La province en décembre 1851

La province en décembre 1851

Étude historique du coup d’Etat

par Eugène Ténot

Chapitre IV

Départements du Sud-Ouest

 

Gers

première partie

Le département du Gers. — Proclamation des autorités. — Réunion dans les bureaux de l’Ami du peuple — Journée du 4. — M Alem-Rousseau. — Agitation. — Appel aux armes. — Arrivée des paysans. — Pourparlers. — Distribution de vivres. — Collision sanglante. — L’autorité victorieuse. 

Le département du Gers, formé d’une partie de l’ancienne Gascogne, occupe un pays montueux et médiocrement fertile. Il est parsemé d’un grand nombre de bourgs et de petites villes ; mais il ne renferme aucun centre de population considérable. Son chef-lieu, Auch, est une vieille ville de douze mille âmes. Les Sous-Préfectures, Condom, Lectoure, Mirande et Lombez, sont encore moins considérables. Le pays est essentiellement agricole. La population qui l’habite est une race laborieuse, vive, impressionnable, rude de formes, mais honnête et généreuse.

A la fin de 1851, ce département était complètement acquis aux idées démocratiques. L’influence de la petite bourgeoisie, généralement républicaine, et la propagande du journal l’Ami du Peuple, avaient beaucoup contribué à ce résultat. Des sociétés secrètes s’y étaient récemment organisées. Elles paraissent avoir été une ramification de la grande société des Montagnards qui couvrait le Midi, et dont nous parlerons dans le prochain chapitre. Bien que leur organisation fût assez récente, le nombre de leurs affiliés était déjà énorme.

La dépêche, annonçant la dissolution de l’Assemblée nationale, arriva à Auch dans la soirée du 2 décembre.

Le préfet, M. de Magnitot, appela aussitôt près de lui le général Dupleix, commandant la subdivision, le procureur de la République, M. Saint-Luc Courborieux, et le maire d’Auch, M. Soullier.

La gravité des circonstances était telle, que ces messieurs furent bientôt d’accord sur la nécessité d’annoncer l’événement au peuple, sans se prononcer pour ou contre le Coup d’Etat, et en se bornant à maintenir l’ordre.

Le 3 décembre, à huit heures du matin, on afficha la dépêche télégraphique avec la proclamation suivante :

« Auch, 3 décembre 1851, 7 heures du matin.

Habitants du Gers,

Un événement grave vient de s’accomplir dans la capitale.

Nous nous empressons de le porter à votre connaissance. En présence de l’émotion qu’il peut causer l’autorité, qui répond de la tranquillité publique, est fermement résolue à faire son devoir et à assurer, avant tout, le respect et l’inviolabilité des personnes et des propriétés.

Habitants du Gers, au nom de la France, au nom du salut du pays tout entier, au nom de vos intérêts les plus chers, nous vous engageons à attendre avec calme la marche des événements, et vous abstenir de tous rassemblements propres à enflammer les passions.

Nous avons confiance dans votre loyauté et dans l’excellent esprit qui vous anime.

Le général commandant la subdivision,

Dupleix.

Le procureur de la République,

Saint-Luc Courborieux.

Le préfet du Gers,

A. de Magnitot.

Le maire d’Auch,

Soullier. »

 

L’émotion produite par l’apparition de ces deux pièces fut immense.

Le journal l’Opinion, organe du parti de l’ordre, publia immédiatement une vive protestation contre la nouvelle catastrophe, qu’il comparait à celle du 24 février[1].

On pense si l’émotion dut être profonde dans le parti républicain.

Deux journaux le représentaient à Auch : le Démocrate, organe des républicains modérés, anciens partisans du général Cavaignac, et l’Ami du Peuple, organe des démocrates socialistes.

Il n’est pas inutile d’ajouter qu’avec l’intelligence ordinaire aux partis, les hommes du Démocrate et ceux de l’Ami du Peuple n’avaient entre eux aucun rapport, et se sentaient plus d’éloignement pour ceux dont ne les séparait qu’une légère nuance que pour leurs adversaires déclarés. Aussi n’y eut-il aucun rapprochement entre ces deux groupes.

