande nation française…. ».

 

D’autres réactions vont dans le même sens :

 

Le capitaine Covarel Giovanni Pietro qui demande du temps pour se décider, choisit finalement de rester sarde. Même chose pour le sous-lieutenant Carraz Luigi Giovanni qui sera félicité par le ministre piémontais, en marge de son dossier : « Très bien, sa résolution me fait plaisir ». Ou encore celle de Ferdinand de Sonnaz, officier de cavalerie, dans une lettre de Turin à son père : « …Hier, j’étais chargé de conduire les soldats savoyards à la votation. Nous étions soixante-sept et il n’y a eu que mon vote tout seul qui fut contraire à la cession de la Savoie à la France…Celui qui nous a vendus aussi infâmement, ce n’est point le roi, mais bien Cavour… Aucun de mes parents ici ne veut devenir Français… »

 

D’autres officiers en revanche choisissent la France, comme les Costa de Beauregard par exemple. Certains agissent sur ordre de leurs parents et acceptent d’opter pour la France, mais se rétractent quelques mois plus tard.

 

Un autre officier qui choisit la France vient faire ses adieux au Roi dont il était officier d’ordonnance : « Je trouvai Victor-Emmanuel debout, appuyé comme toujours sur la poignée de son sabre. Il avait dans le regard une expression d’indicible tristesse qui contrastait de façon saisissante avec son habituelle jovialité. Il me dit… dissimulant mal un trouble profond : « Eh bien, vous aussi, vous me quittez ? » A quoi je répliquai sans hésiter : « Sire, ce n’est pas moi qui quitte Votre Majesté, c’est Votre Majesté qui me quitte ». Alors… visiblement surpris de la soudaineté de ma réponse : « C’est vrai. Je n’ai pas pu faire autrement. L’empereur m’a mis dedans…Le sort en est jeté… Lui, le politique réaliste…il se sentait ému et inquiet à l’idée de céder sa fidèle Savoie et avec elle les admirables soldats dont elle fut, de tous temps, l’inépuisable pépinière ».

 

De toutes façons, la nouvelle de l’annexion avait provoqué un grand trouble dans le milieu des officiers : le capitaine d’artillerie Louis Pelloux écrit qu’il « s’agit d’un véritable coup de foudre dans un ciel serein ».

 

On peut trouver quantité d’autres témoignages dans l’excellent ouvrage d’Hubert Héryès (voir bibliographie) qui montrent le sacrifice consenti par tous ces officiers.

 

Quant aux hommes de troupe, ils sont pour la plupart prêts à accepter la réunion. Et cela pour des raisons multiples : retour au pays, fin du service militaire, qui est moins long en France qu’au Piémont : sept ans en France contre onze au Piémont.

 

La Brigade de Savoie mérite qu’on l’examine un instant : elle comprend 3601 hommes en 1860, dont 3415 en Savoie. Son histoire remonte au milieu du XVIe siècle. Cavour déclare « qu’elle n’a cessé un instant d’être un modèle de subordination et de discipline, tout autant que de bravoure et de dévouement ». Elle sera dissoute et incorporée dans le 103e régiment d’infanterie nouvellement créé,  mais supprimé en juin 1861. Voici ce que déclare le maréchal Magnan en s’adressant à eux : « Soldats ! Vous allez continuer les traditions d’un régiment célèbre entre tous sous le 1er Empire…Vous nous apportez la brillante réputation que vous vous êtes faite dans les rangs de la brave armée piémontaise… ». Et en juin 1860, on peut lire dans « Le Journal des Débats : « Elle est à nous cette brigade de Savoie qui était hier comme l’orgueil de l’Italie…Ces troupes vaillantes…en perdant l’Italie c’est la France qu’elles retrouvent… »

 

 

Le général Menabrea, déjà rencontré, et qui reste fidèle au Roi, exprime son amertume en ces termes : « Comme militaire, je ne cache pas que la perte de la Savoie est pour nous très fâcheuse…car nous faisons la perte immense et douloureuse de plus de douze mille soldats sur lesquels nous pouvions toujours compter. L’échange que nous opérons sous ce rapport avec la Toscane notamment est fort mauvais car il faudra bien des années pour faire des soldats des habitants des rives de l’Arno. Nos regrets sont unanimes. Nous faisons en faveur de la France un sacrifice que l’on n’apprécie pas assez chez nous… »

 

Et pour finir, il nous faut citer la réaction de Germain Sommeiller, un temps député et surtout connu pour l’œuvre gigantesque de la percée du Fréjus, libéral et anticlérical convaincu, passionnément attaché à la personne de Cavour et à la cause de l’Italie : « Je suis, comme par le passé, corps et âme avec l’Italie nouvelle »

 

 

Le plébiscite. 22 et 23 avril 1860.

