La province en décembre 1851

La province en décembre 1851

Étude historique du coup d’Etat

 

par Eugène Ténot

Chapitre VIII

Départements du Midi 

Ardèche et Drôme

 

La contrée montagneuse, et naguère encore un peu sauvage, qui forme le département de l’Ardèche, avait été singulièrement travaillée par les sociétés secrètes. Bien avant le 2 décembre, la réaction s’y sentait débordée et impuissante à arrêter, par les moyens ordinaires, la propagande révolutionnaire. Le département avait été mis en état de siége sans que la situation se fût sensiblement modifiée.

 

Il s’y produisit en décembre des mouvements nombreux, mais sur lesquels il n’existe que fort peu de documents. Notre récit en sera forcément très succinct.

 

L’insurrection éclata, dès le 4, dans l’arrondissement de Privas. Des bandes qui paraissaient avoir été fort nombreuses, venues surtout de Saint-Vincent, Barrès, Saint-Léger, Bressac, Baix, Cruas, Saint-Symphorien, se portèrent sur Privas. Le général Faivre les repoussa après un combat assez vif, livré à l’entrée de la nuit, à quelque distance de la ville. Cependant, ces bandes ne se dispersèrent pas. Elles tinrent la montagne pendant plusieurs jours vers Aubenas, Vals, Bourg-Saint-Andéol.

 

Le général Faivre s’était empressé de demander des secours à Valence. Le général Lapène lui envoya de cette ville deux pièces de canon avec une escorte suffisante. Elles descendirent par la rive gauche du Rhône, pour éviter la Voulte, les Charmes, etc., communes qui venaient de s’insurger. Le détachement traversa sans encombre le défilé du Pouzin, très-mauvaise localité, dit le général Lapène, et arriva sans incident à Privas[1].

 

Toute la partie du département qui avoisine Valence, se mit aussi en insurrection, notamment Saint-Péray, Guilleraud, etc.

 

Largentière, chef-lieu d’arrondissement, fut attaqué par des bandes nombreuses. La garnison se défendit vigoureusement. Le sous-préfet, Nau de Bauregard, fit une sortie à la tête d’une compagnie de grenadiers, et fit des prisonniers aux insurgés, qui battirent en retraite.

 

Ils ne paraissent cependant s’être entièrement dispersés que vers le 10 ou le 11, lorsque la résistance parut complètement inutile.

 

Le département de la Drôme est formé de la partie méridionale du Dauphiné. On connaît les opinions politiques de cette vaillante province. Elle commença la révolution et lui resta fidèle, surtout aux mauvais jours de 1815 et 1816. C’est à elle que songeait cet orateur du temps de la Restauration, qui menaçait un jour les royalistes d’une Vendée de patriotes.

 

En 1848, le Dauphiné ne démentit pas ses vieilles traditions ; il ne nomma guère, tant dans l’Isère que dans la Drôme, que des représentants de l’opinion républicaine avancée.

 

Les habitants de la Drôme avaient embrassé le parti démocratique avec une chaleur extrême. Dès 1850, l’agitation était grande dans ce pays qui ne voyait qu’en frémissant les progrès de la réaction. Toutefois, les haines politiques étaient moins violentes qu’en Provence et en Languedoc; l’absence d’un parti légitimiste influent y rendait la lutte moins envenimée. Les convictions y étaient peut-être plus profondes, l’énergie supérieure, mais plus grande aussi la modération.

 

Le département était en état de siége, depuis la découverte du complot de Lyon. Néanmoins, de fréquentes arrestations, des condamnations, des persécutions, toutes les rigueurs de l’autorité militaire n’avaient nullement réussi à ralentir les progrès du mouvement républicain. L’espoir d’une victoire complète en 1852 faisait tous les esprits inaccessibles au découragement. Les sociétés de Montagnards couvraient le pays ; elles avaient de nombreux affiliés dans les moindres villages. Ceux des républicains qui n’avaient pas voulu en faire partie n’en connaissaient pas moins le secret, et comptaient bien se servir de cette force si une lutte devenait nécessaire.

 

L’état de siège avait profondément irrité ces populations fières et peu endurantes. Les saisies, les procès, les poursuites, les condamnations, avaient rempli le pays de contumaces. Loin de fuir à l’étranger, ils restaient cachés dans le pays, attendant 1852. Les montagnes, les forêts, et par dessus tout la complicité d’une population entière, leur rendaient la chose facile. Ils trouvaient partout asile dans les domaines comme dans les chaumières. Bien peu, même parmi leurs ennemis politiques, auraient osé leur refuser un gîte et des aliments. On s’imagine sans peine quelles passions ces hommes toujours traqués, toujours inquiets, devaient souffler au coeur des paysans.

 

Cette situation était grave, et il ne fallait pas beaucoup de clairvoyance pour voir là tous les éléments d’une redoutable insurrection.

 

La position topographique du département contribuait à y rendre un soulèvement infiniment dangereux pour le Coup d’État.

 

Placé en face de l’Ardèche dont les dispositions étaient semblables, le département de la Drôme coupe d’une manière absolue toute communication entre Lyon et Marseille, c’est-à-dire, dans la situation, entre Paris et le Midi. Qu’on juge de l’effet produit et sur le peuple et sur l’autorité par le manque de nouvelles de Paris dans toute la contrée que nous venons de parcourir. Il est très-probable que si l’autorité n’était restée maîtresse de Valence et de Montélimart, le 4 et le 5, la levée en masse du Midi s’effectuait.

 

Ce qui fit le salut de l’autorité dans la Drôme fut, croyons-nous, ce qui devait précisément assurer le succès de l’insurrection, c’est-à-dire l’organisation secrète. Ceci mérite explication.

 

A l’élan spontané, au soulèvement universel, à la furieuse impétuosité qui font la force d’un mouvement populaire, les sociétés secrètes substituaient l’obéissance passive à un mot d’ordre, au signal d’un chef.

 

Elles subordonnaient la force et la conscience du peuple à la conscience et à l’énergie de quelques individus. Que ces individus, ces chefs, fussent, comme on l’a vu quelquefois, des hommes consciencieux et intrépides, le soulèvement populaire prenait un double et redoutable caractère de spontanéité et de discipline, devant lequel tombait toute résistance.

 

Mais qu’ils fussent, comme il arrive dans plusieurs cas, des hommes sans caractère, faiblissant sous la responsabilité de leur rôle, et la discipline tuait la spontanéité, l’élan individuel ne suppléait pas à la direction.

 

On a vu, parfois, des insurrections partielles fomentées par des sociétés secrètes ; des révolutions, jamais.

 

Le nombre des Montagnards affiliés dans la Drôme dépassait trente mille. Aux fondateurs et aux chefs primitifs de la société avaient succédé, à la suite d’obscures intrigues, des hommes nouveaux.

