La province en décembre 1851

La province en décembre 1851

Étude historique du coup d’Etat

 

par Eugène Ténot

Chapitre VI

Départements du Midi 

Marseille et le Var

première partie

Nous allons aborder le récit des graves événements qui eurent pour théâtre les départements provençaux.

 

Comme à Béziers, à Montpellier, à Nîmes, nous trouvons ici une population ardente, mobile et prompte à tous les extrêmes. Singulièrement soumise à l’influence cléricale, la Provence avait été, jusqu’en 1830, l’une des terres classiques du royalisme et de l’orthodoxie catholique. C’est dans la période parlementaire de 1830 à 1848, que se fit, dans les villes et les bourgs de la Provence, ce travail intellectuel, sourd, inappréciable, inconscient, mais profond, qui allait déterminer un si prodigieux revirement d’opinion.

 

1848 arriva, et, presque subitement, les trois quarts du peuple et de la petite bourgeoisie se jetèrent dans le parti démocratique, avec toute la fougue et toute l’ardeur méridionales.

 

Là, non plus, on ne connut guère que deux partis : révolutionnaires et légitimistes. Ces derniers, répandus un peu partout, dominant dans quelques villes, envahirent, à la faveur de la réaction cléricale de 1849 et 1850, toutes les positions officielles. La défense de l’ordre et de la société ne furent pour eux que le prétexte d’une lutte à outrance contre leur ennemi traditionnel.

 

La lutte, entre les deux partis, prit un caractère d’exaltation et d’acharnement extrêmes.

 

Dans le Var et le Vaucluse, surtout, l’exaltation était grave. Dans les Bouches-du-Rhône, l’exaltation était un peu moindre ; dans les Basses-Alpes, l’immense majorité acquise au parti révolutionnaire rendait la lutte moins acharnée.

 

La Société des Montagnards couvrait ces quatre départements de ses ramifications. Les affiliés en étaient innombrables.

 

Marseille était la vraie capitale de cette partie du Midi.

 

Le parti révolutionnaire, surtout, en recevait l’impulsion et la direction. Dans le plan des sociétés secrètes pour la lutte éventuelle de 1852, Marseille devait être la base et le point d’appui de la levée en masse du Midi. Sa population, ses richesses, ses ressources de tout genre, sa belle position stratégique, en faisaient un centre admirablement choisi. Marseille insurgée, les autorités des départements voisins, privées de secours, eussent été impuissantes à se défendre contre un soulèvement dont l’influence de Marseille eût décuplé l’énergie. L’insurrection républicaine aurait vu accourir des masses de paysans du Var, des Basses-Alpes, de Vaucluse ; se joignant par les ponts du Rhône aux insurgés du Gard et de l’Ardèche, et ayant en tête les rudes montagnards de la Drôme, ils auraient formé un formidable soulèvement[1].

 

Par contre, Marseille restant au pouvoir de l’autorité, les insurrections des départements voisins, n’ayant ni base, ni direction, ni centre, ni lien, devaient promptement succomber. C’est ce qui arriva en décembre.

 

Marseille était donc le vrai champ de bataille, le seul qui valût la peine d’être disputé. Le pouvoir le comprit et se prépara à le défendre à outrance. Le parti démocratique, ou ne comprit pas, ou ne put pas.

 

Les incidents de Bordeaux se reproduisirent presque exactement.

 

Dans aucune autre des grandes villes de France, la nouvelle des décrets présidentiels n’excita un trouble aussi profond qu’à Marseille. La population ouvrière abandonna ses travaux, et, dès le 3 au soir, sur une foule de points, se formaient ces rassemblements sombres et menaçants, qui sont le prélude ordinaire de l’insurrection. Ce peuple ne semblait attendre pour commencer les barricades que le signal et l’exemple de ceux qu’il était habitué à considérer comme ses chefs.

 

Pendant que les ouvriers exhalaient leur irritation en cris et chants inutiles, tous les hommes influents du parti démocratique délibéraient. D’après ce qu’on a pu savoir de ces réunions, quelques-uns voulaient l’action immédiate, mais la grande majorité était d’avis d’attendre la marche des événements à Paris. On décida que l’on attendrait.

 

On sait ce qui arrive à ceux qui attendent en temps de révolution. Lorsqu’ils appellent après avoir attendu, on leur répond le mot fatidique : Il est trop tard.

 

Nous dirons toutefois que le secret de l’inaction du parti républicain à Marseille, nous est encore inconnu. N’ayant eu les confidences d’aucun des citoyens influents alors dans cette ville, nous ne voyons que la surface des choses. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’en présence de l’attitude du peuple d’une part, et la faiblesse de la garnison de l’autre, cette inaction nous semble injustifiable.

 

Cependant, la journée du 4 fut une journée difficile pour l’autorité. Le général Hecquet avait déployé le peu de troupes qu’il avait à sa disposition. Des pièces de canon étaient braquées sur le cours Saint-Louis et des détachements d’infanterie occupaient les points stratégiques. Des masses menaçantes d’hommes du peuple se montrèrent, rue Saint-Ferréol, sur la Cannebière, aux abords de la Préfecture. La foule chantait la Marseillaise et criait : Vive la République ! On pouvait se croire au début d’une insurrection formidable[2].

 

L’abstention des chefs du parti démocratique, combinée avec les mesures de l’autorité, arrêtèrent, semble-t-il, le mouvement prêt à éclater.