Le parti avancé avait seul, du reste, une influence sérieuse sur la population.

Une réunion nombreuse fut tenue, dans l’après-midi du 3, dans les bureaux de l’Ami du Peuple.

Parmi les assistants se trouvaient MM. Benjamin Gastineau, rédacteur en chef, et tout le personnel de la rédaction ; Dansos, ex-commandant de la garde nationale d’Auch ; Zeppenfeld ; Violet, officier en non activité ; Victor Prieur, médecin ; Canteloup, avocat, etc. M. Arexy, le véritable chef du parti démocratique socialiste, était en voyage[2].

Plusieurs des citoyens présents étaient accourus des petites villes voisines.

La réunion fut unanime pour décider qu’il fallait résister au Coup d’État. Mais quand il s’agit de déterminer le mode de résistance, il parait que l’accord cessa.

Les plus ardents voulaient une insurrection immédiate : soulever Auch, barricader les rues et appeler les républicains des campagnes.

D’autres repoussaient cette résolution comme intempestive et inutile.

Une lutte à Auch, lorsque le reste de la France restait calme, ne pouvait aboutir qu’à une protestation impuissante. M. Victor Prieur fît ressortir vivement cette considération et finit par entraîner la majorité de la réunion à son avis.

On se décida à rédiger et à signer, séance tenante, une protestation, à préparer tout pour le combat, et à envoyer aux cantons l’ordre de se tenir prêts à marcher au premier signal.

La protestation fut rédigée et signée de soixante-quatre noms. Quoique fort vive, ce n’était pas un appel aux armes.

Il parait qu’au moment où cette résolution venait d’être prise, les plus ardents revinrent à la charge, soutenant, qu’en temps de révolution, hésiter c’est tout perdre, et insistant pour l’insurrection. Un violent débat s’engagea. M. Gastineau se rangea à cet avis. M. Prieur et plusieurs autres membres quittèrent la réunion. Après leur départ, les membres restant décidèrent qu’on enverrait aux affiliés des cantons le mot d’ordre de prendre les armes et de marcher sur Auch.

L’autorité se trouvait dans une position réellement critique. Elle ne disposait, pour toute force armée à opposer à une insurrection qui pouvait amener dix mille hommes sur la ville, que de quatre escadrons du 6e hussards. La topographie de la ville suffisait, d’ailleurs, pour rendre ces forces complètement insuffisantes.

Auch est bâtie sur les flancs d’un coteau élevé, perpendiculaire à la vallée du Gers et se rattachant par une étroite arête à la ligne de collines qui court parallèlement à la rivière. L’Hôtel-de-Ville, la cathédrale, et une place assez spacieuse, occupent le sommet du coteau. Une rue longue et droite, mène de l’Hôtel-de-Ville au faubourg de l’Oratoire et à la route de Condom. Cette rue suit l’arête du coteau jusqu’à l’issue du faubourg. Le reste de la ville est composé de rues étroites, tortueuses, à pentes rapides, tout à fait impraticables à la cavalerie. Il aurait suffi de quelques barricades pour réduire la garnison à l’impuissance.

La garde nationale avait été dissoute, et l’autorité ne pouvait guère compter sur des défenseurs volontaires du « parti de l’ordre ».

