1851-2001 Jacques MATHIEU

Bulletin et lettre de liaison numéro 15 (avril/mai 2001) 

 

Jacques MATHIEU :

De l’idée républicaine à l’émancipation féminine

 

La Marianne de La Garde-Freinet - photo Gilbert Suzan

Le soulèvement de 1851 a fait l’objet de nombreuses analyses et études prenant en compte la totalité des tenants et des aboutissants. Parmi ces derniers, les facteurs humains, politiques et géographiques ont largement été débattus, permettant ainsi une meilleure compréhension de ce mouvement populaire qui, mieux coordonné, aurait pu changer le cours de l’histoire.

Pour la question géographique, la région des Maures et plus précisément le village de la Garde Freinet ont été largement évoqués. Sur le plan politique, l’évolution de l’idée républicaine entre 1836 et 1848 a été suffisamment événementielle pour ne pas échapper aux nombreuses analyses. Reste sur le plan humain à définir le rôle de certains chefs locaux qui par leur charisme ont totalement modifié l’équilibre existant pour transformer la population laborieuse en une masse unie et homogène autour de ces idées novatrices conduisant tout naturellement au soulèvement de 1851.

Jacques MATHIEU de la Garde Freinet fait partie de ceux-ci et il est fort probable que sans son ardeur républicaine et le relais total de son ami PONS après son éviction, ce village bouchonnier n’aurait peut-être pas réagi avec une telle passion et une telle énergie à ce grand mouvement.

Cet homme est un paradoxe en soi. Fils et petit-fils de propriétaires forestiers et de patrons bouchonniers, il aurait pu profiter de sa position sociale pour seconder son père, patron appartenant à la frange la plus réactionnaire. Avocat et procureur de la République, il aurait pu se mettre au service des gens de l’Ordre. Au lieu de cela il va opter pour le camp des ouvriers et des pauvres sans jamais faillir au point de préférer la mort en exil à une vie de compromission.

C’est en 1839, alors qu’il n’est qu’un jeune homme de 21 ans, qu’il fait ses premières armes politiques. En effet, cette année-là il intervient avec un groupe d’amis auprès du maire pour obtenir l’autorisation de créer une mutuelle ouvrière. Il semble que ses idées sociales soient déjà bien établies car non seulement le maire refusera cette demande mais il s’en expliquera auprès du préfet en invoquant que la présence de Jacques Mathieu est à elle seule une raison de penser que cette création est une excuse à la mise en place d’un rassemblement de démagogues.

Il va disparaître du paysage local l’année suivante pour faire des études de droit qui le conduiront d’Aix-en-Provence jusqu’à Paris où le retrouve la révolution de 1848.

On suppose que, dans la capitale, il va évoluer dans les sphères de personnes aux idées bien avancées comme Ledru-Rollin ou Lamartine puisqu’on le retrouve dans le Var à l’occasion des élections du 23 avril recommandé en ces termes par le poète : “J’ai vu Mr Mathieu (de la Garde Freinet) dans les journées difficiles de la Chambre des députés et de l’Hôtel de Ville. Il y a été héroïque comme dans le combat des jours précédents. Son esprit est à la hauteur de son courage et sa présence à l’Assemblée Nationale doit être désirée par tous les amis de la République, comme je la désire moi-même”.

En effet Jacques Mathieu fait campagne avec un programme en cinq points qui, comme de nombreux candidats de l’époque, reste un peu flou. Jugeons plutôt.

1 – Que la France reprenne son rang dans le monde.

2 – Que la propriété soit respectée.

3 – Que l’ordre règne sans la terreur.

4 – Que l’impôt soit réduit dès que possible.

5 – Que les intérêts du travail soient conciliés avec ceux du capital.

Il n’est pas élu et on le retrouve au village le 4 mai 1849, date anniversaire de la création de la République, où il participe à un grand banquet en présence de 200 convives. Il y fait un grand discours que Camille Duteil reprend en détail dans “Le Démocrate du Var”, puis il se présente aux élections du 13 juin sans plus de succès avec toutefois la satisfaction d’être placé en tête de liste par ses concitoyens.

Dès ce moment, il va totalement délaisser ses ambitions nationales pour ne se consacrer qu’aux intérêts du village. Cette période sera courte mais intense. On le retrouve le 27 mai dans un autre banquet tenu dans le hameau voisin de La Mourre : Camille Duteil s’en fait une nouvelle fois l’écho. Les termes y sont clairs et les attaques non voilées : “Il est beaucoup de communes où la lumière a déjà pénétré mais dont les votes éclairés sont neutralisés par le vote malheureusement encore ignorant des habitants des bastides qui s’approchent de l’urne sous l’impression d’une propagande anti-humanitaire exercée seulement par les propriétaires des grands tènements ».

Le 17 juin, c’est un autre banquet dans la campagne entre Grimaud et Cogolin en présence de Longomazino, Arambide et autres. L’attaque est violente et touche directement le président de la République Louis Napoléon Bonaparte. “L’expédition de Rome est en contradiction avec l’article de la constitution qui porte que la France n’emploie ses forces contre la liberté d’aucun peuple ; en présence de cette violation, et si le gouvernement persiste dans la voie où il est engagé, on doit se souvenir que la constitution est confiée à la garde et au patriotisme de tous les Français… Pères et mères de famille, on égorge vos enfants sous les murs de Rome. Tant qu’on vous les demandera pour les conduire contre les Russes ou les Cosaques, vous devrez les laisser partir, mais les faire marcher contre les Romains, nos frères, c’est agir en coquin…”.