 

De nombreuses arrestations furent opérées dans la nuit du 4 au 5, et bon nombre de démocrates allèrent méditer, sous les verrous, sur la sagesse de l’expectative dans les moments de crise.

 

Un journaliste, du parti le plus avancé, s’enfuit dans le Var, où nous le retrouverons.

 

Les journées du 5 et du 6 furent moins agitées, et le 7, après la nouvelle de la victoire définitive du Président dans la capitale, l’autorité put détacher des forces contre le Var et les Basses-Alpes. Pour Marseille tout était fini.

 

Bien que rendues impuissantes par la tranquillité de Marseille, les insurrections de ces départements présentaient des incidents curieux et dramatiques que nous allons raconter.

 

Les sociétés secrètes couvraient le département du Var. Organisées de longue date, elles avaient eu le temps d’enrôler la majeure partie des habitants des campagnes. Le parti démocratique le plus avancé dominait, à peu près sans conteste, dans les trois arrondissements de Toulon, de Brignoles et de Draguignan ; très-puissant aussi dans celui de Grasse, il n’y avait pas, cependant, une supériorité aussi marquée. Tout se préparait pour la lutte attendue de 1852.

 

La grande ville de Toulon, malgré les opinions démocratiques de sa population, ne pouvait inspirer des craintes bien sérieuses, en présence des forces militaires considérables qui y tiennent toujours garnison. Cependant, l’agitation y fut vive ; des rassemblements se formèrent ; il fallut que la troupe chargeât ses armes en présence du peuple et fit les sommations d’usage pour dissiper les groupes.

 

Nous allons décrire rapidement les mouvements qui se produisirent aux environs de Toulon, avant de passer à ce que l’on pourrait appeler la grande insurrection du Var.

 

Nous avons trouvé de nombreux renseignements dans un livre intitulé : Insurrection de décembre 1851 dans le Var, publié à Draguignan en 1853. L’auteur est un légitimiste-clérical exalté, M. H. Maquan, ex-rédacteur de l’Union du Var. Ce livre, qui ne se ressent que trop des haines et des préjugés de l’auteur, n’en est pas moins un document précieux. Nous y renverrons souvent nos lecteurs.

 

La ville d’Hyères s’insurgea le 5. Un vaisseau de guerre croisait sur le littoral pour maintenir les localités de la côte. Il débarqua à Hyères une compagnie d’infanterie de marine qui rétablit l’ordre sans difficulté. La croisière de ce navire produisit un effet considérable, et prévint l’insurrection imminente de bon nombre de communes fort agitées.

 

La petite ville de Cuers, chef-lieu de canton, située à quelques lieues de Toulon, comptait parmi les plus démocratiques du Var. L’insurrection y éclata le 4, avec une extrême violence. Le maire Barralier, soutenu par les gendarmes, voulut défendre l’entrée de la Mairie. Assaillis par la foule, ils furent terrassés et traînés en prison. Le brigadier Lambert, qui avait lutté pour défendre la Mairie, fut entouré par une bande furieuse. Dans le trajet vers la prison, un jeune homme le tua d’un coup de fusil. Le meurtrier, dit M. Maquan, appartenait à une famille jusque-là irréprochable. A ce fait, le même auteur ajoute le récit de scènes d’horreur qui auraient accompagné le meurtre. Une populace en délire aurait fracassé la tête du brigadier, et dansé autour de son corps une ignoble farandole. Elle se serait ensuite ruée sur diverses maisons et les aurait livrées au pillage.

 

La haine de M. Maquan pour ses adversaires politiques, haine qui se traduit dans son livre par des plaisanteries impies et des insultes odieuses, adressées à des milliers de ses compatriotes, en proie aux douleurs de la déportation et de l’exil, cette haine, disons-nous, fait de M. Maquan un narrateur suspect. Mais il existe encore une autre raison pour mettre en doute ses allégations. Le meurtrier seul de Lambert a été traduit en Conseil de guerre, et si l’on se souvient de l’arrêté déjà cité, renvoyant devant les Conseils de guerre les accusés de crimes ou délits de droit commun commis pendant l’insurrection, on verra que c’est là une preuve que ce fait fut le seul de cette nature. Il est à regretter que le procès du meurtrier de Lambert n’ait été reproduit par aucun journal judiciaire. Le doute qui peut subsister encore sur les événements de Cuers se serait dissipé, et il est probable que le récit de la farandole de Cuers se serait trouvé aussi véridique que celui de la ronde dansée à Clamecy autour du corps de Bidan.

 

Les registres et les bureaux des agents des contributions indirectes furent dévastés, entassés dans la rue et brûlés ainsi qu’une partie des effets de la caserne de gendarmerie.

 

Cependant, le gendarme Cauvin, échappé des mains des insurgés, était arrivé à Toulon, et avait prévenu l’autorité de ce qui se passait.

 

Le nouveau préfet du Var, M. Pastoureau, arrivé le jour même, pour prendre possession de son poste, voulut marcher immédiatement sur Cuers. L’autorité militaire mit à sa disposition un bataillon du 50e de ligne, commandé par le colonel Trauers. L’expédition partit à l’entrée de la nuit. La ville insurgée fut complètement surprise. Une sentinelle fut enlevée et fusillée de sang-froid, l’Hôtel-de-Ville entouré et la Commission municipale arrêtée en séance. Quelques coups de feu furent échangés dans les rues et un grand nombre d’arrestations opérées.