 

 

 

Alors qu’à Nice, le plébiscite a lieu les 15 et 16 avril, en Savoie il se déroule les 22 et 23 avril. Plus tard ce sera la ratification par le Parlement, à Turin les 29 mai et 10 juin, et à Paris le 12 juin.

 

Au début du mois d’avril, la population savoyarde paraît enthousiaste, du moins dans les villes, à Chambéry ou à Saint-Jean de Maurienne, lors de l’arrivée des premières troupes françaises, arrivée faisant partie de la propagande du gouvernement français pour pousser la population à bien voter. Les commentateurs eux-mêmes en sont surpris. Dans une lettre au ministre le 27 mars, le colonel Saget écrit : « Je n’ai jamais vu d’enthousiasme pareil (même en Italie). C’est un fait vraiment extraordinaire lorsqu’on connaît le caractère froid des Savoisiens. » Et à Saint-Jean l’accueil est le même quelques jours plus tard: « La ville a été illuminée et une distribution de vin faite à la troupe…  L’Intendant, comme l’Evêque et le Président du Tribunal ont fait illuminer leur maison ». On relève que l’on criait surtout :  « Vive la France », mais très rarement « Vive l’Empereur » !

 

Après le 16 avril, lorsque le résultat du vote à Nice est connu, une proclamation est adressée aux Mauriennais :  « Habitants de la Maurienne, La ville de Nice a voté son annexion à la France par une majorité de 6 810 oui sur 7000 votants inscrits. Les malades et les infirmes seuls n’ont pu exprimer leur ardent désir d’être français, et par conséquent, personne ne s’est abstenu. C’est un éclatant exemple qui nous est donné. Vous ne voudrez pas être moins Français qu’eux, vous ne voudrez surtout pas paraître mois dignes qu’eux de l’être, car dans chacune de vos poitrines bat un cœur français. Que pas un de vous donc ne soit absent du scrutin en ce jour solennel et que l’urne réponde par autant de oui que vous êtes d’électeurs.

 

Vous ne démentirez pas aux yeux de l’Europe. Il y va de l’intérêt de la Savoie et plus encore de son honneur. Vive la France ! Vive la Savoie ! »

 

En fait, le taux d’abstention à Nice fut de 15,5% et dans les mois suivants on nota 3594 demandes de nationalité italienne, à Nice mais aussi à Chambéry, où le taux d’abstention n’avait été que de 3,5%.

 

 

Le 22 avril, dès le matin, des cortèges sont organisés dans les villes pour aller voter, tambours et musique en tête. A Chambéry, l’archevêque se rend au scrutin à la tête de tout le clergé. Dans les campagnes, les électeurs se rendent d’abord à la messe, à sept heures du matin, puis le curé procède à la bénédiction des drapeaux français et fait l’appel des inscrits. Le cortège se forme pour aller à la mairie, au son du tambour, le curé et le syndic marchant en tête. Chaque électeur remet son bulletin au président du bureau de vote, qui le dépose lui-même dans l’urne.

 

Certains ne s’étaient pas présentés le 22 avril. Le garde-champêtre leur porte alors à domicile une circulaire préparée à l’avance : « Monsieur, ne vous étant pas présenté le 22 avril pour voter, vous êtes prié de venir déposer votre vote dans la journée du 23 ».

 

Dans beaucoup de communes, le dépouillement avait eu lieu dès le 22 au soir, afin d’influencer les retardataires ou les hésitants.

 

Les conditions du vote n’étaient pas celles qui existent aujourd’hui, puisqu’il n’y avait pas de bulletins « non », que les bulletins « oui » étaient distribués à domicile.

