Une littérature populaire : le livre de Compagnonnage

article publié dans 1851, une insurrection pour la République. Evénements, mémoire, littérature, Association 1851, Les Mées, décembre 2004, pp. 211-226

Une littérature populaire : 

Le livre du Compagnonnage

par Martine Watrelot

 

Tandis que l’on célèbre cette année le bicentenaire de la naissance de George Sand, il convient de s’intéresser à un véritable « phénomène » de la littérature ouvrière, Agricol Perdiguier, né en 1805, auteur, publiciste, éditeur, illustrateur, libraire : un des trois ouvriers que le suffrage universel mènera à la députation en 1848.  La rencontre d’exception qui sera la sienne avec George Sand, va contribuer à un changement de mentalité préalable à l’instauration d’une démocratie. Après avoir succinctement rappelé le parcours de Perdiguier, nous nous attacherons à définir son talent d’écrivain du peuple.

Né le 4 décembre 1805 à Morières (84) dans un milieu artisanal et paysan Agricol Perdiguier, fait son apprentissage de menuisier dans un atelier d’Avignon. Sollicité pour adhérer au groupement compagnonnique du Devoir de Liberté il part faire son Tour de France pour améliorer ses connaissances professionnelles, d’avril 1824 à août 1828. Il est reçu compagnon à Montpellier à la Toussaint 1824, sous le nom symbolique d’Avignonnais-la-Vertu. Ses confrères vont aussi lui apprendre à lire et à écrire avant de lui confier la direction de leur société à Lyon.

Son périple dure au total quatre ans et demi. Après quelques mois de halte dans l’atelier paternel, il retourne à Paris pour compléter sa formation en art du trait ( la géométrie), mais poussé aussi par un mobile politique. Le souvenir des avanies dont avait eu à souffrir sa famille pendant les troubles de la Terreur blanche en 1815 aurait suffi à orienter ses opinions : républicain d’extrême -gauche.

Perdiguier développe en outre un goût très vif pour la littérature ; il aime aller au théâtre, compose sur des faits connus des chansons pour vulgariser ses idées et se fait le propagandiste de l’idée d’une réconciliation des divers Devoirs selon laquelle chacun  garderait son originalité doctrinale et ses habitudes propres de recrutement et d’organisation, mais mettrait fin aux querelles anciennes.

Perdiguier vulgarise ses doctrines une méthode nouvelle, l’édition à bas prix, attestant d’ailleurs le niveau d’instruction élevé des membres des compagnonnages par rapport à l’ensemble de la population.

 

En 1840 George Sand ne s’est pas fait connaître encore comme une amie du peuple. Il n’était donc pas évident que le menuisier Avignonnais-la-Vertu, partisan de groupement professionnel excluant les femmes, retiennent l’attention de cet(te) écrivain(e) auquel il n’avait guère songé à faire parvenir un exemplaire de son Livre du Compagnonnage[1]. C’est Pierre Leroux qui en recommande à Sand la lecture : paru à compte d’auteur, le petit ouvrage entend dresser un état des divers Devoirs, condamner les entorses à l’idéal de fraternité cultivé par ces sociétés initiatiques et proposer des réformes pour moderniser ces structures fragilisées par les nouveaux modes de production.

Posant le bien-fondé de l’existence du Compagnonnage comme société de secours mutuel, société de moralité et de formation professionnelle, Perdiguier est convaincu de la force de progrès social, économique et moral que présente pour le peuple le modèle compagnonnique bien compris.  Enthousiasmée par cet ouvrage, Sand convoque directement Avignonnais-la-Vertu chez elle, à Paris en mai 1840, pour l’encourager à poursuivre son action de régénération du compagnonnage, et soutenir cette écriture en mettant sa plume au service des idées  de Perdiguier. Le roman que Sand écrit alors, Le Compagnon du Tour de France[2], fait date dans l’histoire intellectuelle de cet immense écrivain qui interroge la question sociale par la fiction. Sand entretient avec Perdiguier une relation plus durable qu’avec Leroux (avec qui elle rompra après 1845), et sur une autre modalité : celle de l’écriture.

