Trois jours de terreur à Lorgues

document publié dans le Bulletin de la Société d’études scientifiques et archéologiques de Draguignan, tome XXXI, 1918, pp. 53-66

Document relatif aux suites dans le Var du coup d’Etat du 2 décembre 1851

  

Les événements qui se sont produits dans le département du Var à la suite du coup d’Etat du 2 décembre 1851 ont été relatés par divers écrivains. Honoré Maquan, directeur de l’Union du Var, résidant à Lorgues, publia le premier, en 1852, une brochure intitulée Trois jours au pouvoir des insurgés où il retraçait les phases de son arrestation, de sa captivité et de sa délivrance[1]. L’année suivante, il fit paraître un nouveau récit, plus détaillé, de l’insurrection républicaine[2]. Après lui le sujet fut repris par Granier de Cassagnac [3], Eugène Ténot [4], Noél Blache [5], Charles Dupont [6]. Plus récemment Escolle [7] et E. Masse [8] se sont efforcés d’éclairer quelques points de l’insurrection.

Ces diverses publications ont été faites dans un esprit différent. Les uns — Maquan, de Cassagnac — d’opinions légitimistes ou impérialistes, présentent le soulèvement républicain sous un aspect défavorable. Les autres — Ténot, Blache, Dupont — sont plutôt les adversaires du coup d’Etat. D’autres enfin — Escolle, Masse — se contentent de faire un exposé impartial des faits.

Nous avons trouvé dans les papiers de la famille Roux, de Lorgues, dont l’un des membres devint maire de la ville après le coup d’Etat[9], un récit des péripéties qui se sont déroulées à Lorgues, à Salernes et à Aups, pendant le séjour des républicains dans ces localités. L’auteur est loin de partager leurs opinions politiques. Aussi sa relation ressemble-t-elle beaucoup à celle de Maquan. Par quelques détails, par sa rédaction, contemporaine des événements, elle constitue un document intéressant d’histoire locale qu’il semble utile de ne pas laisser tomber dans l’oubli. On le publie sans commentaires en confiant au lecteur le soin d’apprécier les jugements du narrateur.

 

                        A. BARBIER.

 

 

Trois jours de terreur à Lorgues

 

 La France n’était point reconnaissante de l’immense bienfait que Dieu lui avait accordé en 1815. La monarchie, minée par les manoeuvres du prétendu libéralisme de quinze ans, tombe en 1830; la révolution chante victoire. Un moment comprimée par l’habileté de Louis-Philippe, elle ne cesse néanmoins de faire des progrès. Sous une loi athée, il était trop facile de corrompre le peuple. L’irreligion, l’immoralité, l’ambition universelle et l’amour immodéré du lucre avaient envahi toutes les classes et quand la corruption descend, malheur à la société ! Ainsi février 1848 vit tomber à son tour l’usurpateur qui s’enfuyait en répétant : « Comme Charles X !!! » cri de douleur et de honte qui constatait si bien l’intervention de la providence dans les malheureuses destinées de la France. Ce roi avait proclamé la loi athée et s’était dit le dernier des voltairiens ; il avait méconnu les grands enseignements qu’il avait déjà reçus et Dieu le frappait, lui et son peuple, pour l’enseignement de tous.

Avec quelle fureur, la révolution hurla en ce moment ; on crut que la France allait s’engloutir, mais Dieu ne voulait que la châtier et il permit que quelques hommes énergiques comprimassent momentanément le monstre déchaîné. Le mal néanmoins faisait des progrès; les sociétés secrètes, les chambrées, de prétendues sociétés de bienfaisance, tout venait en aide aux intrigants pour corrompre de plus en plus le peuple des villes et des campagnes et nous marchions sur un immense volcan dont l’explosion était prévue à jour fixe. N’avait-on pas dit que l’insurrection était le plus saint des devoirs ? N’avait-on pas récompensé les héros de toutes les orgies ? La propriété n’avait-elle pas été déclarée un vol, et du haut de la même tribune le même M. Proudhon, auteur de ce mot effronté, n’avait-il pas annoncé qu’il avait détroné Dieu ? Dès lors qu’y avait-il de sacré ? La propriété, n’étant qu’un vol, ne revenait-elle pas de droit au premier occupant ? Et Dieu n’existant point, quelle sanction restait-il pour les lois humaines ? Tous les crimes ne devenaient-ils pas louables s’ils conduisaient à réaliser le bien-être matériel que l’on croyait trouver dans la spoliation de la propriété et la destruction de tout lien social ?