 

Les résultats furent proclamés officiellement le 29 avril :

 

A Chambéry : Inscrits = 135 449. Votants = 130 839. Oui = 130 533, soit 99,8%.

 

Non= 235. Nuls = 71.

 

De toutes façons, il faut se rappeler que le plébiscite, exalté ou dénigré, n’était que l’approbation après coup de la décision prise à Turin le 24 mars précédent. Et il faut attendre la ratification officielle du traité par les sénateurs pour qu’une vie normale puisse reprendre : la Savoie n’est plus sarde, mais elle n’est pas encore officiellement française. Le 14 juin seulement, a lieu la remise officielle de la Savoie à la France, dernier acte de l’annexion : le procès-verbal est signé à midi au château de Chambéry, en présence de l’archevêque, des gouverneurs provisoires et des préfets récemment nommés. Le drapeau français est ensuite arboré sur la tour du château, salué de 101 coups de canon. A quinze heures, un Te Deum est chanté à la cathédrale, en présence des autorités franco-sardes. Et la journée se termine par le banquet rituel. Il en est de même dans les communes où l’intendant avait demandé aux autorités locales d’organiser un Te Deum. Voir archives de Saint-Jean d’Arves.

 

Le 25 avril 1860, l’Intendant écrit au syndic de Saint-Jean de Maurienne qu’il est très mécontent d’apprendre qu’une manifestation hostile s’est produite contre un employé piémontais au moment de son départ » et ce, sous les yeux de l’autorité militaire française.

 

 

Conséquences de la réunion de la Savoie à la France.

 

 

 

La Savoie conserve la Cour d’Appel à Chambéry ; le clergé est assuré d’un statut privilégié, de l’aisance matérielle ainsi que du maintien des quatre évêchés, et ce jusqu’en 1966, lorsque Moûtiers et Saint-Jean de Maurienne seront supprimés ; les membres des professions libérales sont contents et cherchent à obtenir le maximum de satisfactions. Pierre Lanfrey, journaliste et écrivain chambérien, écrit : « Paris regorge de démocrates savoyards en quête de fonctions impériales, on en rencontre à chaque instant sous ses pieds. Ils lèchent les bottes de cet homme (Napoléon) avec autant de zèle qu’ils en mettaient à crier : »A bas la France ! ». Le parti libéral avait déjà fourni beaucoup de domestiques au régime actuel, mais eux, ils en seront les décrotteurs ! ».

 

C’est un peu ce que dénonce un sénateur dans un journal parisien en 1860 en s’étonnant de voir la France recueillir « deux cent mille malheureux agrippés à leurs rochers stériles et vivant dans les neiges, au milieu des ours et des marmottes ».

 

Cependant Napoléon III n’hésite pas à accorder titres et médailles : Thouvenel est promu grand-croix de la Légion d’Honneur, Mgr Billiet et quelques autres furent nommés commandeurs, le marquis Costa de Beauregard également, mais il refuse un siège de sénateur, n’ayant aucune illusion sur cet Empereur qui mêlait sans scrupule les affaires à la politique et « pour ne pas paraître sacrifier à l’ambition le culte du souvenir ».

 

Mais l’empereur, dans une opération de propagande, rend hommage aux vétérans du premier empire : il leur est distribué des médailles de Sainte-Hélène qu’ils seront heureux et fiers de porter lors du voyage officiel de l’empereur en Savoie en août 1860.

 

Derrière cette façade, le régime se dégrade rapidement : Napoléon III est dépassé par les événements qui se déroulent en Italie et qui aboutissent le 14 mars 1861 à la proclamation de Victor-Emmanuel II Roi d’Italie. Et la question romaine n’est pas réglée. Napoléon III n’est plus maître de la diplomatie européenne, les Savoyards n’ont plus confiance en lui. En mars 1861, les élus savoyards à Paris votent contre sa politique extérieure.

 

 

Un grand nombre de Savoyards se sentent floués. La France dont ils s’étaient forgé une image trop belle allait les décevoir, et bien vite les dresser contre le régime bonapartiste. Le fait que l’Empereur ait laissé battre les troupes papales en septembre 1860, la formation de l’unité italienne, la proclamation de Victor-Emmanuel II roi d’Italie, mécontentent fortement l’opinion française.