 

Le lendemain tout était fini. Cet incident resta sans lien avec les événements du reste du département. Le seul résultat de cette prompte répression fut d’intimider les communes des montagnes voisines, Collobrières, Pierrefeu, etc., qui commençaient à s’agiter.

 

A l’endroit où se croisent la grande route de Marseille à Nice et celle de Draguignan à Toulon, se trouve la petite ville du Luc. Elle avait embrassé avec une ardeur extrême le parti démocratique. Les légitimistes n’y comptaient que quelques individualités. Sa position centrale avait fait choisir le Luc pour des réunions électorales, des sortes de congrès du parti démocratique, qui lui avaient donné une importance et une animation inaccoutumées.

 

La Garde-Freynet, gros bourg, situé dans les monts des Maures, non loin de la mer, était dans de semblables dispositions. Centre de l’exploitation des forêts de chênes-liéges, la Garde-Freynet renfermait une nombreuse population ouvrière. Un maire, combattant de Février, récemment condamné pour cause politique, y avait été l’ardent propagateur des idées républicaines.

 

Vidauban, autre bourg, sur la route de Toulon à Draguignan, plus rapproché que le Luc de ce chef-lieu, rivalisait d’ardeur républicaine avec les deux autres communes.

 

Dès le 3, l’agitation fut extrême dans ces localités. On n’y attendit aucun avis du Comité directeur de Draguignan, et l’insurrection y éclata presque simultanément.

 

Au Luc, on discuta toute la nuit sur l’opportunité d’une prise d’armes. L’ardeur de la population, qu’il devenait impossible de retenir, entraîna les plus modérés. Une Commission révolutionnaire fut nommée ; elle s’installa à la Mairie et se déclara, au nom de la loi, en état de résistance contre le Président de la République. Curieux détail à noter : la Commission dressa procès-verbal de son installation et de sa résolution, et en fit faire une copie qui fut adressée à M. de Romand, préfet du Var, dans la forme ordinaire des communications officielles[3].

 

Des émissaires partirent de toutes parts pour hâter l’insurrection.

 

Elle avait éclaté à la Garde-Freynet et à Vidauban dans cette même journée du 4. Le jeudi et le vendredi, une foule de villages se levèrent en masse. Mayons, le Canet, Pignans, Gonfaron, Flassans, etc., envoyèrent au Luc tous leurs hommes valides.

 

Ces populations provençales, si vives, si théâtrales, préludaient à la guerre civile avec une étrange gaîté.

 

« Des femmes excitent leurs maris et leurs pères, dit M. Maquan ; il en est, parmi elles, qui se parent comme pour un jour de fête. Leur jeunesse ne semble trouver des sourires que pour réveiller les plus odieuses passions. »

 

Le désordre était grand. Chacun commandait ; ce mouvement, par sa spontanéité même, semblait défier toute direction.

 

La gendarmerie fut désarmée le 5 au matin, et les gendarmes conduits en prison. Le maire, Gilly, et le directeur de la poste, Amalric, furent arrêtés peu après. La plupart des fonctionnaires ne tardèrent pas à partager leur captivité, le percepteur Caors, le receveur de l’enregistrement Porre, etc.

 

A ces arrestations plus ou moins justifiables, s’en ajoutèrent d’autres que l’on ne saurait s’empêcher de blâmer. Plusieurs particuliers, légitimistes pour la plupart, le vieux comte de Colbert, son neveu et ses domestiques, MM. Einesy, médecin, Blanc, huissier, Giraud, Martel, Désiré, propriétaires, etc., furent saisis et emprisonnés.

 

C’était mal préluder à la défense légale de la Constitution que de se livrer à des arrestations arbitraires, d’autant plus inexcusables que !es citoyens incarcérés n’avaient fait aucun acte formel d’adhésion au Coup d’État.

 

De semblables excès se produisirent à la Garde-Freynet.

 

Une émeute récente y avait fait détacher une brigade de gendarmerie supplémentaire. Onze gendarmes y furent arrêtés le 4 au soir. Le lendemain, MM. Courchet (Charles), ancien juge de paix, Courchet (Désiré), directeur de la poste, et son fils, Tournel, percepteur, Guillabert, négociant, Dubois, id., Pannescorce, Voiron, propriétaires, le garde champêtre, le facteur, étaient également arrêtés et emprisonnés.

 

Les paysans de Mayons avaient arrêté leur curé. Ceux de Vidauban se bornèrent à désarmer la gendarmerie.

 

Le 4, le 5 et le 6, tous les courriers furent interceptés, les dépêches saisies et ouvertes. Les diligences ne purent continuer leur marche, qu’en se munissant de laissez-passer de la Commission révolutionnaire. Il arriva, à la poste de Marseille, des feuilles régulières du bureau du Luc, signées Boucher, gérant provisoire, au nom du peuple souverain.

 

Ajoutons que les arrestations racontées plus haut furent les seuls excès qu’on eût à reprocher aux insurgés. Aucun meurtre, ni aucun vol ne souillèrent cette Jacquerie.

 

Brignolles, chef-lieu d’arrondissement, renfermait une population moins prononcée que celle dont nous venons de parler, mais en majorité républicaine. Les hommes influents du parti démocratique de cette ville n’avaient voulu, dit-on, avoir aucun rapport avec les sociétés secrètes, et ne paraissaient pas disposés à prendre l’initiative d’une résistance armée.