Le préfet et les autres hauts fonctionnaires, faisant une subtile distinction entre l’adhésion ouverte au Coup d’Etat et des mesures répressives prises dans le but de maintenir l’ordre matériel, se disposèrent malgré toutes ces difficultés, à empêcher toute manifestation hostile aux décrets présidentiels. Le procureur de la République, M. Saint-Luc-Courborieux parait avoir été le principal promoteur de l’attitude ainsi prise par l’autorité. Le commissaire de police se présenta par son ordre aux bureaux de l’Ami du Peuple. C’était quelques heures après la réunion de l’après-midi. Il y fut reçu par les plus vives protestations. M. Prieur, qui avait fait tant d’efforts pour dissuader ses amis d’une insurrection immédiate, se faisait remarquer parmi les protestants les plus énergiques. Il suivit le commissaire de police à la Mairie où toutes les autorités se trouvaient réunies. Là s’engagea entre lui et M. Saint-Luc Courborieux une vive altercation. Le procureur de la République, ayant voulu se prévaloir de sa qualité de magistrat, s’attira cette verte réplique :

« Vous n’êtes plus que le magistrat d’un magistrat déchu ! »

Cependant la nuit fut calme.

Le lendemain, le journal du « parti de l’ordre », l’Opinion, parut ayant en tête de ses colonnes une protestation conçue dans des termes d’une rare violence. Ce numéro ne fut pas saisi, mais le journal dut, par un coup d’État préfectoral au petit pied, changer immédiatement de rédacteurs.

Dans la matinée, l’autorité fut avertie que les principaux membres du parti républicain modéré, MM. Reynal, Boubée, Alem-Rousseau, ex-constituant, Dupetit, Sentoux, Faure et Caubet, s’étaient réunis dans les bureaux du Démocrate et y avaient rédigé une protestation.

Presque en même temps, un certain nombre de démocrates réunis à l’Ami du Peuple y faisaient imprimer un appel aux armes qui était immédiatement affiché[3].

Des groupes tumultueux formés sur une foule de points discutaient avec chaleur les événements.

Cependant l’attitude du peuple n’avait rien de menaçant. Les divisions survenues parmi les chefs du mouvement avaient eu leur contre-coup dans la population, et rien ne faisait prévoir une insurrection immédiate.

Les quatre escadrons du 6e hussards avaient pris les armes. Un détachement avait été dirigé sur Fleurance, petite ville à trente-quatre kilomètres, au nord d’Auch, pour y protéger l’arrivée de la malle-poste et du nouveau préfet du Gers, qui était attendu.

Un autre détachement avait pris la route de Mirande, où de graves événements venaient de se passer.

Les trois escadrons restant avaient été disposés en majeure partie sur la place de l’Hôtel-de-Vïlle[4].

A onze heures, le commissaire de police se rendit, par ordre du procureur de la République, aux bureaux du Démocrate, rue Balguerie, afin d’y opérer la saisie de la protestation qu’on venait d’imprimer. Il trouva la rue encombrée d’une foule de citoyens. M. Alem-Rousseau se tenait sur la porte de l’imprimerie. Il s’opposa à l’entrée du commissaire de police. Sommé de laisser opérer la saisie, il répondit que la Constitution étant violée, tout magistrat qui ne protesterait pas sur-le-champ se rendrait complice du crime de haute trahison, serait par ce seul fait déchu de ses fonctions, que quant à lui, simple citoyen, il ferait son devoir en repoussant la force par la force.

Le commissaire de police n’insista pas davantage. Il revint auprès du procureur de la République, et lui rendit compte de ce qui se passait.

M. Saint-Luc Gourborieux n’hésita pas.

Il se fit accompagner d’un escadron de hussards commandé par le capitaine Michel, et se dirigea vers les bureaux du Démocrate. Le capitaine de gendarmerie et le juge de paix Tarbouriech se joignirent à lui.

La colonne traversa la place de l’Hôtel-de-Ville au milieu des groupes nombreux et animés, criant : Vive la Constitution ! vivent les hussards[5] !

Les soldats restaient silencieux.

Un instant, le capitaine de gendarmerie demeura en arrière. Un groupe l’entoura ; on mit la main sur la poignée de son sabre. L’arrière-garde des hussards le dégagea.

La colonne arriva rue Balguerie. Un rassemblement nombreux stationnait devant les bureaux du Démocrate. M. Alem-Rousseau haranguait le peuple. Sommé de se retirer, il répondit qu’il n’en ferait rien.