L’appel au peuple gardien de la constitution est lâché, il reviendra de nombreuses fois pour devenir le cri de ralliement du soulèvement de 1851 et la journée se termine à Cogolin par des cris et des chants autour de l’arbre de la liberté.

L’affaire fait grand bruit. Le préfet Haussmann lui-même va prendre les choses en main. Des perquisitions sont effectuées au domicile des républicains de la Garde Freinet soupçonnés de couler des munitions pour rejoindre les émeutiers de juin à paris. Jacques Mathieu et son ami Pons vont être arrêtés, emprisonnés et condamnés en assises. Leur transport sur Cogolin pour complément d’enquête va provoquer chez les villageois une véritable émeute. Le fourgon cellulaire contenant les deux prisonniers ainsi que le véhicule transportant le juge et le préfet vont être noyés par une foule hostile et les femmes vont aller jusqu’à se coucher sous les roues pour bloquer le convoi. Ce sont les prisonniers eux-mêmes qui demanderont à la foule de laisser faire l’autorité et débloqueront ainsi la situation.

Cette affaire provoquera d’ailleurs un conflit ouvert entre le préfet et la justice. Haussmann s’en ouvrira directement au ministre de l’intérieur en ces termes : “l’éloignement des sieurs Mathieu et Pons de la Garde Freinet et des communes environnantes aurait pour effet de mettre un terme à l’agitation de cette contrée dont la population est excellente au fond comme son dévouement même à ces dangereux démagogues le démontre. Leur arrestation a produit un effet profond dans les cantons de Grimaud et de Saint-Tropez. Leur renvoi sous caution le détruirait et deviendrait un triomphe pour eux, car on y verrait que le fait immédiat est la mise en liberté d’individus convaincus par une instruction publique en quelque sorte d’excitation à la révolte”.

La justice tranchera contre l’avis du préfet donnant indirectement raison à ce dernier. En effet, quelque temps plus tard les deux hommes seront effectivement libérés sous caution et vont rentrer dans leur village en véritables héros. À l’annonce de leur arrivée, 2000 personnes, genoux à terre et les bras levés vers le ciel, entonnent “Amour sacré de la Patrie ».

Dès lors Mathieu va prendre en main les rênes politiques du village. On ne sait s’il a le pressentiment que ses jours sont comptés, mais il va mettre en place les réformes sociales avec une ardeur extraordinaire et commence un bras de fer avec Haussmann, qu’atteste la correspondance énorme échangée en très peu de temps par les deux hommes.

Élu maire en septembre il inaugure son mandat par un long discours qui laisse une large place au rôle des femmes : “Honneur à vous qui avez donné un démenti aux blasphémateurs qui ne vous croyaient aptes qu’aux soins du ménage. Vous leur avez prouvé que vous saviez vous rendre dignes des faveurs de la République et que vous saviez concilier les devoirs de la famille avec les avantages du socialisme ».

Le ton est donné et, sous son impulsion, elles vont prendre une part active, chose impensable pour l’époque, à la vie communale. Mathieu va mener la tête de farandoles auxquelles elles participeront malgré l’interdit. Haussmann lui écrit pour lui rappeler cette entorse au règlement. Il n’en a cure. Il multiplie les décisions municipales en supprimant l’indemnité pécuniaire versée au curé et échange le presbytère jugé trop grand avec la mairie jugée trop petite. Il revoit les tarifs du culte, vote en augmentation le budget de l’éducation en arguant : “…Le conseil considérant que l’instruction de la jeunesse doit être l’objet de toutes les sollicitudes est convaincu que le meilleur moyen d’assurer la prospérité et la tranquillité de la société est la propagation de l’instruction qui en développant l’intelligence rend les jeunes citoyens plus aptes à se pénétrer du sentiment de leur droit et de leur devoir »…

La révocation du garde champêtre va conduire à la rupture définitive avec l’autorité préfectorale qui le destitue de sa fonction. Il quittera clandestinement le village de nuit comme un vulgaire voleur pour partir vers un exil sans retour. On le retrouvera à Nice en décembre 1851 où il participe avec Démosthène Olivier à recevoir les insurgés qui ont échappé à la répression générale. Mais son esprit et ses idées lui ont survécu. Le 7 mars 1850 le procureur général de la cour d’appel d’Aix-en-Provence écrira au ministre de la justice : “Voici une nouvelle forme de socialisme dans le Var ; les femmes sont appelées à se mêler de la politique et à figurer dans les manifestations publiques. La commune de la Garde Freinet qui avait pour maire ce Mathieu, nommé procureur de la République à Draguignan et renvoyé actuellement en cour d’assises, en avait donné le premier exemple et la contagion s’est étendue aux autres communes… ». Une opinion que confirmera le juge de paix du Luc en écrivant : “La commune de la Garde Freinet avait donné l’exemple de l’atteinte à la morale publique en réunissant les femmes et les filles pour les faire participer à la politique. Cette marche a un double but : favoriser la débauche et exalter l’opinion socialiste ».
Mathieu en exil, Pons en prison ne participeront pas au grand soulèvement de décembre 1851, mais si les habitants de ce village ont marqué d’une trace indélébile cette page de notre histoire, c’est probablement à ces deux hommes qu’on le doit et l’on ne peut plus être étonné que la Garde Freinet soit le seul village varois où les femmes ont pris les armes et ont gardé jusqu’au dernier moment le village abandonné de ses hommes avec l’espoir qu’un jour on leur ramènerait “LA BOUANO”.

 

Gérard ROCCHIA

Président du comité local pour la commémoration de l’insurrection de 1851 (Commune de la Garde Freinet)