Là était la France et une grande partie de l’Europe lorsque l’acte audacieux du deux Décembre vint déconcerter la révolution en l’obligeant à précipiter le mouvement. Louis-Napoléon venait d’usurper le pouvoir en escamotant la Chambre et la constitution. Le parti révolutionnaire qui avait puissamment contribué par ses derniers votes à enhardir le Président voulut réparer sa faute et lança ses satellites en avant, espérant arracher à son bénéfice les derniers lambeaux de la liberté. La défense de la constitution à laquelle aucun parti ne pouvait plus se méprendre servit de prétexte ; la révolution rugit de nouveau ; le jour lui parut arrivé de faire au nom de toutes les utopies entassées avec tant de dévergondage, triompher le vol et l’assassinat. Les chefs se mirent en mouvement, le peuple des petites villes et des campagnes se leva avec un entraînement impossible à décrire, les grands centres ne furent préservés que par leurs fortes garnisons.

Dans grand nombre de départements, on commença à assaillir les mairies, les casernes de gendarmerie, les sous-préfectures ; la préfecture de Digne fut au pouvoir des insurgés ; celle du Var fut préservée par miracle et grâce à l’activité des autorités civiles et militaires. Lorgues faillit en être la victime. Cuers avait commencé le mouvement dans le département ; on avait assailli et blessé les gendarmes, le brigadier avait été tué d’un coup de fusil, il respirait encore, sa tête fut écrasée à coups de crosse et se formant en farandole, ses meurtriers le traînèrent près d’un grand bûcher allumé avec les papiers des divers receveurs de deniers publics, sa veuve fut menacée. Le délire était à son comble et gagnait rapidement tous les villages d’alentour pendant que le Luc, la Garde-Freinet, les Arcs, le Muy, toute la partie basse en un mot du département, se soulevait, faisait des prisonniers parmi les gens notables de chaque localité. Toutes ces hordes sauvages se disposaient à marcher sur Draguignan pensant l’enlever sans coup férir, et dès lors être maîtresses absolues de toutes les fortunes et de la vie de tous les propriétaires qu’elles devaient immoler en masse, afin d’éteindre jusqu’aux héritiers qui n’eussent jamais pu penser à reconquérir leurs droits. Ainsi l’enfance même la plus tendre n’eut pas été épargnée. Ce sont là des projets avoués et non de pures suppositions, comme on pourra le croire un jour ; car la postérité se refusera à admettre la possibilité de projets aussi insensés à moins que la providence, n’ayant point encore assez châtié la France, permettent qu’ils se réalisent pour punir d’une manière épouvantable une nation d’où sont partis les premiers exemples de l’irreligion, du dévergondage des moeurs, de l’abaissement de tous les pouvoirs et des droits les plus sacrés.

Le samedi 6 décembre 1851, le maire de Lorgues eut avis qu’une estafette avait annoncé au cafetier Brisse qu’une colonne de deux cents insurgés devaient passer le lendemain dans cette ville. On n’en arracha que très difficilement l’aveu au coupable, mais il trompa encore en l’avouant. Pourquoi ne fut-il pas arrêté ? L’autorité était déjà sans force, car tout se tramait depuis longtemps au grand jour et les sociétés secrètes ne l’étaient plus que de nom. La constitution qui établissait deux pouvoirs rivaux, ce système de liberté si faussement comprise par les honnêtes gens, classe toujours faible et indécise, mais si habilement exploitée par les intrigants et les fripons, gens d’une audace telle qu’il semble que Dieu leur ait abandonné le monde, tout tendait à paralyser la meilleure volonté des gouvernants ou des membres de la Chambre qui eussent voulu sortir de cet imbroglio et sauver la France de sa propre démence. Les autorités des petites communes sans moyen de coercition étaient encore plus embarrassées.