Perdiguier lui apporte la preuve irréfutable que les pensées de Leroux sur la moralité et les capacités du peuple à s’éclairer – idées devenues siennes désormais – ne sont pas que des chimères, et Sand se passionne pour l’histoire des associations ouvrières. L’une des causes du succès constant du Livre du Compagnonnage est de révéler aux personnes étrangères au monde ouvrier ces pratiques curieuses des compagnons. Personne ne l’avait fait jusque-là, et à ma connaissance peu l’ont fait depuis. Mais il n’est pas sûr qu’en 1840 ce soit cela qui ait vraiment marqué les esprits. Si l’argument de la violence compagnonnique est pris aujourd’hui encore pour une vérité, c’est que Le Livre du Compagnonnage, était habilement présenté et venait à point nommé. Perdiguier n’est assurément pas le premier à signaler les inconvénients des querelles parfois meurtrières qui dressent les uns contre les autres les membres des Devoirs rivaux ( les rapports de police s’en inquiètent beaucoup) mais il assure que ces désordres peuvent cesser. Il convient toutefois de relativiser cette violence, rapportée toujours par ouï-dire, pour des faits distants les uns des autres dans le temps ou dans l’espace. Il faut aussi garder à l’esprit que la violence était alors un fait de société.

De manière constante jusqu’en 1855, de manière plus aléatoire ensuite, George Sand va soutenir l’activité littéraire du compagnon  devenu professeur de trait et le secourir au besoin. Contribuant pécuniairement à la mise en place, du 16 juillet 1840 au 20 septembre 1840, d’une campagne de publicité bâtie sur un Tour de France effectué en diligence, elle donne à l’ouvrier les moyens de  distribuer dans les villes, en deux mois, quelques 500 exemplaires de son livre, voire de les jeter si nécessaire par la fenêtre du véhicule[3]. Il s’agit cette fois de propagande… Le temps qu’il voyage sur le circuit du Tour de France, elle écrit Le Compagnon du Tour de France, un roman dans lequel l’homme du peuple est moral, philosophe, digne d’être aimé d’une aristocrate, membre d’un groupement compagnonnique. La dimension politique de Sand, pour potentielle qu’elle soit encore, va s’épanouir au contact de l’ouvrier. Les années qui suivent la parution du Compagnon du Tour de France seront pour la femme de lettres celles de toutes les audaces. Ses romans vont désormais interroger l’histoire politique, sonder les possibilités d’alliance de la classe ouvrière et cerner le rôle des sociétés secrètes.

Cette coopération politico-littéraire leur permet d’agir simultanément sur la sphère sociale dans laquelle chacun évolue. Le coup médiatique que vont orchestrer le compagnon menuisier et la femme écrivain, campagne de dénonciation de la violence et de glorification de l’union, va accélérer le processus de reconnaissance par les bourgeois de ces ouvriers, tout en aidant les « Devoirants » à se penser eux-mêmes comme des représentants, non plus d’un groupe, mais d’une classe entière à laquelle ils servent d’exemple.

 

Le périple que Perdiguier effectue à toute vitesse ne restera sans effet ni sur les compagnons, qui à leur tour vont publier leurs écrits, ni sur les écrivains.

Entre 1843 et 1850 en effet, des sommités littéraires vont s’inspirer des écrits de la célèbre femme de lettres et du Compagnon. Flora Tristan, Eugène Sue, Jules Michelet, Alphonse de Lamartine chercheront dans quelques-unes des orientations du Compagnonnage un modèle social, ou transformeront le Compagnon du Tour de France en héros de roman, contribuant ainsi – à la suite de Sand et Perdiguier – au changement de mentalité nécessaire à l’instauration d’une démocratie. Ce qui sera fait par la Révolution de février 1848 qui proclame la Seconde République.

 

Dès lors l’influence de Perdiguier grandit sans cesse et on peut en voir la preuve dans sa double élection dans la Seine et en Vaucluse lors des élections législatives de 1848. Il choisira Paris. Trois ouvriers sur 900 députés sont amenés là par le suffrage universel masculin. Perdiguier obtient la gloire en faisant célébrer une fête de la réconciliation par les membres des divers Devoirs, mais les conditions économiques, les désillusions des ouvriers parisiens, l’émeute, et plus encore la répression des Journées de Juin vont rendre bien aléatoires les succès de Perdiguier.