 

L’envieuse jalousie de toute supériorité, qui est l’une des plaies de la démocratie, avait eu, parait-il, une grande part dans ces transformations souterraines. Au moment du 2 décembre, les chefs suprêmes étaient, le président du Comité directeur, surtout, des hommes d’une intelligence et d’une énergie fort ordinaires. Ce dernier était un jeune homme sans influence, peu instruit et très-indécis. Il était peu capable de prendre une résolution et encore moins de rien diriger, une fois la résolution prise. Le secret dont il était entouré donnait à ses ordres, auprès de la masse des affiliés, un prestige que son incapacité devait rendre funeste à son parti[2].

 

L’autorité disposait dans la Drôme de forces militaires assez importantes. Valence avait une garnison d’artillerie, Romans un bataillon du 32e de ligne, Montélimart deux dépôts, l’un du 13e, l’autre du 63e de ligne. Il n’en est pas moins vrai que ces forces eussent été bien faibles, si les trente mille affiliés de la Drôme se fussent levés en masse, comme faisaient en ce moment les dix mille des Basses-Alpes.

 

La nouvelle de la dissolution de l’Assemblée nationale se répandit dans la journée du 3 décembre. Tout le département tressaillit comme frappé d’une secousse électrique. L’agitation fut immense. Dans une multitude de communes, on se prépara ouvertement au combat ; on se procurait de la poudre, on fondait des balles, sans songer à se cacher. Cependant, pas d’explosion immédiate. On attendit partout le signal. Les chefs de section des Montagnards partirent presque tous pour Valence, chercher des ordres.

 

Dans cette ville, l’animation était grande. Beaucoup parmi les républicains modérés, surtout, doutaient que le préfet et le général donnassent leur adhésion aux décrets présidentiels, et, dans cette croyance, s’opposaient à un mouvement insurrectionnel. Beaucoup de conseillers généraux étaient accourus à Valence. A peine arrivé, l’un d’eux se présenta au cabinet du préfet, et engagea vivement cet administrateur à convoquer immédiatement le Conseil général en session extraordinaire, et à le charger de veiller au maintien de l’ordre et à la défense de la Constitution.

 

« Il n’y a plus de pouvoirs légaux, disait-il, le Conseil général élu du suffrage universel reste la seule autorité légitime. »

 

Le préfet discuta quelque temps la proposition et finit par y opposer une fin de non-recevoir.

 

Le conseiller ne se tint pas encore pour battu. Il prit sur lui d’adresser une lettre de convocation à ses collègues. Un certain nombre essayèrent de se constituer, mais sans succès.

 

Pendant ces essais de résistance légale, voici, si nos renseignements sont exacts, ce qui se passait parmi les Montagnards.

 

Beaucoup de chefs de section pressèrent leur chef suprême de donner le signal immédiat du mouvement, de profiter du premier moment de surprise pour s’emparer du télégraphe et enlever la Préfecture par un coup de main vigoureux. Le chef s’y refusa catégoriquement, et déclara ne vouloir agir que selon l’attitude de Paris et de Lyon. Les chefs de section durent revenir dans leurs cantons, se tenir prêts et attendre un nouveau signal.

 

Ceci fut fort heureux pour l’autorité. C’était au moins quarante-huit heures gagnées. Délai immense dans une pareille situation.

 

Pendant ce temps, les dépêches du gouvernement allaient passer librement, rassurer les fonctionnaires dans tout le Midi, et décourager le parti démocratique.

 

Le jeudi soir, lorsque tout espoir de voir les chefs de l’autorité faiblir ou s’associer à la résistance fut pleinement évanoui, beaucoup de républicains songèrent plus vivement encore à en appeler à la force.

 

Un homme influent et n’appartenant point aux sociétés secrètes, courut chez le chef qu’il connaissait, le pressa de se servir de l’arme qu’il avait en main, et de donner le mot d’ordre d’insurrection. Le chef hésitait toujours. Son interlocuteur lui exposait l’importance de Valence, la facilité de s’emparer de l’autorité (il indiquait un terrible moyen de diversion, l’incendie des meules à fourrage et des casernes de l’artillerie) ; Valence à nous, le télégraphe coupé et les nouvelles interceptées, ajoutait-il, tout le Midi monte jusqu’à Valence[3].

 

Une semblable résolution demandait plus d’énergie que n’en avait l’homme auquel on la proposait. Il se récria et ne décida rien.

 

Cependant, de nouvelles excitations lui firent envoyer le mot d’ordre d’insurrection aux cantons ruraux, mot d’ordre qui fut expédié le vendredi matin. Dans l’après-midi, l’arrivée de la dépêche télégraphique annonçant la répression de la résistance de Paris l’intimida tellement, qu’il envoya partout contre-ordre, mandant que tout était perdu, que personne ne bougeât.

 

Ce contre-ordre n’arriva pas dans certains cantons et ne fut pas obéi dans d’autres. De là ces mouvements tardifs, désordonnés, sans entente, mais impétueux, qui ébranlèrent une partie du département.

 

La petite ville de Crest, située à vingt-huit kilomètres sud-est de Valence, sur la rive droite de la Drôme, est le point central où viennent se croiser les routes qui conduisent au chef-lieu les habitants de la majeure partie des arrondissements de Die, Nyons et même Montélimart. Dans un cas d’insurrection, Crest était un point stratégique important, puisque la majeure partie des rassemblements qui voudraient se porter sur le chef-lieu devaient nécessairement y faire leur jonction.

 

Le 3, au soir, à la première nouvelle des événements, trois ou quatre cents ouvriers avaient parcouru les rues de la ville, dévasté les bureaux d’octroi et menacé la caserne de gendarmerie. Le maire, Moustier, avait réussi à calmer cette première effervescence que n’encourageaient pas les chefs des Montagnards de la ville.

 

Le 4, le général Lapène, qui jugeait parfaitement de l’importance de ce point, y envoya le capitaine Gillon avec soixante artilleurs à pied ou à cheval. Des arrestations furent opérées, et le calme se rétablit. M. Léchelle, conseiller de préfecture, délégué à Crest, y arriva le vendredi matin et s’occupa avec la plus grande activité de relever le moral des habitants réactionnaires. Secondé par le maire, il y réussit assez bien. Une garde civique, peu nombreuse il est vrai, s’organisa, et le commandement en fut confié à M. de la Bretonnière. Dès ce moment, le maintien de la tranquillité à l’intérieur de Crest fut assuré.

 

Le soir de ce jour, 5 décembre, un exprès venu de Die, chef-lieu d’arrondissement, à soixante kilomètres à l’est de Valence, au centre de la vallée supérieure de la Drôme, apporta une dépêche du sous-préfet, M. de Chazelles.