Le maire Courdouan et l’adjoint Tournel firent le soir le tour des chambrées pour faire un appel au peuple et l’engager à faire respecter la commune. On voulait empêcher les factieux de la traverser pour éviter les excès auxquels ils pourraient se livrer. Cet appel ne fut pas entendu, car le peuple était grangrené et beaucoup espéraient prendre leur part du pillage sans rien risquer pour le peu qu’ils possédaient. Pauvres gens ! ils furent désabusés plus tard ! Le dimanche se passa assez paisiblement quoique dans l’inquiétude ; une centaine d’hommes avaient pris les armes et nous nous mimes à la disposition de l’autorité. On avait signalé le matin avant le jour le passage d’une trentaine d’hommes au-dessous de la ville, mais on ne voyait pas arriver la colonne et l’on croyait en être quitte pour la peur, des rouliers ayant d’ailleurs annoncé que les insurgés, au nombre de 1200, marchaient sur le Muy, pour de là se diriger sur Draguignan, lorsque sur le soir on annonça tout-à-coup qu’une longue colonne couvrait confusément le chemin de la Plaine [le Plan], on se précipite à la rencontre, beaucoup par curiosité, quelques uns dans l’énivrement de la joie et quelques autres dans l’espoir de faire respecter la ville. Le Maire, le Juge de Paix, frère du maire, et quelques autres suivis des hommes armés se portent en avant afin de parlementer et sonder les intentions des chefs de cette cohorte.

Duteil, rédacteur du journal Le Peuple de Marseille, était décoré du nom de général et s’avançait à cheval avec un aide de camp en costume de spahi, on s’adresse à lui ; on lui demande quel est le but de cette incursion. Il commence à invoquer la constitution violée, on ne lui laisse pas achever sa phrase stéréotypée. Il ne s’agit pas de cela et la ville de Lorgues n’est pour rien dans la violation de la Constitution mais ce qu’elle a le droit de demander, c’est que la ville soit respectée, qu’il ne soit porté aucune atteinte ni aux personnes, ni aux propriétés.

Le général observe que ses hommes meurent de faim et qu’il leur faut des vivres ; on lui en promet immédiatement à condition que sa troupe campera hors de la ville : il promet tout. Une colonne envahit par la route de Clymènes, tandis que l’autre s’avance par le Bas-Cours. Devant cette violation de la parole donnée, l’autorité impuissante se replie devant l’hôtel de ville avec le petit nombre d’hommes de bonne volonté. Une partie entre à l’hôtel de ville, d’autres sont détachés sous le commandement des deux capitaines Ganzin dans les maisons voisines. Je fus de ce nombre et c’est ce qui me sauva quoique j’eusse été placé au poste le plus périlleux dans la bicoque isolée au coin du jardin des Laval.