 

Aux premières heures de cette Seconde République, Sand elle déploie une intense activité de publiciste, de  dramaturge, d’auxiliaire du ministre de l’Intérieur et de l’Instruction publique.  C’est au 16ème Bulletin de la République publié par le Gouvernement provisoire, mais rédigé par Sand que l’on imputera la responsabilité des émeutes parisiennes de mai 48. Cette désillusion et injustice profondes provoqueront la retraite définitive de Sand à Nohant. 

 

Après la terrible répression de juin 48, Perdiguier qui n’est pas un tribun, ne peut que combattre en vain les mesures de répression, et opposer son expérience personnelle de travailleur aux politiciens réactionnaires. Perdiguier sera pourtant réélu, à l’Assemblée législative, dans les rangs démocrates-socialistes aux côtés d’Eugène Sue, en mai 1849 alors que le parti de l’Ordre triomphe. Il est emprisonné au moment du coup d’État du 2 décembre 1851, avant d’être expulsé de France. Il se réfugie en Belgique quelques mois, puis à Genève, où il demeure jusqu’en décembre 1855, y donne des cours de dessin.

C’est là qu’il fait paraître l’ouvrage qui pour la postérité demeure certainement son œuvre la plus connue, son autobiographie : les Mémoires d’un Compagnon, en deux volumes datés de 1854-1855, paru chez l’éditeur Duchamp à Genève, proscrit républicain, à qui il intente un procès pour avoir porté atteinte à sa liberté d’expression. Sand, elle, publie à ce moment son autobiographie Histoire de ma vie et reste en contact avec l’exilé.

 

Durant les années d’exil, Lise Perdiguier, est le courageux agent du poète-ouvrier auprès de Sand qui manœuvre pour obtenir de l’Empereur – ancien socialiste – la grâce de ses amis proscrits. Le retour de Perdiguier en décembre 55 prouve l’efficacité de la coopération féminine et de la solidarité socialiste, tandis que l’écriture ouvrière se voit encore frappée d’ostracisme, et ce de la part même de proscrits  républicains.

Revenu à Paris, Perdiguier installe une école de trait dans le XIIe arrondissement, rue Traversière. Il y ajoute une librairie à l’usage des compagnons et, en général, des ouvriers du faubourg Saint-Antoine tout proche. En 1861 il édite ses célèbres lithographies des Fondateurs du Compagnonnage. En hommage à Perdiguier et en souvenir de leur lutte commune passée, Sand écrit alors La Ville noire, roman qui interroge le devenir du poète-ouvrier, celui du Compagnonnage et le rôle de transformation sociale des femmes. Sand pourtant conseille à Perdiguier de s’abstenir de faire de la politique, Perdiguier n’en fait rien ; il édite des brochures républicaines et entreprend un dernier Tour de France  en 1863, alors que l’Assemblée législative retrouve du pouvoir et que se prépare la première internationale ouvrière.

 

Mais les organisations du compagnonnage ont été sérieusement ébranlées par les contrecoups des mesures policières, et l’absence d’organisations compagnonniques dans des métiers en plein essor, nouveaux ou anciens, contribue à la diminution de l’influence des compagnons. Car la dictature de Louis-Napoléon Bonaparte s’accompagne de mesures favorables aux conditions de vie matérielle des ouvriers. Homme de 1848, Perdiguier est dépassé par les nouvelles générations de théoriciens. Ceci explique, au moins autant que l’âge et la santé fragile de Perdiguier, l’opposition qu’il manifeste à la Commune de 1871. Sand elle non plus ne voudra pas mettre son nom au service de l’insurrection.

S’il en est ainsi c’est que Sand et Perdiguier avaient tous deux espéré en une réalisation future de l’idéal socialiste compris comme un sentiment moral et fraternel.