 

Le 3, on avait décidé que le parti prendrait une attitude expectante et attendrait l’exemple de Marseille. La soirée et la journée du jeudi avaient été assez calmes, lorsqu’arriva, de Marseille, le journaliste dont nous avons dit un mot.

 

C’était un rédacteur du Peuple, jouissant d’une certaine popularité. Il s’appelait Camille Duteil.

 

Une nouvelle réunion démocratique, présidée par lui, eut lieu dans la nuit du 4 au 5, au café du Cours. Il proposa avec chaleur l’insurrection immédiate. Un démocrate brignolais très-distingué, M. Constant, combattit vivement sa proposition. Duteil entraîna la majorité, et la prise d’armes fut résolue. Il est à noter, qu’aussitôt la résolution prise par la majorité de ses amis, M. Constant n’hésita pas à soutenir le mouvement aussi énergiquement que possible.

 

A sept heures du matin, un rassemblement de sept à huit cents hommes se forma sur le cours et se rendit à la Mairie, au chant de la Marseillaise. Les gardes nationaux réactionnaires, auxquels divers journaux ont fait l’honneur d’attribuer la répression du mouvement, ne brillèrent que par leur absence. Les insurgés nommèrent une Commission municipale composée de républicains modérés. La commission déclara l’arrondissement de Brignoles en état de résistance, et ne prit, du reste, aucune mesure importante. Elle se borna, jusqu’au 8, à maintenir l’ordre qui ne fut troublé par aucun excès.

 

Presque tout l’arrondissement imita l’exemple du chef-lieu. Besses et Saint-Zacharie s’armèrent le 5. Saint-Maximin fut envahi par plus de cinq cents hommes armés, venus des communes de Brue, Seillon, Ollières ; le maire Honorat fut obligé de se démettre de ses fonctions. Tourvès et Barjols s’insurgèrent aussi. Une colonne venue de Barjols occupa Cotignac, petite ville, où le parti légitimiste, très-nombreux, fit quelques timides essais de résistance. Une foule de villages prirent part au mouvement.

 

Ce soulèvement de l’arrondissement de Brignoles aurait pu devenir grave. Un chef intelligent qui aurait réuni les quatre ou cinq mille hommes armés qui s’étaient levés, eût pu, en descendant sur Aubagne, par les gorges de Saint-Zacharie, menacer Marseille et retenir, dans les Bouches-du-Rhône, les troupes qui furent détachées contre les départements voisins. Il ne parait pas que la Commission brignolaise y ait songé. Quant à Camille Duteil, qui devait prendre le titre pompeux de général, il ne possédait que peu d’autorité à Brignoles, et, en eût-il eu davantage, il est très-douteux qu’il eût su en user.

 

Pendant ces deux jours, il s’était passé, au chef-lieu du département, des événements qui devaient avoir une influence grave sur le mouvement.

 

Dès le 3, un ancien représentant à la Constituante, très-influent dans le pays, se présentait au parquet et demandait le procureur de la république. Ce magistrat était absent et remplacé par le substitut, M. Niepce. Le représentant, pâle d’émotion, lui dit d’une voix émue :

 

« Vous savez, Monsieur, ce qui se passe ; la Constitution est violée… Je viens savoir si le parquet a donné des ordres pour que M. le préfet soit arrêté sur-le-champ, comme complice du crime de haute trahison, en faisant afficher les proclamations du Président. »

 

La réponse du substitut dissipa les illusions du trop confiant constituant qui sortit après quelques instants de conversation[4].

 

La journée du jeudi fut orageuse. L’agitation était devenue de plus en plus vive. La troupe menaça de faire feu, et la gendarmerie chargea au galop pour dissiper les groupes formés sur l’esplanade de la Préfecture.

 

M. de Romand venait de recevoir la dépêche du Luc, lui signifiant officiellement la résistance de cette ville au Coup d’État. Son irritation était extrême, et il pressa vivement le commandant de la garnison, Mougin, de marcher aussitôt sur l’insolente commune. Le chef militaire s’y refusa. Il fit comprendre l’imprudence qu’on commettrait, en laissant Draguignan dégarni se soulever en l’absence de la troupe, et mettre ainsi la colonne entre deux feux.

 

Il y avait à Draguignan un Comité directeur du parti démocratique, dont le chef était un jeune avocat, M. P…  Il se montra très-opposé à l’insurrection. Il y eut à ce sujet de violentes discussions. Plusieurs de ceux qui n’auraient pas pris l’initiative du mouvement se croyaient obligés d’honneur de soutenir leurs amis déjà compromis. M. P… ne fut pas de cet avis. Il finit par se retirer en envoyant à l’arrondissement de Grasse et aux cantons nord du département l’avis de ne pas bouger[5].

 

Cette détermination influa beaucoup sur la marche de l’insurrection. Draguignan ne fut pas sérieusement menacé. L’arrondissement de Grasse ne fut troublé que par un appel aux armes du docteur Provençal, à Cagnes, sur la frontière sarde. Des cantons nord de Draguignan, celui de Fayence s’insurgea seul, malgré le mot d’ordre ; mais ce mouvement ne fut pas sérieux.

 

Le vendredi, un Comité, composé de chefs subalternes, essaya de remplacer celui que l’abstention de M. P… avait désorganisé. Il ne put y réussir, les hommes qui le composaient étant tout à fait sans influence.