Nous vîmes défiler ces hordes sauvages, armées de fusils, de sabres arrachés à des gendarmes, de piques prises à des grilles de fer, de haches, de faulx, de pioches, de buches ; une femme, ornée d’un bonnet rouge et d’un manteau bleu, représentait la déesse de la liberté ; beaucoup d’autres femmes suivaient et même des enfants. Les hommes marchaient sur quatre rangs avec des chefs de section, des tambours et des drapeaux rouges. Ce qui soulevait le coeur à la vue de cette image vivante de la première et sanglante révolution, c’était une bande de prisonniers voués à la mort et qui étaient traînés à pied pour la plupart, un petit nombre sur des chars à banc. On voyait parmi eux les MM. de Colbert, du Cannet, le directeur de la poste du Luc, deux prêtres, deux brigades de gendarmerie, nombre d’habitants notables des divers pays insurgés. Ils étaient destinés, disait-on, à être placés au premier rang lors du combat, afin de gêner la défense de la troupe, ou d’en faire les premières victimes de la guerre civile. Le Cours fut un instant couvert par cette armée qui, avant la nuit, se recruta de nouvelles bandes et monta à deux mille cinq cent hommes. C’était beaucoup pour une centaine de bons citoyens qui s’étaient montrés prêts à défendre la patrie : toute résistance eut été un acte de folie, car il eut exposé la ville aux plus grands malheurs. Les insurgés demandèrent des vivres, on s’empressa de leur en fournir ; ils demandèrent à entrer en parlementaires à la Commune, on y consentit, ils s’assurèrent ainsi de ce que les rouges du pays ne leur laissaient pas ignorer que le nombre des défenseurs était petit, qu’il diminuait à chaque instant, qu’il y avait des armes mais pas de munitions. Ils se mirent alors en masse contre les portes ; le maire consentit à les ouvrir, ils se précipitèrent avec fureur, envahirent toutes les salles, brisèrent les portes, dispersèrent les archives, enlevèrent toutes les armes de guerre ou de chasse et retinrent prisonniers les hommes qui ne furent pas assez lestes pour s’esquiver ou n’en eurent pas la pensée. Une fois la Commune envahie, les postes détachés devenaient inutiles, nous nous retirâmes et tandis que mes compagnons franchissaient un mur de jardin fort élevé au moyen d’un ratelier vermoulu qui se fondit sous leurs pieds, je me fis ouvrir une porte latérale, je traversai la queue d’une dernière colonne d’insurgés parmi lesquels était un homme âgé avec une jambe de bois et agitant son sabre d’un air fort animé. Ce fut une des premières victimes du combat d’Aups, il mourut sans vouloir se rendre. Je suivis une rue latérale au Cours en contournant pour arriver sur le derrière de mon habitation, j’arrive en face d’un poste placé à l’extrémité du Cours et de la rue ; heureusement une porte du jardin me fut ouverte et j’arrivai au sein de ma famille presque en même temps que mon père qui s’était sauvé comme par miracle de l’hôtel de ville où sa qualité de conseiller et la conscience du devoir l’avaient conduit ; on l’avait retenu trois fois au moment où il cherchait à franchir la porte, enfin une autre porte ayant été ouverte, il fit une nouvelle tentative et son geolier soit impatienté, soit compatissant à raison de ses cheveux blancs le laissa en lui disant : eh bien, allez ! Dans ce moment des coups de fusils étaient tirés, il crut qu’on les dirigeait sur lui, il n’en était rien, mais toute la ville était dans une grande alarme, on crut à une attaque générale, c’était simplement des signes de réjouissance que les chefs s’empressèrent d’arrêter. Il faut signaler un incident remarquable ; la foule et la cohue étaient grandes à l’hôtel de ville, les insurgés, fouillant partout, trouvèrent une somme de 30 francs dans un des tiroirs de la salle de l’état civil. Un des chefs s’en empara et appelant un citoyen notable du pays la lui remit en dépôt : « Nous ne sommes pas des voleurs, lui dit-il, et vous voudrez bien en assurer la conservation ». Il est fâcheux que pendant que cet acte de probité ou d’ostentation se passait dans cette salle, d’autres bandits se fussent introduits dans les appartements privés des sergents de ville et enlevassent à l’un d’eux une somme d’environ 200 francs et les bijoux de sa femme. Une chaîne en or fut trouvée dans l’escalier, foulée aux pieds. La laissèrent-ils échapper dans la précipitation ou craignèrent-ils qu’elle ne put devenir contre eux une pièce de conviction ? Le fait est que dans le même temps beaucoup se répandirent dans les cafés et les auberges où ils se firent servir largement à boire et à manger aux frais, disaient ils, de la commune ; d’autres non contents des 150 ou 200 fusils, volés à la municipalité se portèrent dans différentes maisons qu’ils désarmèrent. Voilà l’effet des promesses solennelles faites au bas de la ville et garanties par les rouges du pays ! Ils ne devaient point faire du mal ! Il est certain que c’était peu pour de pareilles gens. Mais la nuit s’avançait menaçante et la ville était menacée du pillage, la Providence regarda dans sa miséricorde notre paisible et religieuse population. Nos saintes religieuses étaient en prières et elles avaient bien raison d’être effrayées ; les excellents capucins qui prêchaient en ce temps le jubilé et toutes les âmes pieuses, nombreuses en notre cité, élevaient vers Dieu leurs bras suppliants et le fléau fut écarté.

Les estafettes sillonnaient toutes les routes et si la horde était tenue dans une ignorance complète de tout ce qui se passait à Paris et dans le département, les chefs étaient parfaitement au courant. Ils savaient qu’une colonne militaire était au Luc ce soir là et pouvait dans la nuit venir les surprendre, l’alarme était grande parmi eux et ils prirent le parti de décamper malgré la lassitude et les murmures de leurs hommes. Ils arrivèrent à Salernes après cinq heures d’une marche pénible de nuit, entraînant une longue file de prisonniers dont seize de notre ville et dont nous ne connûmes le départ que plusieurs heures après.

Le département, était en ce moment gouverné par deux préfets, M. de Romand qui, quoique déplacé, avait jugé à propos, avec autorisation supérieure, de rester à son poste au moment du péril et avait organisé la défense du chef-lieu de manière que les insurgés n’avaient osé s’y porter et M. Pastoureau, homme actif et plein de courage, qui étant arrivé à Toulon s’était immédiatement mis en marche à la tète du 50° de ligne commandé par le colonel Trauers ; il avait balayé les autorités révolutionnaires de Cuers, fait de nombreux prisonniers qui furent aussitôt dirigés sur le fort Lamalgue et il continuait la route épurant toutes les petites localités sur son passage. Le 7 il vint coucher au Luc. C’était l’annonce de son approche qui avait fait refluer sur Lorgues les hordes qui se dirigeaient d’abord sur Draguignan et l’arrivée au Luc avait sauvé notre cité de grands désastres.