Ils vont mourir à quelques mois d’intervalle, elle, le 8 juin 1876 après lui, qui meurt, dans la misère,  le 26 mars 1875. Perdiguier, outre les ouvrages cités a  laissé de nombreux articles dans la presse ouvrière (L’Atelier ; La Ruche populaire), ou politique (La Révolution démocratique et sociale,  1850, La République). Il a écrit des compilations historiques et des histoires parcellaires du Compagnonnage, écrit et publié des brochures politiques puis anticléricales. Enfin, comme libraire, il a fait éditer une belle iconographie compagnonnique dont il est lui-même le dessinateur.

 

·                                     De l’influence du style de Perdiguier sur George Sand, de la mise en valeur par Sand des écrits de Perdiguier.  

 

Les rapports de Sand avec Perdiguier se singularisent dans une époque qui cloisonne hermétiquement les classes sociales, puisqu’au fil de leur correspondance, le menuisier apparaît presque comme un alter-ego de l’écrivain. Il est le premier des poètes ouvriers avec lequel la romancière entre en contact, et c’est lui qui va la déterminer à s’intéresser de manière plus décisive à la poésie ouvrière et qui l’engagera à rédiger les articles sur la poésie des prolétaires pour leur prouver qu’elle les a lus et compris avec conscience et sympathie. Sand en effet s’enthousiasme pour les poèmes de compagnons comme Fidèle Laugier (Toulonnais le Génie) dont elle citera quelques-uns des vers dans son roman.

Vis-à-vis de la société compagnonnique dont il se réclame, le Devoir de Liberté, Perdiguier  se trouve en situation problématique : l’appartenance déclarée à une telle société requerrait de ne rien faire imprimer sans autorisation ; contraignait, par serment, au silence sur les « secrets » du Devoir essentiels à la religiosité qui permet aux éléments constitutifs du groupe de nouer entre eux des liens sacrés. Le Devoir de Liberté ouvert à tous sans condition de religion, souffre manifestement alors d’une trop grande influence de la franc-maçonnerie, mais, en contrepartie, ne se ferme pas à la modernité.

Il me semble que c’est justement cette ouverture à la modernité sur fond de conservation des traditions culturelles qui est le propre du talent de Perdiguier. Il va se passer des autorisations de son Devoir, sans pour autant heurter les habitudes d’un lectorat populaire. Pour mieux cerner les qualités de cette écriture et comprendre comment Perdiguier a pu avoir un succès aussi retentissant, je me propose d’étudier, non pas son chef-d’œuvre littéraire, ses Mémoires, qui aujourd’hui figurent au Panthéon des grands textes de l’Imprimerie Nationale[4], mais la première pièce écrite par Perdiguier : « La rencontre de deux frères » qui a fait l’objet d’une publication séparée avant d’être insérée dans Le livre du Compagnonnage. Je me propose aussi de voir comment Sand a procédé pour intégrer l’ouvrage de l’ouvrier à la grande tradition littéraire.  

 

Le livre du Compagnonnage de Perdiguier est l’unique matrice de l’œuvre de fiction que Sand écrit, parce que la romancière cherche en vain un traité –  inexistant –  d’histoire des associations ouvrières pour compléter sa documentation. En matière de peinture morale des ouvriers, ce sont les compagnons du Tour de France qui se poseront en juges – redoutablement formés à l’exercice – de la qualité de son roman, qui, pour seconder efficacement le projet de Perdiguier, se doit d’être réaliste. Encore ne dispose-t-elle que du premier tome de l’ouvrage source, car l’édition augmentée d’un second volume est préparée par Perdiguier le temps de la rédaction du roman, ce qui oblige la romancière à un incessant échange oral et épistolaire avec Perdiguier, à qui elle demande même, dès son retour à Paris, de vérifier la vraisemblance de certaines pages.