 

Ce fonctionnaire représentait sa situation comme très-grave. Toutes les communes environnantes se préparaient ouvertement à l’insurrection. Il n’y avait pas de moyens de résistance, et il demandait de prompts secours.

 

Une compagnie du 32e de ligne fut expédiée de Romans, le samedi matin, et reçut ordre de se rendre à Die, en passant par Crest. Elle arriva dans cette dernière ville à une heure de l’après-midi.

 

Dans l’intervalle, le contre-ordre des sociétés secrètes de Valence arriva à Die, et l’agitation se calma d’elle-même, sans avoir produit d’événements graves. Ce contre-ordre ne fut pas transmis par la faute, dit-on, du chef de section de Crest, aux communes des environs, ni aux cantons sud de la rive gauche de la Drôme. Dans la nuit du vendredi au samedi, le tocsin commença à sonner dans presque tous les villages du canton de Saillans, puis dans ceux du canton de Crest.

 

Des rassemblements formés à Beaufort, Mirabelle, etc., traversèrent Saillans et se dirigèrent sur Crest, en suivant la vallée, par la rive droite de la Drôme. Beaucoup de ces bandes étaient conduites par leurs maires en écharpe et portant en tête le drapeau tricolore de la commune. Armées de fusils de chasse et assez dépourvues de munitions, ces premières bandes républicaines, quoique peu nombreuses encore, ne laissaient pas que d’être redoutables.

 

La nouvelle de leur approche fit retenir à Crest la compagnie du 32e. Le capitaine d’artillerie Gillon, chef de la garnison, envoya un piquet de cavalerie reconnaître les insurgés. La troupe arriva au village d’Aouste, à deux kilomètres de Crest, au moment où le maire parlementait avec les paysans. Ce maire, nommé M. Gresse, avait fait de grands efforts pour dissuader le rassemblement de continuer sa marche. Ses exhortations n’avaient pas été toutefois sans succès. Les gens de Saillans et ceux de quelques autres villages se retirèrent.

 

Le rassemblement, réduit par cette défection à trois cents hommes environ, ne se découragea pas. Animé par quelques hommes intrépides, il forma le projet audacieux d’enlever de vive force la ville de Crest.

 

La route de Crest suit, depuis Aouste, une jolie plaine, assez large et fort propre aux mouvements de la cavalerie. Les républicains, craignant d’être culbutés en plaine par les artilleurs à cheval et les gendarmes, gagnèrent les flancs de la montagne qui borde la vallée et s’avancèrent sur Crest par les hauteurs.

 

Crest est situé à un étranglement de la vallée. La montagne projette en cet endroit un contre-fort rocheux qui s’abaisse rapidement, se dirigeant droit à la rivière, et finit par un escarpement brusque, la dominant à trois cents pas de distance. La ville est bâtie sur les dernières pentes, le long de la rivière.

 

La crête de ce contre-fort forme un petit plateau large d’une vingtaine de mètres, très-long, planté en vignes et bordé de rochers. Un peu au-dessous du pont où le plateau finit par un escarpement, se dresse une haute et solide tour carrée, reste des anciens remparts de Crest. D’un côté, elle commande toute la ville, de l’autre, quoique sa base soit au-dessous du plateau, elle est assez élevée pour que ses créneaux le dominent sur une assez grande étendue.

 

Les trois cents paysans républicains descendant de la montagne suivaient ce plateau ; ils marchaient rapidement, allant droit à la tour. Ils comptaient, sans doute, la trouver sans défense, et comprenaient fort bien que la possession de ce poste allait leur assurer la possession de la ville.

 

Le capitaine Gillon n’avait eu garde de laisser dégarni un point aussi important. La garde civique, commandée par M. de la Bretonnière, était sur la plate-forme de la tour avec un détachement d’artilleurs. Le capitaine Frézière, avec une section de sa compagnie du 32e, s’était posté au haut de l’escarpement, sur le plateau même, autour d’une chapelle, couvert par des murs de clôture et protégé par le feu de la tour.

 

Le reste de la garnison occupait des barricades élevées aux principales issues de la ville. Le capitaine Gillon était à peine au haut de la tour, que les paysans parurent descendant le plateau très-résolûment.

 

Les sentinelles crièrent : qui vive ! et firent feu.

 

Les républicains ripostèrent au cri de : vive la République ! vive la liberté ! et se portèrent en avant.

 

Une vive fusillade du détachement d’infanterie et des gardes civiques, tirant par les créneaux de la tour, les arrêta. Le feu fut très-vif pendant quelques instants de part et d’autre. Les soldats et les gardes civiques se battant à couvert, n’eurent pas un blessé. Les républicains que rien ne protégeait contre les balles, reculèrent bientôt, renonçant à enlever une position aussi forte.

 

Seulement, ils s’arrêtèrent à quelques cents pas en arrière sur le plateau et se disposèrent à camper. Ils allumèrent des feux de bivouac et placèrent très-bien leurs vedettes dont on entendit toute la nuit, d’intervalle en intervalle, le cri : sentinelle, prenez garde à vous !

 

Cette vigueur dans l’attaque et ces précautions militaires chez une petite bande de paysans, frappèrent les officiers d’une surprise dont on retrouve la trace dans le rapport du général Lapène[4].

 

Ceci se passait vers cinq heures. A sept heures, on entendit le son du tambour et le chant de la Marseillaise sur l’autre rive de la Drôme. La situation devenait difficile. Si ces insurgés se montraient aussi braves que ceux du plateau, la ville courait grand risque d’être enlevée. Il est vrai que la rivière grossie par les pluies d’hiver n’était pas guéable, et le pont défendu par une forte barricade présentait un obstacle sérieux. La barricade, sorte de petite redoute construite par l’artillerie, était un peu au-delà du pont, sur une place entourée de quelques maisons, au point de jonction des routes de Loriol et de Montélimart. Vingt-cinq soldats d’infanterie, commandés par le sous-lieutenant Ollivier, se tenaient derrière avec dix artilleurs à cheval.

 

Les insurgés venaient de Grâne et de Chabrillant, deux fortes communes du canton de Crest (sud). Ces deux villages avaient des condamnés contumaces, qui furent probablement les instigateurs du mouvement.

 

On prêchait depuis huit jours une mission à Grâne. — Les missionnaires n’avaient-ils pas fait, dans leurs sermons, quelque excursion dans le domaine de la politique ? — On n’ose guère affirmer le contraire si l’on se souvient des aménités que le clergé d’alors adressait en chaire aux démocrates. Ceci expliquerait, sans toutefois l’excuser, la façon dont les paysans traitèrent ces missionnaires.

 

Le mouvement éclata, le samedi, vers midi. La foule courut au presbytère et s’empara des missionnaires, du curé de Grâne, de son vicaire et du curé de Montéléger. On les conduisit sur la place au milieu de cris, d’injures et de menaces peu rassurantes.