Les insurgés furent reçus à Salernes en triomphe ; la population en était presque entièrement. rouge, aussi vint-elle à leur rencontre tambour en tête, hurlant les chants révolutionnaires, conduisant des charrettes chargées de vivres et de vin, les femmes étaient coiffées de bonnets rouges et n’étaient pas les moins bruyantes. On fit publier que toutes les maisons restassent ouvertes pendant la nuit pour loger et nourrir à discrétion les frères et amis, comme s’intitulaient ces misérables. Les prisonniers, promenés en triomphe, furent placés sous bonne garde, et sous la menace incessante d’être fusillés. Ils n’avaient pas cru certainement arriver jusque là, car à chaque instant sur la route ils avaient cru entendre leur arrêt de mort. Un seul était parvenu à s’échapper. M. de Commandaire, ancien garde du corps de Charles X, affligé depuis longtemps de la goutte ne pouvait supporter une si longue marche ; on le renvoya en le maltraitant et c’est par lui que nous eûmes les premières nouvelles de nos infortunés compatriotes.

Le lendemain les rouges de Lorgues qui s’étaient contentés de pousser un petit nombre d’hommes égarés à suivre la bande, mais qui, plus prudents ou plus politiques, avaient jugé à propos de rester dans le pays agitaient la question d’organiser une mairie dont M. Rossely devait être le chef. Cela leur était d’autant plus facile que la ville était consternée, le maire avait été enlevé, l’adjoint Tournel était devenu invisible, l’autre était mort peu auparavant, le juge de paix était prisonnier, la brigade absente depuis nombre de jours, il ne restait pour toute autorité qu’un commissaire de police, homme timide, incertain, étranger au pays et attendant les événements. La préfecture ne donnait hors du chef-lieu ni ordres, ni secours. Pourquoi donc hésitèrent-ils ? Ils le savaient mieux que nous ; le danger était aussi imminent pour eux qu’il l’avait été pour nous la veille. Ils voulurent néanmoins faire publier le désarmement général ; le sergent de ville s’y refusa à moins d’un ordre écrit. Un de leurs amis leur conseilla de ne point agir et le conseil fut bon pour eux.

Sur les onze heures on annonça tout-à-coup l’arrivée de bandes nouvelles d’insurgés venant par la route de Brignoles. Grande fut l’alarme, on court aux fenêtres et l’on aperçoit en effet sur cette route une masse d’hommes armés dont on ne voyait que le haut du corps à cause des murs qui bordent la route ; mais bientôt on entend crier : C’est la troupe de ligne ! elle était suivie de quelques cavaliers mélés avec des gendarmes. La vue des pantalons rouges rendait l’espoir aux plus abattus, on se porta en masse au devant des soldats et on leur apporta instantanément des vivres et des rafraichissements, non sans regreter à haute voix ceux qui avaient été consommés la veille.

Le préfet s’occupa de chercher un maire. M. Roux père était le plus ancien conseiller, il avait déjà administré la mairie dans des temps meilleurs et la population entière, sans acception de parti, rendait hommage à son intégrité et à son dévouement au bien public pendant sa longue administration. Il fut prié d’accepter ces fonctions si périlleuses en ce moment ; il était trop bon citoyen pour refuser malgré son âge qui eut été une excuse suffisante. Il avait été le seul à la mairie lorsqu’on avait proposé d’ouvrir aux insurgés à faire entendre un non énergique. M. de Commandaire lui fut adjoint en qualité de commandant de place et M. le préfet les proclama lui-même du haut du balcon de l’hôtel de ville et leur donna ses instructions, mais sans leur accorder aucune force armée. On y suppléa, quand la troupe fut partie, en appelant de nouveau les citoyens aux armes, quelques-uns répondirent à l’appel et on organisa la garde de jour et de nuit.

On avait signalé au préfet le passage de deux estafettes qui, descendues au café Brisse, avaient pris un cabriolet de poste et venaient de partir en toute hâte pour Salernes, la gendarmerie vint à bout de les rattrapper, ils étaient menacés d’être fusillés sur le champ mais, sur la demande des nouvelles autorités, le préfet y renonça de crainte d’attirer des représailles contre les prisonniers.

Ne sachant pas positivement si les insurgés seraient encore à Salernes, ou s’ils avaient, comme on le disait, marché sur Flayosc pour se rapprocher du chef-lieu, le préfet prit le jour même cette route et après une escarmouche avec quelques détachements isolés la troupe arriva à Draguignan pour s’y reposer.