L’ouvrage de Perdiguier, à la fois recueil de fables et documentaire sur les sociétés populaires, est pour le moins original en 1839 puisqu’aucun travail aussi systématique de conservation de pratiques populaires n’a encore vu le jour. Perdiguier  relate la légende selon laquelle le roi Salomon aurait fondé les sociétés compagnonniques, avant d’établir des notices ethnographiques sur les us et coutumes de ces groupements d’artisans. Le premier tome du Livre du Compagnonnage regroupe essentiellement, outre la notice « historique » sur les Devoirs, une pièce de moralité, des chansons et un traité de géométrie. Il s’agit d’un condensé des ouvrages familiers au peuple[5], qui récupère les formes traditionnelles d’expression populaire, légendes, dialogues, chansons. Par des dialogues didactiques, il mêle la tradition littéraire propre aux catéchismes de la Bibliothèque bleue, vendue par les colporteurs, à la culture technologique et artisanale du traité illustré pour satisfaire le public compagnonnique mais aussi pour étendre son lectorat. La forme dialoguée permet de mieux servir le prosélytisme d’Avignonnais, et Sand conservera cette forme dans les deux-tiers de son roman. Sollicitant la mémoire auditive et visuelle, ces dialogues instructifs, peuvent très bien ne jamais être joués, ils n’en auront pas moins rempli leur fonction de simplification et de fixation, voire de caricature.

Dans la littérature de colportage, la catéchèse avait donné lieu à une autre forme de production dérivée : celle du dialogue comique parodiant les rites de la réception dans la corporation ou dans le Compagnonnage. Cette veine parodique et burlesque prolifère sous l’Ancien Régime, notamment au moment de la Cabale des dévôts du Saint-Sacrement (vers 1680) , pour s’épanouir sous la Restauration dans le théâtre des boulevards et ne s’éteindre qu’après 1845 suite au retentissant procès des Compagnons Charpentiers de Paris. Certains passages des saynètes de la littérature de colportage sont repris dans des pièces de théâtre qui insèrent entre deux airs de vaudeville des [6]   dialogues comme :

LAMOTTE lui frappant les deux mains

  – Tope, pays queu profession ?[7]

 ROBERT, même jeu :

 – Maître charpentier

 FERBLANC

 – C’est-à-dire que vous êtes singe[8] … Voyez-vous l’sournois

 

  Le thème de la bataille de personnages ouvriers porteurs de couleurs ou d’insignes, sert une scénographie friande de pittoresque. Les dramaturges professionnels persistent à se moquer des rites et rivalités des gens des métiers du bois ou de la cordonnerie tandis que Sand, poursuivant sa supplique au lecteur du Compagnon du Tour de France, écrit : « Descends dans ces régions où la poésie comique puise si largement pour le théâtre et la caricature ; daigne envisager la face sérieuse de ce peuple pensif et profondément inspiré que tu crois encore inculte et grossier : tu y verras plus d’un Pierre Huguenin à l’heure qu’il est »[9] Les personnages de Perdiguier, conformément aux us populaires et compagnonniques, ne sont identifiés que par des prénoms ou des surnoms. Ils manquent de consistance psychologique mais construisent de manière très réglée, sans emportement, avec respect pour la parole d’autrui, un débat d’idées.  Cette normalisation de l’expression Sand l’impute au rite – qui contraint à contenir l’agressivité et mesurer la prise de parole –, à son pouvoir civilisateur, et au niveau de réflexion de l’élite ouvrière. Elle a pu  évaluer au travers de la correspondance reçue par Perdiguier, cette autre forme de littérature populaire[10], que les ouvriers sont habitués à discuter ainsi. Louis Reybaud aura tort de reprocher à Sand d’avoir laissé s’exprimer ses héros sur des questions confuses, hors de portée du peuple, peuple qu’il se représente stoïque et privé de parole, mais tout d’instinct[11].

Sand considère «  La rencontre de deux frères » comme le meilleur de l’ouvrage de Perdiguier. Plus rien de burlesque dans  la scène imaginée par Perdiguier qui s’inspire des motifs populaires du topage et de la bataille compagnonniques,  en les colorant de teintes autrement sombres. Ecrite en langage soutenu, cette saynète reprend  sous forme condensée et dramatique, divisée en quatre mouvements, les propos didactiques qui précédent et les thèmes chers au réformateur social. Le narrateur témoigne de la rencontre d’un compagnon cordonnier et d’un compagnon maréchal appartenant à des Devoirs différents qui s’interpellent :

Tope pays quelle vocation ? Le topage dégénère, le maréchal déjà gît à terre tandis que l’autre s’acharne et soudain reconnaît son frère de sang en cet ennemi qu’il était prêt à mettre à mort. Introduit par une brève narration, le premier tableau ne répugne guère à mettre en scène la violence d’un crime, seule une marque portée par l’un de deux adversaires sur la poitrine empêche le fratricide.