 

« Les femmes, dit l’abbé Forges dans une lettre publiée par divers journaux, les femmes étaient plus exaltées que les hommes. Elles nous injuriaient et applaudissaient à notre arrestation, disant que c’était bien fait. »

 

Un certain nombre d’habitants réactionnaires ne tardèrent pas à partager le sort des prêtres. Quand la bande se mit en marche, ils furent conduits à la queue de la colonne. Quelques prêtres obtinrent d’être menés en voiture.

 

La bande de Grâne se recruta à Chabrillant où des scènes semblables se passèrent, et le rassemblement, fort de six à sept cents hommes, se mit en marche pour Crest en remontant la rive gauche de la Drôme.

 

Il parait certain que ces paysans avaient conçu une pensée qui honore peu leur courage et leur générosité : mettre leurs otages en tête de la colonne et les pousser devant eux en s’en servant comme d’un rempart contre le feu de la troupe.

 

Arrivés en face de la barricade, ils firent effectivement passer en tête les prêtres et les autres otages. Mais, soit que certains insurgés s’y opposassent, soit pour tout autre motif, la chose fut loin de se faire d’une manière complète, et les otages se trouvèrent pêle-mêle avec les insurgés.

 

Des gens capables de faire un pareil calcul ne se sentaient pas très-braves. Au premier feu de file des soldats, un désarroi complet se mit dans le rassemblement. Les dix cavaliers en profitèrent, et débouchant de derrière la barricade, ils poussèrent une charge audacieuse sur les insurgés.

 

La fusillade des soldats avait tué et blessé quelques insurgés sans atteindre aucun des otages. Le désordre produit par ce premier feu était tel, qu’à l’arrivée des artilleurs à cheval, toute la masse prit honteusement la fuite. Quelques-uns, à peine, se retournèrent pour faire feu. Le brigadier Cardinal fut tué d’une balle. Presqu’en même temps, le maréchal-des-logis Carrier atteignit un des fuyards et lui cria : « bas les armes ! »

 

Cet homme fit mine de jeter son fusil, et lorsque le militaire relevait son sabre sans méfiance, il le tua d’un coup de fusil.

 

Il fut plus tard dénoncé par beaucoup de ses camarades et condamné à mort par un Conseil de guerre. Il se nommait Soulier. Sa peine fut commuée par le Président de la République.

 

Cette insurrection de Grâne et Chabrillant n’est, du reste, qu’une exception unique dans un pays où les paysans républicains se montrèrent aussi modérés que courageux.

 

Le rapport sur ces événements étant arrivé le soir même à Valence, le général Lapène, frappé de l’importance de la position de Crest, s’empressa d’y envoyer des renforts.

 

Le chef d’escadron d’artillerie, Delamothe, partit aussitôt de Valence avec une pièce de huit et un obusier de 0 mèt. 15 cent., largement approvisionnés de boulets et mitraille, avec une nombreuse escorte d’artilleurs à cheval et de servants armés de carabines à tige. Le lieutenant Tricoche qui était à Chabeuil avec quarante artilleurs, reçut également ordre de se rendre à Crest. Tous ces renforts y arrivèrent à quatre heures du matin.

 

Le commandant Delamothe, s’étant rendu compte de la situation, résolut de commencer par déloger à l’instant les trois cents républicains qui bivouaquaient sur le plateau. Leur présence sur ce point était gênante pour la troupe, et pouvait devenir dangereuse s’ils recevaient des renforts. En se prolongeant sur leur droite, ils auraient pu couper les communications avec Valence qu’il importait de tenir ouvertes.

 

L’obusier fut hissé sur un petit plateau proche de la tour, de manière à prendre les insurgés à revers. Une section du 32e devait les attaquer de front, pendant qu’une autre, disposée en tirailleurs sur le revers est de la montagne, les menacerait en flanc. Un détachement de cavalerie conduit par un officier devait aussi gagner le plateau sur leurs derrières.

 

Les paysans, un peu découragés par la prompte déroute de leurs amis de la rive gauche, avaient espéré voir arriver des renforts pendant la nuit. Le matin, se voyant seuls, ils avaient déjà résolu la retraite, lorsqu’un premier coup de canon donna le signal de l’attaque.

 

La troupe exécuta les mouvements ordonnés avec beaucoup de vigueur, mais elle ne réussit pas à couper les insurgés qui gagnèrent la montagne en tiraillant avec l’infanterie, et disparurent sans laisser de prisonniers[5].

 

Le commandant Delamothe était à peine de retour de cette petite expédition, qu’il apprenait par la rumeur publique l’insurrection générale des cantons au delà de la Drôme. On annonçait qu’une nouvelle et formidable colonne allait bientôt se présenter à la tête du pont.

 

Cette nouvelle était exacte. De graves événements venaient de se passer dans toute cette région.

 

A 40 kilomètres environ, au sud de Crest, se trouve la ville de Dieu-le-Fit. L’opinion démocratique dominait dans cette petite cité manufacturière et commerçante. Un pharmacien, nommé Darier, homme énergique, actif, très-populaire, avait été l’organisateur du parti dans ce canton. La population ouvrière de la ville était toute sous son influence.

 

Entre Dieu-le-Fit et Crest, s’étend le canton de Bourdeaux. C’est un pays montagneux, assez riche et plus éclairé que ne sont d’ordinaire les pays de montagnes. Une grande partie de la population est protestante, ce qui n’avait fait qu’y rendre plus facile la diffusion de l’idée républicaine.

 

Le chef-lieu Bourdeaux est un bourg de quinze à dix-huit cents âmes. De Bourdeaux on aurait pu dire ce que M. Maquan dit de Salernes : « Riches et pauvres, bourgeois et paysans, patrons et ouvriers, et, ce qui n’est pas moins rare, protestants et catholiques y vivaient dans le plus complet accord d’opinions. »

 

Le « parti de l’ordre » n’existait pas dans ce canton.

 

Ajoutons, pour être juste, que l’unanimité y avait produit d’excellents effets. Ces braves gens étaient naïvement républicains, sans connaître les divisions ni les passions jalouses qui gangrenaient ailleurs leur parti.

 

On conçoit l’effet produit dans un semblable pays par la nouvelle des décrets du 2 décembre. Les républicains influents dirent à ces paysans que ce qui les passionnait si fort, la République, la liberté, étaient perdues, s’ils ne prenaient les armes pour les défendre. Ils se levèrent en masse.

 

Le jeudi et le vendredi, les chefs qui attendaient toujours les ordres de Valence eurent toutes les peines du monde à retenir leurs hommes.

 

Le samedi, le tocsin sonna de toutes parts. A l’entrée de la nuit, l’insurrection éclata dans toutes les communes des cantons de Dieu-le-Fit, Bourdeaux, Marsanne et partie de Crest (sud), et nulle part elle ne fut souillée d’excès.