Que se passait-il à Lorgues depuis son départ ? Le refus du préfet de laisser une ou deux compagnies pour appuyer le courage des citoyens armés avait démoralisé de nouveau la population, on craignit une surprise, on savait les insurgés exaspérés contre notre cité à raison de la démonstration armée du dimanche, la nuit se passa dans les angoisses. Ce fut encore pire quand on sut le lendemain que les troupes au lieu de poursuivre les insurgés étaient rentrées à Draguignan. Pauvres soldats qui avaient fait bien du chemin en trois jours et toujours au pas de course ne leur fallait-il pas du repos pour mieux agir ? Mais la peur est égoïste. Toute la journée se passa dans la plus vive agitation, une partie de la population avait émigré dans les campagnes, couchant dans des cabanes en ruine ou sur des arbres, l’autre était completement incapable d’agir. Toute la journée la maison du maire ne désemplissait pas de citoyens effrayés ou d’estafettes qui venaient souvent faire des rapports mensongers pour alarmer de plus en plus. Tous les bois étaient remplis de détachements, à une lieue de rayon nous en étions entourés. Le préfet persistait à refuser la force armée, ne voulant pas ni diminuer ses forces, ni exposer des détachements qui n’auraient pas probablement été secondés par des hommes sans discipline et sans aucun usage de la guerre. Ce fut encore pire le soir quand on vit arriver un prisonnier, M. Oscar Ganzin, qui avait été délivré par son ami Roubaud. La femme de celui-ci avait nourri de son lait un des enfants Ganzin, on sait que cela établit dans les petites localités une vive amitié entre les familles. Le vieux Roubaud, membre actif des sociétés rouges, avait usé de son influence ; c’était sans doute une action louable, mais cela prouvait que nos rouges avaient des relations très suivies avec les bandes que quelques-uns allaient visiter toutes les nuits pour les instruire de ce qui se passait, on en connaissait, il n’est même sorte d’intrigues que deux d’entr’eux n’eussent employées pour obtenir des saufs-conduits de l’autorité, sous prétexte qu’ils feraient délivrer deux des prisonniers. Puisqu’ils avaient tant de pouvoir pourquoi n’en usaient-ils pas spontanément envers des concitoyens enlevés contre la foi des traités et dont la vie était entre leurs mains, ainsi que les insurgés en armes le disaient aux prisonniers « votre sort est entre les mains des comités de vos localités ». Ces comités qui feignaient en public de s’apitoyer sur leur sort, pourquoi n’usaient-ils pas du droit qu’on leur reconnaissait ? Pourquoi malgré leurs belles protestations refusèrent-ils de signer une pétition en leur faveur ? Là est leur condamnation, là est la preuve évidente de leur connivence, s’ils cherchaient à le contester. D’autre part on se demande pourquoi l’autorité qui les connaissait, souffrait-elle leurs machinations, pourquoi ne les faisait-elle pas arrêter ? On n’a pas oublié que les autorités nommées provisoirement étaient sans force armée sur laquelle elles pussent compter en ce moment ; la garde était trop mélangée, sans secours étranger et d’ailleurs ne fallait-il pas ménager la vie des prisonniers tant qu’on ne pouvait prévoir la fin de la lutte ? Cette fin, même heureuse pour la Société, ne pouvait-elle pas devenir terrible pour eux ? L’audace des conspirateurs allait si loin que MM. Roubaud et Castelly vinrent directement signifier au maire que si on ne faisait passer deux mille rations de vivres aux insurgés ils ne répondaient pas de leur vie, qu’on allait probablement les fusiller, que d’ailleurs les insurgés, excessivement exaspérés contre la ville de Lorgues, allaient en cas de refus, envoyer un détachement de douze cents hommes pour la mettre à feu et à sang. On savait en outre que le sieur Roubaud, en sus de ces deux mille rations, avait promis pour la rançon de M. Ganzin un renfort de deux cents hommes armés. Qu’on se figure le désespoir des parents qui venaient se lamenter et maudire presque le maire inhumain à leurs yeux et je demanderai s’il n’y avait pas quelque mérite à un vieillard de 76 ans de résister à tout, d’opposer à toutes ces sollicitations et ces menaces ces paroles énergiques : « Je suis prêt à sacrifier tout l’argent dont je puis disposer, à emprunter même s il le faut, mais quant à fournir des vivres à des insurgés, je ne le ferai jamais, à moins que je n’y sois contraint par la force matérielle d’une nouvelle invasion ». Il fit part au préfet de ce qui se passait, lui demandant de nouveau l’appui de la force militaire, mais celui-ci avait son plan arrêté qu’il ne pouvait dévoiler et se contenta de répondre « faites comme vous pourrez, si vous êtes envahi fermez l’hôtel de ville et