 

Ce jour-là, l’émeute devant la Préfecture fut encore plus violente que la veille. La foule prenait l’attitude la plus hostile ; le clerc d’avoué Brunet[6] criait aux armes ! et la gendarmerie avait beaucoup de peine à disperser les groupes.

 

C’est en ce moment que la Société de Saint-Martin, composée de cléricaux et de légitimistes, s’organisa en garde nationale et alla renforcer les défenseurs de la Préfecture.

 

Cependant, les colonnes du Luc et de la Garde-Freynet avaient décidé, après beaucoup d’hésitation et de temps perdu, qu’elles marcheraient sur Draguignan. Elles firent leur jonction à Vidauban, au milieu d’un enthousiasme et aussi d’un désordre extraordinaires.

 

La colonne de la Garde-Freynet avait un aspect redoutable. Elle était formée d’ouvriers en liège, de paysans, bûcherons, charbonniers et chasseurs des forêts des Maures. Ces hommes ignorants, rudes, intrépides, indépendants, avaient embrassé les idées républicaines sans trop les comprendre peut-être, mais avec une ardeur extrême. Ils formaient le plus solide noyau de l’insurrection.

 

Avec eux marchait une autre colonne venue de Saint-Tropez, Grimaud, Cogolin, Gassin, etc. Elle était commandée par M. Campdoras, chirurgien à bord du Pingouin, de la marine de l’État. Le docteur Campdoras avait quitté son navire, recueilli une quarantaine d’hommes à Saint-Tropez et enlevé les armes qui se trouvaient à la Mairie de Gassin. Là, il avait été rejoint par trois ou quatre cents hommes venus de Grimaud et Cogolin. Cette colonne était conduite par le citoyen Ferrier que les insurgés avaient nommé, la veille, maire de Grimaud. Mme Ferrier, belle jeune femme enthousiaste de la liberté, avait suivi son mari. Elle marchait en tête des insurgés portant le drapeau rouge, drapée dans un manteau bleu doublé d’écarlate, le bonnet phrygien sur la tête. Lorsqu’elle entra, ainsi vêtue, à Vidauban, cette foule provençale, amoureuse de tout ce qui est excentrique, pompeux ou théâtral, applaudit à outrance la nouvelle déesse de la liberté[7].

 

Ces rassemblements, qui montaient à près de trois mille hommes, passèrent à Vidauban la nuit du 6 au 7. Cette foule bruyante, mais bien intentionnée, ne commit aucun excès.

 

Les chefs tinrent conseil et débattirent le projet d’attaque sur Draguignan. Il était un peu tard pour cette détermination. Le colonel Trauers et le préfet Pastoureau quittaient Toulon, cette nuit même, avec quinze compagnies du 50e et trente cavaliers. Ils pouvaient arriver à Draguignan le 8, et, les insurgés incapables d’enlever la Préfecture gardée par sept cents hommes de ligne et les gardes nationaux volontaires, auraient été pris entre deux feux et infailliblement écrasés. L’insurrection de l’arrondissement de Grasse et celle des cantons nord faisant défaut, les républicains étaient forcés de renoncer à tout projet d’attaque sur le chef-lieu.

 

Il ne leur restait guère que deux partis raisonnables à prendre.

 

Le premier eût été de revenir en masse au Luc, de s’y retrancher, et, grâce à la force de la position, d’y attendre l’attaque. La colonne de troupes, marchant sans artillerie, n’aurait pu emporter un pareil poste pour peu qu’il eût été défendu courageusement. Un échec de la troupe aurait eu pour conséquence d’amener sur Draguignan bloqué toutes les populations insurgées du nord-ouest du département, et, en même temps, de doubler le nombre des insurgés parle soulèvement des alentours de Toulon.

 

Le deuxième parti était de quitter la route de Toulon à Draguignan et de se porter sur le nord-ouest, vers Salernes, pour y rallier les insurgés de cette contrée et tous ceux de l’arrondissement de Brignoles. On pouvait ainsi, avec un peu de résolution, prolonger la lutte dans ce pays de montagnes et donner la main aux démocrates des Basses-Alpes, département qu’on savait en pleine insurrection.

 

Cette détermination avait cependant de graves inconvénients. Les républicains abandonnaient les cantons foyers de l’insurrection, dégageaient Draguignan, et, par un mouvement oblique qui ressemblait fort à une fuite devant la troupe, risquaient d’ébranler le moral de leurs bandes.

 

On discutait cette seconde résolution, qui paraissait la plus praticable, lorsqu’arriva de Brignoles, M. Camille Duteil.

 

Il arrivait à franc étrier pour prendre le commandement de l’insurrection.

 

II était assez connu dans le Var comme journaliste. En arrivant à Vidauban, il se donna comme envoyé par le Comité de Marseille, pour prendre le commandement en chef des forces insurgées.

 

— Il faut, dit-il, former une véritable armée démocratique.

 

Et il se proposa pour général.

 

Les premiers chefs de l’insurrection crurent avoir trouvé un homme capable et résolu. Ils abdiquèrent leurs prétentions personnelles, et Camille Duteil fut proclamé général en chef de l’armée démocratique du Var[8].

 

On raconte dans le pays que quelques heures après, arriva près de Vidauban, une bande d’insurgés venant de Saint-Raphaël, près de Fréjus.