 

A Bourdeaux, la foule réunie était surtout bruyante et joyeuse. Quelques voix proposèrent de désarmer les gendarmes. Un paysan fit remarquer que puisqu’ils demeuraient inoffensifs, mieux valait que le peuple les respectât et n’imposa pas à de braves militaires l’outrage d’un désarmement. Et la foule applaudit.

 

Des émissaires couraient de commune en commune, portant des messages, activant le mouvement. Le rendez-vous général était fixé pour le lendemain matin, à Saou, village à trois lieues de Crest.

 

Un incident héroï-comique égaya fort les paysans du village de Poët-Célarde.

 

Dès que le mot d’ordre y fut transmis, le maire de cette commune, A…, chaud démocrate, s’empressa d’appeler le peuple aux armes. Trouvant qu’on ne répondait pas assez vite à son appel, le maire court lui-même au clocher, empoigne la corde et sonne furieusement le tocsin. La vieille corde qui ne s’était jamais sentie secouée d’une semblable façon, casse. Le maire fait la culbute, le tronçon de corde à la main. C’était de mauvais augure, — un Romain aurait reculé, — mais le maire de Poêt-Célarde n’avait pas de préjugés. Il se relève, revient à la Mairie, se ceint de son écharpe, prend son fusil à deux coups et conduit ses administrés à la défense de la République et de la Constitution[6].

 

Tous les contingents du canton de Bourdeaux réunis dans le bourg, au milieu de la nuit, par un clair de lune superbe, se disposèrent à prendre le chemin de Saou. M. Cavet, ancien commandant de la garde nationale, était en tête, en uniforme.

 

« Qu’on n’oublie pas que nous ne voulons que des volontaires ! s’écria-t-il. »

 

Et la colonne défila, applaudie par les femmes et les enfants.

 

Un témoin oculaire de cette scène, non un acteur, nous disait naguère : « Je croyais assister à quelque épisode de la grande levée de 92. »

 

L’ardeur de cette population était telle que, le lendemain, un jeune clerc de notaire, pacifique garçon, qui n’était pas parti avec les autres, fut hué par les jeunes filles et les femmes et obligé de se cacher.

 

Dieu-le-Fit s’était aussi levé en masse. Le contingent du canton, conduit par Darier, traversa Bourdeaux quelques heures après.

 

Au Puy-Saint-Martin, canton de Crest (sud), un épicier, nommé Comte, se mit à la tête de l’insurrection et entraîna toute la commune, malgré la résistance du maire.

 

Saou, où devaient se concentrer les diverses colonnes, était déjà en insurrection. M. Alvier, régisseur des propriétés de M. Crémieux, et un paysan nommé Marcel, avaient soulevé la commune et s’empressaient de faire préparer des vivres et du vin pour les bandes fatiguées d’une longue marche.

C’était un curieux spectacle que celui que présentaient le village et ses abords dans cette matinée du 7 décembre. Le soleil était radieux, et les pittoresques rochers qui dominent le bassin de Saou, encadraient dignement le tableau formé par cette foule d’hommes de toute condition et de tout âge, vêtue de blouses, de redingotes, de casquettes, de chapeaux, hérissée de baïonnettes, de fusils de chasse, de fourches, grouillant, chantant, criant, gesticulant pêle-mêle. Cette véritable levée en masse comptait bien trois mille hommes, dont deux mille résolus et assez bien armés, les autres plutôt curieux que combattants.

 

Nul excès ne fut commis. Il y avait, peut-être bien, çà et là, dans le contingent de Dieu-le-Fit, quelques-unes de ces figures portant les stigmates du vice comme on n’en rencontre que trop dans les villes manufacturières. Mais les rudes et honnêtes paysans, qui formaient la masse, se sentaient assez forts pour leur faire respecter ce qu’ils auraient envie de violer.

 

A Crest, le commandant Delamothe, informé par un rapport digne de foi de la marche des insurgés, fit compléter la redoute élevée à la tête du pont. La pièce de huit y fut placée en batterie. Lui-même, impatient de s’assurer de leur force, et ne redoutant nullement un pareil rassemblement de paysans sans organisation ni discipline, se mit en marche avec l’obusier, un fort détachement d’artilleurs à pied et à cheval, et la compagnie de ligne. Il se porta sur la route de Montélimart, accompagné du maire de Crest qui devait guider la colonne, le pays étant fort accidenté en cet endroit. Il était environ deux heures de l’après-midi.

 

Les républicains approchaient. Ils avaient quitté Saou vers onze heures et demie. M. Darier avait pris le commandement de la colonne. Il n’y avait, du reste, aucune organisation militaire. Tout le rassemblement marchait par communes, les drapeaux en tête. Croyant le département levé en masse, ils avançaient pleins de confiance. Ils ne croyaient pas trouver de résistance sérieuse à Crest ou, du moins, espéraient-ils y être rejoints par de nombreux contingents de la vallée de la Drôme. Ils comptaient, du reste, que l’artillerie s’empresserait de fraterniser avec eux.

 

Lorsque leur tête de colonne arriva au hameau de Lambres, situé dans un vallon, à une demi-lieue de Crest, M. Darier, qui sentait la nécessité de s’organiser en vue d’un combat possible, envoya un jeune homme de Bourdeaux, qui lui servait d’aide-de-camp, arrêter la colonne au bas de la côte. Tout le rassemblement fut bientôt massé dans le vallon.

 

On demanda les anciens militaires. Ils étaient assez nombreux, et l’on désigna, à la hâte, parmi eux, les chefs autour desquels devaient se grouper les combattants de chaque commune.

 

On s’occupait de choisir des parlementaires à envoyer à Crest, lorsque, tout à coup, une femme parut au haut de la petite colline qui les séparait de la vallée de la Drôme et s’écria d’une voix perçante :

 

— Vous êtes perdus ! voilà l’artillerie !

 

L’effet produit par ce cri d’alarme ne fut pas du tout celui qu’on pourrait croire. Les curieux et les timides restèrent au fond du vallon ; mais deux mille hommes se déployant des deux côtés de la route, sur une longue ligne, avec une ardeur et un ensemble extraordinaires, marchèrent d’un pas rapide vers le haut du coteau.

 

Lorsqu’ils couronnèrent la hauteur, la colonne du commandant Delamothe était à trois cents mètres, à peine. Il fit faire halte et pointer le canon.

 

Les paysans républicains s’avançaient, débordant de beaucoup sa troupe. La plupart tenaient le fusil la crosse en l’air, et criaient :

 

— Vive l’artillerie ! vivent nos frères ! vive la République !

 

Un coup de canon, dont l’obus coupa un arbre en deux et emporta la tête d’un citoyen nommé Tariot, du Puy-Saint-Martin, arrêta court les paysans.