 

Dès avant 1860, certains sont très amers, comme le journaliste Hudry-Menos qui écrit à un ami en 1858 : « Ici (à Chambéry), on souffre de plus en plus. Le carbone de l’autocratie brûle l’air vital comme dans une chambre d’asphyxie : si quelqu’un ne vient pas bientôt briser les vitres, il ne restera de nous que des cadavres, ou, ce qui est pis encore, que des valets du Bas-Empire, une nation étiolée qui ne sera plus bonne qu’à servir ». Il sera un des rares, à cette date, à proposer l’idée d’une Savoie indépendante. Un jeune Savoyard, Pierre Fontaine, tient son journal et note, à propos des communes rurales, en avril 1859 : « Les opinions politiques n’ont pas encore germé, les couleurs y sont ternes et uniformes… »

 

Et plus tard dans l’année : «  Napoléon se disait le sauveur de l’Italie et il vient de la vendre…Jamais on ne vit un temps où les peuples fussent un jouet aussi fragile, aussi léger entre les mains d’un seul aventurier… » Et toujours en 1859 : « Malgré 1789, le peuple n’est pas encore émancipé et jamais les potentats n’ont dominé avec autant d’absolutisme sur l’esprit des populations… ». Un autre politique savoyard traite Napoléon III « d’homme sans vues politiques et presque de cerveau fêlé ».

 

 

 

Quatre ans plus tard…

 

 

 

Il règne une incompréhension certaine entre les Savoyards et les fonctionnaires venus de France. Certains s’étonnent d’entendre parler le français jusque dans les campagnes reculées. D’autres arrivent avec leur dictionnaire  italien !  D’autres encore s’attribuent une mission de civilisation et traitent le pays d’arriéré parce que les auberges sont peu confortables .Le plus gros reproche qui puisse être formulé à l’égard d’un militaire ou d’un fonctionnaire savoyard est celui-ci : « A tous les défauts des Italiens ».

 

Des malaises sont inévitables jusque dans les communes : les maires reçoivent des circulaires d’un style différent de celui qu’ils connaissaient, ils peinent à faire appliquer les règlements français et ont du mal avec les usages nouveaux pour les successions.

 

Les Savoyards espéraient que le rattachement leur apporterait la prospérité, mais c’est bien rarement le cas et l’exode rural continue. En dépit du plébiscite, les Savoyards ont été beaucoup plus objet et enjeu que sujets dotés d’un réel pouvoir de décision.

 

 

Conclusion.

 

 

 

« L’annexion, fruit de la convergence entre une manœuvre de la diplomatie européenne et la volonté de la classe dirigeante savoyarde de rompre avec le royaume de Piémont-Sardaigne, inaugure un demi-siècle de mutations » écrit l’historien Christian Sorrel.

 

Il faudra dix ans et la chute de Napoléon pour que la Savoie se sente intégrée à la nation française.

 

On peut conclure avec Henri Menabrea, historien : « Le triomphal plébiscite de 1860 a souvent empêché que l’on regarde d’un peu près ses conditions et ses aspects. A entendre certains discours, on croirait que l’annexion fut un irrésistible mouvement de masse et d’unité nationale vers la France… Ce fut avant tout le résultat du pacte de Plombières. Après lui, juste un déroulement plus ou moins laborieux mais fatal d’événements diplomatiques et militaires, et pour les Savoyards une période laborieuse elle aussi, d’accommodements, de tâtonnements dans des demi-ténèbres. Les Savoyards n’avaient rien su du pacte…Ouvrage secret d’un souverain français avide de prestige, fasciné par la cause italienne, et du chef réel d’un Piémont ambitieux, très au-dessus de Napoléon III ».

 

 

J’aimerais aussi vous lire la lettre qu’Amélie Gex, poète savoyard, écrit à une amie le 2 mai 1860.