 

Elle était commandée par un homme de beaucoup d’esprit, M. H.… On lui apprend que le citoyen Camille Duteil vient d’être nommé général de l’insurrection.

 

— Camille Duteil, général ! s’écrie M. H… ; je connais l’homme, mes amis; retournons chez nous, c’est tout ce qu’il nous reste à faire.

 

Et il fait faire demi-tour à sa bande, qui retourne à Saint-Raphaël.

 

M. H… avait raison. Camille Duteil était bien l’homme du monde le moins propre à diriger une levée en masse. Il n’avait rien de ce qui séduit les masses et leur impose l’obéissance. Caractère indécis, passant en un instant de la colère à l’abattement, il était aussi incapable de se faire aimer que de se faire craindre. Il affectait les allures les plus rudes et ne savait pas faire respecter un de ses ordres. Son incapacité, comme chef militaire, était absolue, s’il faut en juger par le résultat.

 

Effrayé, ahuri, à la vue des masses tumultueuses qu’il allait avoir à diriger, il n’essaya même pas de prendre sur elles l’ascendant que lui eussent promptement donné un peu de décision et d’énergie. Il suivit ses bandes et ne les dirigea pas. Les chefs qui l’avaient accepté l’eurent bientôt jugé. En moins de vingt-quatre heures, Camille Duteil était usé.

 

Son premier acte fut de décider la marche sur Salernes. La détermination était d’autant plus fâcheuse, que le nouveau général paraissait ainsi se soucier médiocrement d’une rencontre avec la troupe.

 

C’est le 7, au matin, qu’il passa en revue son armée. Les insurgés, enchantés de se voir un chef qu’ils croyaient intelligent et capable, saluèrent le général par les plus bruyantes et les plus sincères acclamations. Ce fut avec une régularité toute nouvelle que la petite armée déboucha sur la route de Draguignan, franchit l’Argens et arriva aux Arcs, le dimanche matin, à huit heures. Les prisonniers de Luc et de la Garde-Freynet étaient conduits à la suite de la colonne.

 

Dans cette même matinée, la Préfecture s’attendait à une attaque.

 

Tout le bataillon de ligne campait à l’intérieur ; la Société de Saint-Martin était réunie en armes dans la salle du Conseil général. Un grand nombre de dames avaient cherché asile dans les salons du préfet.-

 

Dans le milieu de la nuit du 6 au 7, une fausse alerte y avait causé le plus affreux tumulte.

 

— Les voilà ! les voilà ! aux armes ! avait crié quelqu’un.

 

Les cris perçants des dames et l’émotion un peu trop vive de la Société de Saint-Martin, causèrent un désarroi général, et il fut fort heureux, pour le parti de l’ordre, que nul ennemi ne parût.

 

Les chefs militaires, avertis par cet incident, complétèrent leurs mesures de défense. Des barricades furent construites par la troupe au débouché de toutes les rues aboutissant à la Préfecture. On ne laissa ouverte que la large avenue de Trans, où la cavalerie pouvait se déployer.

 

La Préfecture elle-même fut transformée en une sorte de forteresse. La grille fut barricadée avec des madriers et des planches recouvertes de matelas. La terrasse et les fenêtres dominées par des maisons voisines furent aussi matelassées. Des munitions et des vivres furent entassées à l’intérieur, de manière à soutenir un siége de quelques jours.

 

Le dimanche, dans la journée, on apprit, non sans une vive satisfaction, le mouvement oblique des insurgés et leur marche sur Salernes.

 

Pendant cette journée, le préfet et le colonel Trauers étaient arrivés au Luc. Ils y avaient couché, et, après avoir laissé une compagnie sur ce point important, ils avaient repris leur marche vers Draguignan.

 

Une triste scène se passa dans cette ville, le lundi matin. Nous en empruntons le récit à l’ouvrage de M. Maquan[9].

 

« Un gendarme avait arrêté, aux abords de la ville, dit un écrivain, un homme qui tenait un sabre caché sous sa blouse.

 

C’est, ajoute M. Maquan, un vieillard, vêtu d’une méchante blouse bleue, aux traits ridés par le travail et l’âge, pâlis sous le hâle par un indicible effroi. »

 

Le procureur de la République, Bigorie, l’interroge. Il avoue avoir reçu l’ordre de partir pour Salernes. Le magistrat ordonne de le conduire en prison.

 

Sur le passage de ce vieillard, la foule se presse. Ce n’était pas une foule démagogique comme celle qui traînait le brigadier Lambert vers la prison de Cuers, c’était une foule honnête et modérée. Et cette foule pousse des cris de mort contre le vieillard. Le capitaine de gendarmerie survient. On s’empresse autour de lui :

 

— Il faut le fusiller ! il faut un exemple ! Fusillez-le ! s’écrie-t-on.

 

Le capitaine Hourlez ne trouve pas d’objection à faire. Cette fusillade sommaire lui parait chose toute naturelle. On s’empare du malheureux vieillard à demi-mort de frayeur ; on le place au pied du vieux mur qui longe l’esplanade, et un peloton de gendarmes se dispose à le fusiller sur-le-champ.

 

Le substitut Niepce s’émeut à ce spectacle, et, songeant aux prisonniers qui sont entre les mains des insurgés, il s’élance vers le préfet, M. de Romand.