 

Mais leur hésitation ne dura qu’un instant. Le centre et la gauche ripostèrent par une vive fusillade, tandis que la droite du rassemblement, formée par le contingent de Bourdeaux, s’élançait, à la voix de M. Cavet, de manière à tourner la troupe et à l’envelopper.

 

Le combat ne fut pas long. Les artilleurs eurent à peine le temps de tirer deux autres coups de canon, qu’assaillis de toutes parts, deux chevaux de la pièce étant blessés, il leur fallut songer à la retraite. Ce mouvement en arrière enflammant les paysans, ils s’élancèrent avec plus d’ardeur, et la retraite de la troupe se changea promptement en une course assez précipitée.

 

Les gens de Bourdeaux redoublaient de vitesse pour couper la route de Crest derrière les soldats et arriver sur la pièce. Le terrain planté en vignes reliées par des fils de fer gênait et ralentissait leur marche ; l’obusier les devança et arriva enfin à la redoute du pont. Il était temps ; l’un des chevaux s’abattit raide mort en ce moment.

 

La troupe allait retrouver ici tous ses avantages.

 

La redoute du pont avec la pièce de huit, les approches protégées par des maisons où se tenaient des soldats embusqués à toutes les fenêtres, n’était pas un obstacle facile à emporter.

 

L’obusier fut placé sur le quai intérieur de la ville de manière à enfiler la route de Montélimar qui débouche perpendiculairement à la rivière, mais non en face du pont.

 

Les autres défenseurs de la ville se tenaient rangés sur les quais et aux autres points menacés.

 

Les républicains s’étaient arrêtés et délibéraient. Un ouvrier de Crest, traversant la Drôme au péril de sa vie, était venu les avertir de l’inaction de la ville et du reste du département. Mais ils étaient en ce moment trop exaltés de leur premier succès pour renoncer à la lutte.

 

Ils prirent donc la téméraire résolution de forcer le passage du pont. Le contingent de Bourdeaux voulut former la première colonne d’attaque[7].

 

Cette colonne se forma sur la route, à une certaine distance en arrière, compacte et serrée ; elle entonna la Marseillaise, puis s’élança au pas de course, droit à la redoute.

 

Lorsqu’elle n’en fut plus qu’à cent pas, le canon, chargé à mitraille, tonna.

 

L’effet en fut terrible. Tout le premier peloton d’insurgés tomba sous cette seule décharge[8]. La colonne s’arrêta,flotta un instant indécise, puis se rejeta sur les deux côtés du chemin.

 

Quelques hommes intrépides essayaient de la relancer. Un des tambours continuait de battre la charge. M. Cavet, la tunique déchirée par la mitraille, agitait son sabre. Le maire de Poët-Célarde, — le furieux sonneur de tocsin, — resté presque seul sur la route, criait :

 

— Allons, mes enfants, encore un effort ! Nous les tenons !

 

Ce fut inutile : les paysans se bornant à riposter à coups de fusil, n’osèrent pas tenter un nouvel assaut.

 

Cependant, se portant aussitôt en masse sur la digue de la rivière, à droite et à gauche du pont, embusqués dans les jardins, derrière des murs de clôture, dans des maisons éparses çà et là, ils engagèrent contre les défenseurs de Crest la fusillade la plus vigoureuse et la mieux soutenue.

 

Au-dessous du pont, surtout, le feu était très-vif. L’obusier fut pointé de ce côté pour contenir les tirailleurs insurgés. Fantassins et artilleurs ripostaient d’ailleurs avec intrépidité. Le canonnier Combrexelles, vieil et brave soldat, tomba mort, frappé d’une balle au front au moment où il pointait son obusier.

 

Au premier rang des républicains, sur la digue, on remarquait un jeune homme d’une des meilleures familles du pays, M. Vernet, de Bourdeaux[9]. Employé au parquet du procureur général d’Alger, il était revenu depuis peu en convalescence chez lui. Républicain comme tous ses compatriotes, il avait marché des premiers, et faisait le coup de feu avec une rare bravoure. Le gland de sa calotte rouge fut emporté par une balle, et son paletot percé de cinq autres.

 

En face de la redoute et de l’autre côté, au-dessus du pont, le combat était aussi acharné. Un ancien zouave du Puy-Saint-Martin animait les paysans par son exemple. Le canonnier Montigneul eut le bras cassé par une balle en rechargeant sa pièce. De trois à quatre heures surtout, le canon gronda avec vigueur, et la fusillade la mieux nourrie y répondit.

 

Même au milieu de cette scène de guerre civile, l’esprit français ne perdait pas ses droits. Un groupe de jeunes gens s’étaient embusqués autour d’une maisonnette d’où ils dirigeaient sur l’obusier une très-incommode fusillade. La pièce fut pointée sur la maisonnette qui leur servait d’abri. Un premier obus troua la baraque sans les déloger ; un second n’eut pas plus d’effet.

 

La propriétaire, bonne vieille épouvantée, qui était restée jusqu’alors blottie dans un coin, sort furieuse de voir ainsi démolir sa maison. Elle accable d’injures les jeunes gens, et les somme de s’éloigner. Ils ne bougent. Un troisième obus éclate à l’intérieur. Cette fois, la vieille à n’y tient plus. Elle saisit un vase plein d’eau et se met en mesure d’arroser les combattants.

 

La peur de l’eau fit ce que n’avait pu faire celle du feu. Les jeunes gens déguerpirent en riant et allèrent s’embusquer plus loin.

 

Cependant la nuit approchait. Beaucoup de paysans fatigués d’une lutte inutile, avaient déjà quitté la partie, lorsque, vers les cinq heures, cent cinquante des plus braves essayèrent un mouvement qui, exécuté plus tôt et avec ensemble, aurait pu leur donner la victoire.

 

Se glissant rapidement le long des bords de la rivière, contre les murs de la culée du pont, ils tournèrent la redoute, débouchèrent derrière, de manière à la prendre par la gorge.

 

Une réserve de cavalerie se tenait sur le pont. Elle chargea avec tant d’à-propos, qu’elle culbuta ces hardis assaillants.

 

Ce fut le dernier épisode du combat. Il avait duré plus de trois heures en comptant celui de Lambres. Les munitions de l’artillerie étaient épuisées ; il restait à peine quelques coups de canon à tirer. Les républicains, malheureusement pour eux, ne s’en doutaient pas. A la tombée de la nuit leurs derniers tirailleurs s’éloignèrent.

 

La troupe, combattant à couvert, n’avait que très-peu souffert. Quant aux insurgés, leurs pertes n’étaient pas aussi graves qu’on le crut. Ils n’avaient guère perdu d’hommes qu’à la première décharge à mitraille. En tout, moins de quarante tués ou blessés.