restez chez vous ». Qu’on juge de la consternation que devait produire sur cette population si démoralisée cette réponse peu encourageante. On n’en laissa connaître qu’une partie au public et on fit répandre le bruit que des troupes arrivaient dans la nuit. Le nombre des fuyards augmenta malgré cette assurance et les angoisses furent cruelles pour ceux qui restaient. Enfin le jour parut. C’est une grande consolation, on se regardait pour se demander si on était bien en vie. Mille bruits contradictoires circulaient, chacun inventant ou colportant une histoire plus ou moins alarmante. Dés la veille on avait assuré au café Brisse, foyer le plus ardent de la démagogie, que les prisonniers avaient été égorgés. J’étais moi-même fort embarrassé pour répondre aux parents qui venaient me solliciter de faire agir le maire en faveur de ces infortunés ; je courus jusqu’à une heure avancée dans toutes les maisons où je croyais pouvoir découvrir la vérité, on ne recueillait que des contes. Nous répondions que dès le lendemain l’expédition devait partir, mais nous avions été leurrés une première fois. Cependant vers les neuf ou dix heures du matin on sut que le 50e et quelques cavaliers étaient partis à quatre heures, sans tambours, ayant en tête le préfet et le brave colonel Trauers. Sur les onze heures on entendit distinctement de dessus nos hauteurs des feux de peloton, dès lors nous ne doutâmes plus du succès. Le peuple se porta cette fois en masse à la Commune, on organisa de nombreux détachements pour surveiller les points par où nous aurions pu être inquiétés par des détachements de fuyards. Ces expéditions n’étaient point encore sans danger au premier moment pour les gens bien intentionnés qui voyaient dans leurs rangs certaines figures rébarbatives et peu faites pour rassurer dans le cas où l’on eut reçu des nouvelles fâcheuses pour la cause de l’ordre. Heureusement on ne tarda pas à apprendre que les insurgés surpris près d’Aups au nombre de 8 ou 10.000 s’étaient débandés aux premiers coups qu’ils s’enfuyaient vers les Basses-Alpes ayant à leur tête leur intrépide général Duteil qui avait piqué des deux en criant « sauve qui peut ! » On exagérait même le nombre des morts. Les soldats avaient craint de rencontrer les prisonniers au milieu des rangs et ils avaient tiré en l’air. Cela avait suffit pour disperser cette bande de lièvres ; vingt-sept seulement restèrent sur la place la plupart tués par la cavalerie qui les sabra dans la plaine de Moissac. On voyait en avant de cet escadron un jeune volontaire plein d’ardeur, c’était M. de Colbert qui était venu aider à la délivrance de son père et fit preuve d’une très grande intrépidité ; donnons également un juste tribut d’éloges à M. Devaux, ancien militaire, percepteur à Lorgues. On lui reprochait d’avoir abandonné son bureau après le sac de l’hôtel de ville, c’était pour s’acquitter du devoir dangereux de marcher dans les rangs de la ligne au secours de ses amis. On ne connut cet acte de bravoure qu’à l’arrivée des prisonniers que le préfet voulait nous ramener lui-même le lendemain de l’action. On les avait trouvés enfermés dans l’hôtel Crouzet et, où d’après le conseil d’un de leurs gardiens, ils s’étaient barricadés au bruit du combat. Il leur importait d’éviter la rage des vaincus, et grâce à cette précaution il ne leur serait arrivé aucun malheur sans l’imprudence de deux jeunes gens qui sautèrent par la fenêtre. Le premier, Jules de Gasquet, courut droit vers les soldats, s’en fit reconnaître et désigna le lieu de la captivité, mais Andéol de Laval qui sauta après lui, s’étant glissé derrière des charrêtes, essuya une décharge qui cribla ses habits et lui fit nombre de blessures heureusement peu graves. Son visage, rempli de plomb de chasse, annonçait que les soldats n’avaient pas été les seuls à tirer sur lui. Les militaires l’ayant reconnu furent désespérés de la méprise, mais un infortuné fut moins heureux, M. Panescorse, de la Garde-Freinet, dans une salle au rez-de-chaussée reçut dans le ventre un lingot de plomb et en mourut peu de jours après. Quant à cette blessure, on ne put douter qu’elle n’eut été faite par une main ennemie, par des hommes qui faisaient une guerre de sauvages, en attendant de se livrer en cas de succès à toutes les horreurs dont ils menaçaient depuis longtemps la Société, car nul s’y trompait, il n’y avait rien de politique dans cette levée de boucliers, c’était la guerre du pauvre contre le riche, c’était le renversement de la société, conséquence immédiate de ces principes détracteurs que les prédicants du mal avaient propagés de la manière la plus désastreuse et sous le manteau d’une légalité absurde qui permettait tous les excès.