 

— Grâce, Monsieur le préfet, n’oublions pas les otages de l’insurrection !

 

— Merci pour votre bonne pensée, répond M. de Romand; et, se retournant vers le capitaine de gendarmerie, il ordonne de surseoir à l’exécution et de conduire le vieillard en prison.

 

Sans cette circonstance, le meurtre de ce malheureux s’accomplissait.

 

M. Maquan nous apprend que, quelques jours après, ce pauvre homme fut mis en liberté, ayant été reconnu « entièrement innocent. »

 

Revenons à la colonne insurrectionnelle que nous avons laissée aux Arcs.

 

Elle séjourna quelques heures dans cette petite ville. Duteil alla visiter les prisonniers de l’insurrection. Il leur adressa quelques bonnes paroles, et exprima l’espoir de les mettre prochainement en liberté.

 

M. Truc, maire des Arcs, et M. Regnier, maire de Taradeau, furent arrêtés, mais relâchés bientôt après.

 

La colonne se reforma bientôt, et, quittant décidément le chemin de Draguignan, s’achemina sur Salernes, en passant par Lorgues.

 

Cette dernière ville était, peut-être, la moins démocratique de la Provence. C’est une localité de cinq à six mille âmes, riche et bien située. Elle renfermait, dès cette époque, maison de jésuites, maison de capucins, couvents de religieuses, confréries de pénitents de toutes couleurs, et nombreux clergé. Les débris de l’ancienne noblesse y étaient aussi assez nombreux, riches et influents. Lorgues, en 1851, était un échantillon fort bien conservé de la petite ville provençale de 1817.

 

Il va sans dire que nulle tentative de résistance au Coup d’État ne s’était produite dans un pareil milieu. Tout au contraire, les légitimistes de Lorgues, que la ruine des républicains consolait de la déception de leurs espérances de restauration, étaient très-bien disposés à soutenir l’autorité.

 

Ce jour-là, toute la population de Lorgues jouissait, au sortir d’un sermon de Jubilé, prêché par les capucins, d’une de ces belles journées d’hiver, comme on n’en voit qu’en Provence, et se pressait sur le Cours, lorsque des cris d’alarme retentirent.

 

Les insurgés commençaient paraître, débouchant par le chemin du Plan.

 

Aux premiers mouvements d’émotion et de frayeur, succédèrent quelques velléités d’organiser la résistance. Le maire convoque le Conseil, les légitimistes s’agitent ;on sonne le tocsin, on bat la générale. Des hommes armés accourent de tous côtés et se réunissent à la Mairie.

 

Un détachement, commandé par M. E. de Gombaud, se dirigea vers l’entrée de la ville. M. Maquan, rédacteur de l’Union du Var, et futur chroniqueur de ces événements, était au nombre de ces gardes nationaux. La vue de la masse des insurgés, qui avançaient assez rapidement, les intimida promptement, et ils vinrent se ranger devant la Mairie.

 

Quelques minutes après, parut sur le Cours un jeune homme à cheval, en costume de spahis. Il fendit la foule qui le regardait avec curiosité. M. Courdouan, maire de Lorgues, M. d’Agnel-Bourbon, conseiller général du canton, et M. Courdouan, juge de paix, s’avancèrent au devant de l’excentrique républicain.

 

Il déclara être l’aide de camp du général Camille Duteil, commandant l’armée démocratique du-Var, et annonça qu’on eût à préparer des vivres pour sa troupe.

 

— Avez-vous un ordre de route ? dit le maire.

 

— Non, répondit le spahis.

 

— En ce cas, je ne puis parlementer avec vous. Retirez-vous.

 

Ce langage était fier ; mais pour ne pas devenir ridicule, il demandait à être soutenu.

 

M. Maquan ne tarit pas sur l’héroïsme des volontaires lorguiens. Il faut, cependant, avouer qu’il ne brilla pas en cette circonstance. Sur une population comptant plus de mille hommes valides, deux cents à peine restaient encore à la Mairie. Une demi-heure après, ils étaient réduits à trente.

 

Le conseiller général et le juge de paix, qui jugeaient mieux la situation, coururent au devant des insurgés et demandèrent à parlementer avec Duteil.

 

Celui-ci déclara qu’il avait l’intention de donner à ses hommes un peu de repos, et qu’il se bornait à exiger que des vivres leur fussent distribués aux frais de la commune. Il ne dissimula pas que si les habitants de Lorgues refusaient, ses hommes prendraient de force ce qu’on ne leur donnerait pas de bon gré. Il promit. à ces conditions, le respect absolu des personnes et des propriétés.

 

Les deux parlementaires demandèrent quelques moments de délai, pour aller prendre l’avis du Conseil municipal.

 

Le maire engageait le Conseil à résister aux insurgés. La plupart des conseillers hésitaient.

 

MM. Courdouan et d’Agnel-Bourbon revinrent à la hâte vers Duteil, avant même d’avoir obtenu l’assentiment du maire. Il était temps qu’ils apportassent une réponse.

 

Les insurgés murmuraient de tant de délais. Déjà, Alix Gerffroy, le chef du contingent du Luc, ébranlait ses hommes, sans attendre l’ordre de Duteil, pour entrer à Lorgues, de gré ou de force.

 

— Je ne suis plus maître de mes hommes si vous tardez davantage, dit Duteil aux parlementaires. Entrons en ville, je vous donne ma parole d’honneur qu’aucun excès ne sera commis.