 

Toutefois ce combat, dans lequel on ne sait ce qu’on doit le plus admirer, — ou la solidité de la petite troupe de fantassins et d’artilleurs, ou l’intrépidité de ces paysans et bourgeois n’ayant jamais vu le feu, — ce combat, disons-nous, eut un résultat décisif. Les paysans, rebutés par cette rude résistance et surtout furieux d’avoir combattu isolés quand ils attendaient l’arrivée de tant d’autres bandes, emportèrent leurs blessés et regagnèrent leurs villages. Quelques chefs essayèrent vainement de les rallier au château de Divajeu, pour continuer la lutte ; ils ne purent retenir que très-peu d’hommes, qui se dispersèrent le lendemain.

 

Cependant le bruit du canon avait produit un effet inexprimable sur les communes républicaines du bord du Rhône, Mirmande, Cliousclat, etc. Les chefs avaient eu peine à les retenir avec le contre-ordre de Valence ; au bruit du combat engagé, elles se levèrent.

 

Le lundi matin, près de dix-huit cents hommes envahissaient Loriol, chef-lieu de canton sur la route de Marseille à Lyon. Le poste télégraphique était coupé et les communications interceptées.

 

Il se produisit à Loriol un acte remarquable de résolution. Vingt-trois artilleurs de passage dans cette ville au moment de l’insurrection, s’armèrent de fusils des pompiers et se retranchèrent dans la Mairie, sous les ordres du fourrier Ernest. Ils signifièrent leur résolution de mourir plutôt que de se rendre et ne furent pas attaqués.

 

La nouvelle de la prise de Loriol, arrivant après celle du combat de Crest, jeta Valence dans une émotion facile à concevoir.

 

L’autorité militaire prit les mesures de défense les plus actives au dedans, aussi bien qu’au dehors. Des arrestations nombreuses, opérées tant dans le peuple que dans la bourgeoisie, avaient enlevé les hommes les plus influents du parti démocratique. Cependant, le lundi soir, il y eut un moment d’alarme. On annonçait que les insurgés de Loriol, que l’on croyait les mêmes que ceux de Crest, avaient été aperçus à quelques kilomètres de la ville.

 

Toute la garnison prit les armes, gardant les principales avenues avec quatre pièces de canon attelées. Le pont suspendu sur le Rhône fut fortement occupé de manière à repousser les insurgés des communes de l’Ardèche, Guillerand, Charner, Soyon, Saint-Péray, etc., qui ne sont séparées de Valence que par le fleuve. Des reconnaissances furent poussées sur la route de Lyon, qui aurait pu être coupée par une bande formée à Chavannes, à la tête de laquelle marchaient le maire Boffard et son fils.

 

Dans l’intérieur de la ville, quatre cents gardes nationaux volontaires s’étaient armés pour concourir à la défense de l’autorité. Défense avait été faite de circuler dans les rues, et ordre donné de faire feu sur quiconque y contreviendrait.

 

Ces mesures atteignirent complètement leur but. La nuit fut tranquille, et dès le mardi les insurgés de Loriol se dispersèrent sans avoir rien entrepris.

 

Pendant que ces événements se passaient à Valence, de graves incidents s’étaient produits dans l’arrondissement de Montélimart.

 

La nouvelle du Coup d’Etat avait excité dans la ville de Montélimart la plus vive agitation. Le sous-préfet Laurette et le major Carmier du 13e de ligne, commandant la garnison, prirent conjointement des mesures vigoureuses pour réprimer toute tentative de résistance. L’ancien représentant Combier et quinze autres républicains influents furent arrêtés.

 

Tous les magasins d’armuriers furent occupés par la troupe, les fusils démontés et mis hors d’état de servir.

 

La petite ville de Pierrelate causait des inquiétudes. Sa garde nationale avait été dissoute par un décret antérieur au 2 décembre. On s’empressa de faire enlever les fusils qui furent transportés à Montélimart.

 

A Rochegude, canton de Saint-Paul-Trois-Châteaux, la Mairie fut envahie par le peuple et l’on procédait à l’élection d’une Commission révolutionnaire, lorsque le juge de paix, M. Desvigne, survint et décida les habitants à rentrer dans le calme.

 

La tranquillité de ces cantons se maintint d’autant plus facilement, que les nombreux affiliés des Montagnards attendaient de Valence par Montélimart, ce mot d’ordre qui ne leur fut pas transmis.

 

Un seul canton prit les armes, celui de Marsanne. Ce canton, situé dans la même vallée que celui de Bourdeaux, reçut le mot d’ordre par cette dernière ville. Un républicain d’une grande énergie, le citoyen Futtel, donna une vigoureuse impulsion à ce mouvement insurrectionnel. Dans la soirée du samedi, le mouvement s’y produisit en même temps qu’à Bourdeaux et Dieu-le-Fit ; mais au lieu de se réunir à la colonne qui marchait sur Crest, les républicains de Marsanne se rapprochèrent de Montélimart.

 

La nouvelle de cette prise d’armes causa d’autant plus d’inquiétude dans cette ville, qu’on entendait le tocsin sonner dans tous les villages de l’Ardèche situés de l’autre côté du Rhône. Les mesures déjà prises garantissaient la sécurité intérieure, mais à la condition de garder au dedans la majeure partie de la garnison.

 

A l’entrée de la nuit, le capitaine Polastron du 63e de ligne, poussa une reconnaissance vers le bourg de Sauzet, à la tête de cinquante hommes d’infanterie. Il rencontra plusieurs hommes isolés qui semblaient des éclaireurs insurgés. L’un d’eux fut tué en essayant de fuir devant la troupe. La reconnaissance rentra après avoir poussé jusqu’à une lieue de la ville.

 

A onze heures et demie du soir, le garde champêtre de Marsanne arriva, non sans avoir couru de graves dangers. Il annonça que trois ou quatre cents hommes venaient de s’emparer des gendarmes de Marsanne, que le tocsin sonnait dans tout le val du Roubion, et que, sans nul doute, les insurgés marchaient vers Montélimart.

 

Une petite colonne de deux compagnies, l’une du 13e, l’autre du 63e, fut expédiée aussitôt pour aller occuper le bourg de Sauzet, sur le chemin de Marsanne.

 

La colonne partit un peu avant minuit. Le temps était serein et le clair de lune superbe. On entendait vers le val du Roubion le tintement sinistre du tocsin aux clochers de tous les villages.

 

La troupe, après avoir rencontré quelques groupes isolés qui se replièrent rapidement à son approche, arriva devant le village de Saint-Marcel, situé entre Montélimart et Sauzet. Il se trouve au haut d’une pente ; le terrain est planté en vignes et la route avant d’y arriver est encaissée entre des talus assez élevés. Le capitaine aperçut distinctement une masse d’hommes armés qui en occupaient les abords.

 

Futtel était là avec cinq à six cents paysans républicains de Sauzet, Beaulieu, la Bâtie-Roland, Montbouché, Savasse, etc.