La reconnaissance finale des comédies classiques se trouve en position initiale dans le drame afin de justifier  le glissement vers un genre familier aux lecteurs de la Bibliothèque bleue,  l’exemplum, qui par la forme dialoguée ici donnée, s’inscrit dans la lignée des drames religieux. Chargé d’un fort potentiel didactique ce genre qui naît en France au XIIème siècle, vise à émouvoir le peuple[12]. A la fin du Moyen-Age, le drame édifiant, concurrent du sermon, s’était révélé un efficace moyen de communication de masse de la culture urbaine, c’est aussi l’effet recherché ici. Le narrateur emmenant les blessés à l’auberge compagnonnique profite de l’exemple des deux frères[13] pour prêcher la tolérance et dénoncer les funestes conséquences d’actes aussi fanatiques. L’art de la démonstration est si maîtrisé par l’orateur que les compagnons affirment avec enthousiasme, et en chœur (répons), leur désir et leur volonté de justice et de fraternité.

Le second mouvement du texte fait intervenir, le lendemain matin, des compagnons de divers métiers et devoirs pour faire l’apologie du Compagnonnage et vanter les mérites de ceux qui savent repousser l’égoïsme individuel et s’associer. Les intervenants les engagent à progresser encore en étendant leur dévouement pour le compagnonnage à celui pour la patrie et pour l’humanité. Pierre Huguenin, le menuisier du Devoir de Liberté héros du roman sandien, rappellera son antagoniste Jean-le-Dévorant au devoir supérieur de fraternité envers tous les hommes. Ce second mouvement n’est pas repris en tant que tel dans la narration du Compagnon, mais Sand s’en inspirera volontiers dans des romans qui suivront comme La comtesse de Rudolstadt par exemple. Abdel-Nasser Laroussi[14] a montré la continuité de l’utopie de fraternité dans les textes politiques et les romans champêtres de Sand sous la Seconde République. Il est probable que  l’exemple de Perdiguier ait inspiré à Sand l’idée « d’envoyer des ouvriers faire de la propagande dans les départements[15] » lors de la Révolution de 1848, c’est  lui, en tout cas,  qu’elle presse de bien vouloir rédiger une brochure pour le compte du ministère de l’Instruction publique et une autre pour le ministère de l’Intérieur, qu’elle songe à intituler du nom d’un paysan de Nohant, « Parole de Claude Bonnin aux bons citoyens » , et ce sont les compagnons du Tour de France qui vont devenir les émissaires de la république. En 48 des Tour de France comme Guillaumou, Denat ou Chabanne, vont poursuivre l’œuvre de Perdiguier et s’engager très fortement dans les sociétés républicaines, au risque de la déportation ou de l’exil qui les frappera début 1852, après le Coup d’Etat de Napoléon III. Ils vont écrire aussi, car la résistance alors s’opérera par l’écriture des souvenirs et mémoires.

Dans les lettres écrites à la demande du Ministère de l’Intérieur, – dont Sand voulait confier la rédaction à Perdiguier qui se déroba à cette mission – lettres dites de Blaise Bonnin c’est l’ouvrier, celui dont la conscience sociale est éveillée qui en appelle aux liens du sang pour raisonner son frère paysan. Tandis qu’elle agite le spectre du fratricide pour avertir des dangers de la non-reconnaissance mutuelle entre artisan et paysan, elle amène les protagonistes à résoudre leurs divergences par un appel à la cohésion nationale, à une fraternité construite. L’influence d’une saynète dérivée du théâtre religieux a marqué durablement l’imaginaire sandien.