 

— Puisqu’il en est ainsi, dit le juge de paix, allons. Je prends sur moi la responsabilité de votre entrée dans la ville.

 

Les insurgés se mirent en marche sans tumulte ni désordre.

 

Les trente gardes nationaux restés en armes avaient fermé les portes de la Mairie et se tenaient aux fenêtres.

 

Les bandes défilèrent sur le Cours. Elles se montrèrent assez convenables, dit M. Maquan, ne se livrant à aucune provocation et ne poussant aucun cri hostile.

 

Les chefs avaient essayé de leur donner un commencement d’organisation.

 

Le contingent de chaque bourg formait un bataillon. Le fusil de chasse était l’arme ordinaire. Des détachements armés de haches figuraient les sapeurs en tête de chaque bande. Les mouvements se faisaient avec plus de régularité qu’on n’eût imaginé.

 

La petite armée se massa sur le Cours et fit halte. M. Courdouan, le juge de paix, et M. d’Agnel-Bourbon présidèrent à une grande distribution de pain, de vin et de fromage.

 

Cependant des émissaires s’introduisaient à chaque instant dans la Mairie, engageant les citoyens de Lorgues qui s’y trouvaient encore, à cesser ce semblant de résistance qui ne pouvait avoir d’autre résultat que d’irriter les plus exaltés des insurgés.

 

Tout à coup, vers quatre heures, le tambour retentit au bas du Cours, et une nouvelle bande de quatre à cinq cents hommes défila au chant de la Marseillaise. C’était le contingent des Arcs qui rejoignait le gros des insurgés. Les rivalités de commune à commune sont fréquentes dans le Var. Or, il en existait une fort ancienne entre Lorgues et les Arcs.

 

Les gens des Arcs s’indignent en apprenant qu’on n’a pas désarmé les gardes nationaux de Lorgues ; ils se précipitent vers la Mairie, sans se soucier des ordres de Duteil, et se mettent en devoir d’enfoncer la porte. La masse des insurgés les imite et crie avec eux :

 

— Rendez-vous ! bas les armes !

 

Les Lorguiens comprirent alors l’imprudence de leur manifestation.

 

Ils se disposaient à mettre bas les armes, lorsque la porte enfoncée livra passage à un flot d’assaillants qui les désarmèrent et les retinrent prisonniers.

 

Aucun des Lorguiens ne fut cependant maltraité. Les insurgés les conduisirent dans un café voisin où ils attendirent le départ, sous la garde de quelques hommes armés.

 

Ces prisonniers étaient MM. Louis Courdouan, maire de Lorgues, Courdouan, son frère, juge de paix, de Commandaire, ancien garde-du-corps, Charles de Gasquet, Jules de Gasquet, de Gombaud, Andéol de Laval, Crouet, Boyer, Layet, Perreymont, Gasquet, O. Ganzin, Vacquier, presque tous propriétaires ou conseillers municipaux, Peissel, instituteur, et Maquan, rédacteur de l’Union du Var.

 

La plupart de ces messieurs étaient d’ardents légitimistes.

 

La colonne insurrectionnelle stationna peu à Lorgues. Aucun désordre ne fut commis dans cette ville. Quelques insurgés qui voulaient entrer dans l’église pour suspendre l’exercice du culte, en furent empêchés par ordre de Duteil.

 

Une somme de 555 francs en pièces de cent sols, était restée étalée sur la table du secrétaire de la Mairie. Un groupe d’insurgés entré dans la salle semblait près de céder à la tentation de piller l’argent de la commune, lorsqu’un chef entra, et, mettant un sabre à la main, signifia qu’il tuerait le premier qui toucherait un écu. M. d’Agnel-Bourbon arriva sur ces entrefaites. Le chef républicain lui remit cet argent en dépôt, le priant de compter. M. d’Agnel-Bourbon s’assura qu’il ne manquait pas un centime, et emporta cette somme, qui était destinée à l’éclairage de la ville[10].


[1] C’est ce que faisait remarquer très-justement le colonel de Sercey dans sa déposition devant le Conseil de guerre, au procès d’Aillaud (de Volx).

 

[2] Voir tous les journaux de Marseille sur cette journée du 4.

 

[3] Maquan. — Insurrection du Var, page 79.

 

[4] Nous empruntons cette anecdote à M. Maquan. (Voir Insurrection du Var, page73.)

 

[5] M. Maquan raconte aussi ce fait. — M. P… n’en fut pas moins exilé.

 

[6] M. Maquait s’amuse fort de ce Brunet dans son livre. Il lui fait une sorte de renommée héroï-comique.

 

[7] Les époux Ferrier se sont réfugiés aux États-Unis, où M. Ferrier était naguère officier dans l’armée fédérale.

 

[8] Dans ma première édition j’ai été par trop sévère pour ce pauvre Camille Duteil, qui n’était pas, m’a-t-on assuré depuis, un homme sans mérite. J’avais peut-être trop facilement partagé l’impression de beaucoup de ses anciens compagnons de malheur du département du Var. Je supprime donc quelques lignes à son égard, qui sont inutiles au récit.

 

[9] Voir Insurrection du Var, page 96.

 

[10] Voir Insurrection du Var page 113. Le narrateur, légitimiste, désolé de raconter un fait honorable pour un de ses adversaires, s’efforce de tourner en comédie ridicule cet acte si simple de probité.