 

Le capitaine de la Pommerais partagea sa petite troupe en cinq sections. Trois devaient opérer par la route et enlever le village ; les deux autres déployées en tirailleurs, à droite et à gauche, dans les vignes, devaient couvrir les flancs de la colonne d’attaque[10].

 

A peine ces dispositions étaient-elles prises, qu’un long roulement de tambour se fit entendre parmi les républicains.

 

Un homme, porteur d’un drapeau tricolore, — c’était Futtel, — s’avance escorté de deux autres citoyens armés. Il fait signe qu’il veut parlementer.

 

M. de la Pommerais le somme de mettre bas les armes.

 

Futtel s’écrie :

 

— Soldats, la République est trahie, la Constitution violée; nous nous levons pour les défendre ! Tirerez-vous sur vos frères ? Vous êtes des nôtres, venez à nous !

 

Le capitaine lui enjoint de nouveau de mettre bas les armes.

 

— Vive la ligne ! à nous nos frères ! répondit-il. Le premier peloton fait feu sur lui, mais ne l’atteint pas.

 

Futtel, alors, agite son drapeau et s’écrie :

 

— La République ou la mort ! Et il rentre parmi les siens.

 

La fusillade s’engage aussitôt après cet incident. Les paysans, animés par l’exemple de leur chef, ne songent pas à reculer, et dirigent sur la troupe un feu bien nourri.

 

La colonne d’attaque ne réussit pas à dépasser les premières maisons du village et se borne à se maintenir sur la route. La section de droite, commandée par le lieutenant Chas, se déploie dans les vignes et soutient péniblement le feu.

 

Quant à celle de gauche, à peine a-t-elle franchi le talus, qu’elle recule sous le feu des paysans, se débande et s’enfuit en désordre. Le lieutenant Casablanca s’élance pour rallier les fuyards ; il en groupe une trentaine, leur rappelle les sentiments de l’honneur militaire et les ramène au combat. Mais, aux premières décharges, ces jeunes soldats qui n’avaient jamais vu le feu, sont saisis de terreur, abandonnent leur chef et le laissent presque seul.

 

Le capitaine de la Pommerais, compromis par cette déroute de son aile gauche, ordonna la retraite. Elle se fit en assez bon ordre, mais péniblement. Les paysans harcelèrent la petite troupe pendant près d’une heure. Le détachement emportant ses blessés rentra à Montélimart cinq heures du matin.

 

Il était important de réparer cet échec. Dès le matin, une forte colonne composée de huit compagnies d’infanterie de ligne et de quelques gendarmes à cheval, sortit de Montélimart dans le but de pousser jusqu’au bourg de Sauzet. Le sous-préfet accompagnait la colonne.

 

Les paysans n’eurent garde d’essayer de tenir contre une troupe aussi forte. Ils se divisèrent en deux ou trois bandes. L’une, forte de deux cents hommes, était sur une montagne à l’ouest de Saint-Marcel. On voyait son drapeau et l’on distinguait fort bien ses cris et ses chants. Une autre paraissait, à l’est, sur une hauteur à l’entrée du val Roubion.

 

La troupe entra à Saint-Marcel. La façade des premières maisons portait la trace des balles des soldats. On y trouva deux cadavres de paysans tués, la veille, et un blessé.

 

Le commandant essaya d’enlever le rassemblement qui était sur la montagne. Trois compagnies gravirent directement la position, pendant qu’une quatrième la tournait, pour envelopper les paysans. Ceux-ci s’aperçurent bien vite de la manoeuvre, et s’éloignèrent en échangeant des coups de fusil avec les tirailleurs. Le bourg de Sauzet fut enveloppé bientôt après et occupé sans résistance. Les gendarmes firent deux prisonniers.

 

Toute l’expédition rentra le soir même à Montélimart.

 

La nouvelle du combat du pont de Crest et la rentrée dans leurs foyers des insurgés de Bourdeaux et Dieu-le-Fit amena, dès le lundi, le rétablissement de l’ordre dans tout le canton de Marsanne.

 

L’arrivée d’un régiment de ligne de Lyon, sous les ordres du colonel Couston, mit bientôt l’autorité à l’abri de toute crainte nouvelle. Des colonnes mobiles parcoururent les points insurgés, désarmèrent les communes et opérèrent de nombreuses arrestations. La tour de Crest reçut un grand nombre de ces prisonniers qui y attendirent leur départ pour l’Afrique.

 

La réaction fut violente, moins toutefois que dans quelques autres départements. Il n’y eut pas, que nous sachions, d’exécutions sommaires de prisonniers.

 

Quelques fugitifs ne quittèrent qu’assez tard la montagne.

 

Plusieurs d’entre eux furent pris dans la forêt de Saou, après avoir échangé quelques coups de fusil avec les soldats. En janvier encore, une colonne mobile eut un petit engagement à la chapelle de Saint-Brancas. Mais ces derniers restes de la résistance armée s’éteignirent bientôt, et le département de la Drôme, naguère si remuant, rentra dans un calme politique, qui devint bientôt de la torpeur.

 


[1] Rapport du général Lapène.

[2] Nous tenons beaucoup de ces détails d’un homme d’esprit très-mêlé aux luttes du parti démocratique dans la Drôme en 1848, aujourd’hui rallié au gouvernement impérial et maire d’une commune importante. (Note de la première édition.)

[3] Nous tenons ces détails de l’un des deux interlocuteurs. — On comprendra facilement que nous ne pensions pas pouvoir nommer les personnes désignées comme nous l’avons fait pour Clamecy, Marmande. Béziers, etc.. aucune d’elles n’ayant été jugée et ces faits nous ayant été racontés confidentiellement. (Note de la première édition.)

[4] Ce rapport, très-détaillé et généralement fort exact, est au Moniteur, numéros des 21 et 22 décembre 1851.

[5] Voir le rapport du général Lapène, cité plus haut.

[6] L’aventure est restée populaire à Bourdeaux. Le maire A… venait de mourir lorsqu’on nous la raconta.

[7] Aucun des journaux de l’époque n’ayant réellement raconté la petite bataille de Crest, nous prévenons les lecteurs qui seraient surpris de ces faits ignorés, que notre récit concorde parfaitement avec celui du général Lapène, cite plus haut.

[8] Parmi les braves qui furent tués là, se trouvait le citoyen Liénard, de Bourdeaux, jeune homme aimé et estimé de tous. Il était marié depuis deux mois à peine !

[9] M. Vernet est un proche parent de M. Émile Augier, de l’Académie française.

[10] Le rapport du général Lapène et le procès des sergents Drumigny et Paoletti, condamnés à mort pour lâcheté devant les insurgés, nous ont fourni les détails suivants sur ce combat à peu près inconnu.