Le troisième mouvement de la saynète de Perdiguier introduit des contradicteurs, partisans des vieilles coutumes flattant l’orgueil et les prérogatives de tel ou tel métier, que le dialogue avec les progressistes amène à la reddition. Un protagoniste appelle ses confrères à participer à l’extinction des préventions entre races, à l’extinction de l’intolérance religieuse, de la division sociale ; ce progrès devant résulter d’un mouvement international. Une série de questions/réponses à la mode des catéchismes exhorte l’assemblée des compagnons à redire en chœur ce credo afin que chacun soit un jour plus heureux car plus digne de l’être.

Le dernier mouvement est pris en charge par un charpentier, prophète en son pays, qui convainc aisément les compagnons de partir en mission à travers toute la France (idée reprise par Sand en 1848)  pour dénoncer au peuple que ses véritables ennemis sont en son sein, qu’il a le devoir de s’instruire, de se moraliser, de prendre soin de son corps. Les missionnaires réussissent à jeter les germes du progrès et de la fraternité dans les grandes villes de France. Pourtant le narrateur « je », se dispense de cette évangélisation de proximité pour livrer à l’impression le compte-rendu de cette mémorable assemblée, et toucher ainsi des lecteurs ouvriers. La saynète, vendue en fascicule séparé et par souscription sur le Tour de France, est vouée à une lecture publique à haute voix et non à être incarnée par des comédiens. La réalité dépassant la fiction, ce dernier mouvement n’avait pas à être transposé par la romancière puisque Perdiguier était réellement parti convertir les ouvriers citadins au nouvel évangile social le temps de la rédaction du roman.

Pour adapter la saynète de Perdiguier, Sand doit résoudre la difficulté de maintenir dans une forme romanesque une conversation philosophique ou morale, un projet politique, un documentaire d’ethnologie et un drame, et elle va magnifiquement réussir ce tour de force. Elle fait se rencontrer Pierre Huguenin, le pacifique et sage héros de son roman et un Dévorant ( compagnon du saint Devoir) agressif et conservateur. Moins optimiste que Perdiguier dans les attendus de sa fiction, Sand est plus réaliste, elle s’attache à traduire les rapports cohérents, logiques, entre l’existence d’un personnage et le contexte idéologique et social qui lui a donné naissance. 

 

La fidélité à Perdiguier n’est donc pas totale. A aucun moment Sand ne consent à sermonner, elle dote le personnage trublion d’une épaisseur psychologique et d’une  conscience morale qui lui permettent prendre en charge directement les leçons de ses erreurs, sans pour autant s’en corriger d’ailleurs. Alors que les personnages de Perdiguier, bouleversés par la gravité de leur faute, se laissent aisément convertir par les prêches, celui de Sand résiste sans raison autre qu’un attachement obstiné à ce qui, dans un roman de chevalerie, passerait pour des valeurs positives parce qu’aristocratiques (honneur, gloire, suprématie, guerre).

Jean le Dévorant fait une apparition éphémère mais il laisse une forte impression tant il est le nœud gordien de la réussite scripturaire de Sand : elle attribue à cet agent un pouvoir d’exemplification et de représentation généralisante en conformité avec les valeurs sociétales des lecteurs ouvriers ou pas, avec les valeurs de l’auteur qu’est Perdiguier comme de l’auteur qu’est Sand.

 

Le second tome du Livre du Compagnonnage pourra être édité chez Pagnerre grâce à l’aide matérielle de Sand, et elle poursuivra la campagne de publicité entamée l’année précédente en plaçant elle-même plusieurs exemplaires de l’ouvrage chez différents libraires provinciaux. Pour leur part, cinq cents compagnons de différents Devoirs souscriront à cette édition. Comparativement à la première, la seconde édition du Livre du Compagnonnage introduit des modifications sensibles dans le contenu du premier tome même : outre les ajouts, d’ordre économique, notons celui de la légende, très détaillée, de Maître Jacques (Père légendaire du Devoir auquel Perdiguier n’appartient pas) pour compléter une notice historique sur le Compagnonnage  qui ne se contente plus d’en référer à la Bible mais cite des ouvrages d’histoire.