 

« 2 mai 1860. Ma bien chère Adèle, …tout au moins que j’ai le bonheur de vous revoir encore quelquefois, mes bonnes amies de France, les seules personnes que j’aime dans ma prétendue nouvelle patrie. Car enfin, il n’y a pas à s’en dédire, nous voilà Français jusqu’au cou. Vous ne trouveriez pas  un seul paysan de Savoie qui ne dise tout bas, C ’est singulier, tout de même, cette manière de demander mon vote ! Oh ! tenez, mon amie, cela fait mal au cœur de voir ce qui se passe dans notre chère Savoie… C’est un vertige, c’est une confusion sans pareille qui s’empare des têtes de tous ces hommes, c’est à qui courra le plus vite au devant des places, des honneurs, des croix et de ces mille riens que le monde a pris parti de croire quelque chose d’indispensable au bonheur. Pauvres fous qui croient tous tenir un bon numéro dans cette loterie de la fortune et qui ne s’aperçoivent pas qu’ils ont mis pour enjeu ce qu’ils avaient de plus précieux : leur honneur, pour recueillir cette eau bénite de cour dont ils paraissent faire tant de cas.

 

Ne croyez pas cependant que je n’aime pas la France !Oh ! le noble pays, le grand peuple, oui, je l’aime, c’est avec bonheur que j’aurais vu le drapeau français dans notre pays, si digne, lui aussi, de marcher sous son ombre ; Mais j’eusse demandé un peu plus de respect des vieilles traditions d’un côté, et un peu plus de souvenir pour nos glorieux et magnanimes souverains de l’autre…mais devions–nous rendre notre bon Victor responsable des désirs ambitieux de votre Napoléon ?…

 

…Un mauvais calembour pour finir. On disait « Ce pauvre Victor-Emmanuel est bien triste, il n’a plus envie de chanter depuis qu’il a perdu Savoie…. »

 

 

Enfin, voici encore quelques lignes du curé Dufour, extraites de ses Mémoires sur la paroisse de Fontcouverte, écrits en 1890.

 

« Le travail du dimanche était inconnu en Savoie avant 1860. Ce sont les Français qui l’ont introduit dans notre pays et ce mal fit de rapides progrès….Il est pourtant à remarquer qu’à partir de cette époque, les mauvaises saisons se sont succédées avec une persistance effrayante et qu’elles deviennent toujours pires. Diverses maladies, inconnues jusqu’à nos jours, et qui déconcertent la science et toutes les industries humaines, se sont attachées à la vigne, aux arbres, aux céréales et jusqu’aux animaux domestiques. C’est évidemment la colère de Dieu qui se fait sentir et les hommes ne veulent pas le comprendre… ».

 

 

Gisèle Roche-Galopini.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bibliographie.

 

 

 

Archives municipales de Saint-Jean d’Arves .

 

                                       de Saint-Jean de Maurienne

 

                                       de Fontcouverte.

 

Journal du curé Dufour. 1890.

 

 

Revue de Savoie 3e et 4e trimestres 1960.

 

Revue de Savoie. N° spécial du Centenaire. 1860-1960.

 

 

Henri Menabrea. Histoire de la Savoie.  Edition du centenaire. 1960.

 

Histoire de la Savoie. Privat Editeurs. 1973.

 

M.Messiez. La Savoie s’ancre à la République. 1870-71. S.S.H.A. n° 12.

 

La vallée d’Aoste. SSHA. Hors série.  1982.

 

La presse en Savoie.  SSHA. 1993.

 

Paul Guichonnet. Histoire de l’annexion de la Savoie à la France. Fontaine de Siloé. 1998.

 

A.Palluel-Guillard, CH. Sorrel, Guido Ratti, A. Fleury, J. Loup, La Savoie de la Révolution à nos jours XIXe-XXe siècles. Ouest-France 1986.

 

Culture et pouvoir en Italie et dans les Etats de Savoie de 1815 à 1860. Ed. Slatkine. CEFI.

 

Mémoires d’Antoine Salomon (1830-1895) Un officier savoyard au service de l’Italie. SSHA. 1999.

 

M. Messiez. 1848. Quel destin pour la Savoie ? SSHA. 2001.

 

Hubert Heyriès. Les militaires savoyards et niçois entre deux patries. 1848-1871. Université Paul Valéry. 2001.

 

F. Vermale. Amélie Gex. (1835-1883). Un poète savoyard.