A l’arrivée du préfet à Lorgues et des prisonniers la population se précipita à leur rencontre, on embrassait ceux-ci, on complimentait les soldats. Par un élan de patriotisme et de reconnaissance les habitants s’empressèrent d’apporter sur le Cours où l’armée était campée tous les vivres qu’ils avaient dans leurs maisons, chacun céda spontanément son dîner, le Cours se couvrit de chaises et les soldats se reposèrent et furent festoyés comme cela ne leur était probablement jamais arrivé dans le cours de leurs campagnes. Le vin coulait à discrétion et leur bruyante gaieté annonçait qu’ils n’étaient pas insensibles à un si bon procédé. C’était des frères et des libérateurs que l’on fêtait en famille pour leur faire oublier la mauvaise réception du matin à Salernes où on avait refusé même de leur vendre du vin.

Nos détachements livrèrent à l’autorité ce jour-là ou les suivants 150 prisonniers faits sur les fuyards ; une compagnie de vingt hommes en avait amené dix-neuf saisis au pont d’Argens, un autre de 25 en ramena 21 pris au même poste. Quatre furent par ordre supérieur fusillés aux portes de la ville, tant pour l’exemple, qu’à raison des excès qu’ils avaient commis ; l’un deux avait arraché un oeil à un gendarme qui le reconnut au moment où il sortait pour être conduit à Draguignan avec la foule des prisonniers amenés d’Aups ou pris dans le pays. Trois avaient subi le même sort à Salernes où l’exemple était encore plus nécessaire.

Après quelques heures de repos les soldats repartirent au milieu de la population rangée en haie jusqu’à fort avant sur la route neuve de Draguignan, l’enthousiasme était réciproque, on se touchait la main et les vivats des soldats répondirent à ceux des habitants. Le 50e a laissé un glorieux souvenir dans le département et particulièrement dans notre commune. Le préfet rentrait pour organiser son département mais d’autres troupes arrivées de Marseille par Brignoles et Barjols poursuivaient les fuyards jusque dans les Basses-Alpes et forcèrent les dernières bandes à se disperser. Celles des Basses-Alpes reçurent une leçon plus sévère encore, mais le peuple ne deviendra pas plus sage, il sera toujours dupe des intrigants qui sont prêts à escamoter le triomphe à leur profit, ou à se sauver en cas de danger. C’est ce qui est encore arrivé en cette circonstance où les plus compromis ont pour la plupart gagné le Piémont, laissant les sots aux prises avec la justice militaire. Le nombre des prisonniers est si grand en ce moment que dans plusieurs localités, on ne peut récolter les olives faute de bras. Ils iront, dit-on peupler l’Algérie. Dieu leur soit en aide et protège la France !

 

                        H.R. [H. Roux]



[1] Paris, Dentu ; Marseille, Olive ; 1 br. in 16.

[2] Insurrection de décembre 1851 dans le Var, etc. ; Draguignan, H. Bernard, 1853 ; 1 v. in 8°.

[3] Récit populaire du coup d’Etat ; 1852 ; réédité en 1869.

[4] La province en décembre 1851 ; Paris, Armand Le Chevalier 1866 ; 1 v. in 8°.

[5] Histoire de l’insurrection du Var en décembre 1851 ; Paris, Armand Le Chevalier, 1869 ; 1 v. in 16.

[6] Les républicains et les monarchistes dans le Var en décembre 1851 ; Paris, Germer-Baillière, 1883 ; 1 v. in 16.

[7] Le combat d’Aups. Journal l’Indépendant du Var, 1890.

[8] La mort de Martin Bidouré. Draguignan, imp. du “Var “, 1914 ; br. in 8°. Bulletin de la Société d’Etudes scientifiques et archéologiques de Draguignan, tome XXX, page XVIII.

[9] Roux (Grégoire-Benoit-Timothée) de 1851 à 1855 ; il avait déjà été maire de 1820 à 1830.