 

Durant des années la célèbre artiste et le Compagnon vont entretenir un dialogue fait de confiance et d’estime réciproque, car ils ne se sont pas contentés d’écrire ou de rêver, ils ont mis en pratique cet idéal de concorde et de fraternité qui nourrit la république à laquelle ils aspirent. Sand s’irritera parfois du caractère sombre et un peu pingre d’Avignonnais, mais elle reconnaîtra sa dette envers celui qui l’a éveillé à la cause du peuple. Agricol Perdiguier dit Avignonnais-la-Vertu est un authentique Représentant du peuple et un vrai Compagnon. L’appui de Sand va lui permettre de préciser ses projets politiques, de les étendre à la classe ouvrière et d’obtenir une audience que sans elle, il n’aurait sans doute pas eu.

A quelques temps de la première internationale ouvrière et de la création, en 1864, des Devoirs unis prônés par Perdiguier, l’histoire des associations ouvrières retrouvaient de l’intérêt. Il semble que Sand ne l’ait pas bien perçu, et qu’elle n’ait pas compris la portée symbolique et politique du dernier Tour de France du menuisier en 1863. Pour Sand, ce qui fait le génie de l’action de Perdiguier, c’est de tenter de résoudre le paradoxe entre la conservation des prérogatives de sociétés particulières et l’intégration dans une société mère, notamment par la culture du sentiment de fraternité. Elle ne cherche pas tant à faire du Compagnonnage un conservatoire (ce à quoi se laisse aller Perdiguier), qu’à montrer les voies permettant aux compagnons de composer avec le modernisme afin de survivre dans une communauté capable, après réforme par les femmes, de cordialité et de sagesse, et sensible à des formes non académiques de littérature.

 

                                                                        Martine Watrelot



[1] Agricol Perdiguier : Le livre du Compagnonnage Laffite reprints 1985, édition de 1864.

[2] George Sand : Le compagnon du Tour de France édition René Bourgeois P. U. de Grenoble, 1988 .

[3] Briquet Jean  : Agricol Perdiguier éditions de la Butte aux Cailles 1981 p 181-182.

[4] Agricol Perdiguier : Mémoires d’un Compagnon présenté par Maurice Agulhon, collection « Auteurs de l’histoire » Imprimerie Nationale 1992.

[5] Voir la réimpression faite par Lacour Ollé à Nimes en 1991 de l’ouvrage d’Alexandre Assier, La bibliothèque bleue édité en 1874 et les études de Lise Andries.

[6] « Les Compagnons du devoir ou le Tour de France», tableau vaudeville en un acte par Lafontaine Vanderbuch et Etienne, joué le 30 avril 1827 au Théâtre des Variétés. Sur les emprunts de Perdiguier à ces traditions théâtrales voir notre thèse : Le Rabot et la Plume éd. du Septentrion Villeneuve-d’Ascq, 2002.

[7] Lorsque deux Compagnons se rencontraient sur un chemin, ils procédaient à un rite d’identification et de reconnaissance qui commence par la formule « tope ! » d’où dérive le mot topage.

[8] Surnom donné par le Compagnon au maître propriétaire de la boutique qui l’emploie.

[9]  Le Compagnon du Tour de France op. cit. p. 108. 

[10] Correspondance publiée dans le second tome du Livre du Compagnonnage.

[11] Louis Reybaud alias Léon Durocher rendant compte dans le journal « Le National » des 4 et 18 janvier 1841 du Compagnondu Tour de France.

[12] Le premier de ces drames, Le jeu d’Adam, apparaît au milieu du XIIème siècle et illustre le fratricide de Caïn.

[13]  Episode du célèbre Mystère du vieil Testament, la pièce « Les deux frères », narrant l’histoire d’Abel et Caïn, sert de préludes à certaines Passions. Voir à ce sujet Charles Mazouer : Le théâtre français de la Renaissance, Champion 2002 chapitre « La moralité et la sottie » pp.50-88.

[14] Abdel-Nasser Laroussi-Rouibate : «  Des écrits politiques à La Petite Fadette : George Sand et l’utopie de la fraternité » revue Les amis de George Sand n°25, 2003, pp11-19.

[15] Sand George : Souvenirs de mars-avril 1848 in Oeuvres autobiographiques  Paris, Gallimard, coll la Pléiade, 1978 p1186 tome 2.