— Je proteste au nom de la loi ! s’écriait-il.

M. Saint-Luc Courborieux lui rappelle l’obéissance qu’il doit aux magistrats.

— Si vous êtes magistrat, votre devoir est de faire respecter la loi fondamentale du pays, la Constitution, réplique M. Alem-Rousseau ; si vous trahissez ce devoir, vous n’êtes plus rien, vous êtes déchu de vos fonctions !

Des agents s’élancent pour le saisir. Il lutte ; un coup de sabre perce son habit ; il se dégage en protestant toujours.

— Citoyens, soldats, magistrats, officiers, peuple, je vous rappelle tous au respect de la loi, s’écriait l’ancien représentant !

Il fallut faire une charge de cavalerie contre l’énergique républicain. M. Saint-Luc Courborieux fit les sommations. L’escadron s’ébranla, la foule fuit en désordre ; quelques pierres furent lancées sur la troupe ; un hussard fit feu, et M.Alem-Rousseau tomba renversé sous les pieds des chevaux.

La saisie des numéros du Démocrate fut opérée[6]. De retour sur la place de l’Hôtel-de-Ville, le procureur fut entouré de groupes nombreux criant : Vive la République ! Il les harangua. Quelques-uns se dispersèrent pour se reformer plus loin.

Cependant le commissaire de police, suivi d’un détachement de hussards, se dirigea vers les bureaux de l’Ami du Peuple pour saisir l’appel aux armes dont nous avons parlé. Arrivé à quelques pas des bureaux, un coup de feu retentit. Il était tiré d’une fenêtre voisine sur la sentinelle du général qui fut heureusement manquée. Un gendarme riposta. Un officier en congé, M. Louis Solon, qui s’était joint à la troupe, fit voler en éclats la fenêtre et s’élança à l’intérieur. On le suivit. Mais l’homme qui avait fait feu ne put être saisi. On ne trouva qu’un fusil déchargé[7].

Le commissaire de police pénétra sans obstacle dans les bureaux de l’Ami du Peuple, mais il ne put saisir que peu d’exemplaires de la proclamation. La majeure partie avait été distribuée.

A la suite des incidents que nous venons de rapporter, l’agitation avait grandi. La foule qui couvrait la place de l’Hôtel-de-Ville et les rues avoisinantes, prenaît une attitude hostile. Les cris de : Vive la République ! à bas les hussards ! retentissaient avec force[8].

Les chefs du parti avancé qui s’étaient prononcés pour l’insurrection immédiate crurent le moment favorable pour passer à l’exécution. Malgré l’abstention de la majeure partie des leurs, quelques-uns descendirent en armes sur la place.

L’ancien commandant de la garde nationale parut, le sabre à la main, criant : Aux armes ! Quelques hommes se groupèrent autour de lui. M. Arexy, qui venait d’arriver des Hautes-Pyrénées, voulut se joindre à eux. Il paraît cependant qu’il ne se faisait pas d’illusions sur le résultat probable de leur tentative. On raconte, en effet, qu’en prenant son fusil, il disait à Benjamin Gastineau :

— Allons, mon cher Gastineau, partons pour Nouka-Hiva !

Le rassemblement traversa quelques rues de la ville en criant : Aux armes ! Cet appel eut peu d’échos, et les hommes qui s’étaient armés durent se disperser après cette vaine tentative.

Pendant ce temps, quelques évolutions de cavalerie contenaient sur la place de l’Hôtel-de-Ville une foule plus bruyante que résolue[9].

Le préfet, le procureur de la République, le maire et le général Dupleix n’avaient plus quitté l’Hôtel-de-Ville, devenu le quartier-général de l’autorité.

Dans l’après-midi, une députation s’y présenta au nom du peuple

Elle se composait de quelques citoyens, parmi lesquels MM. Prieur et Violet. Le maire les reçut. Ces citoyens demandèrent l’armement de la garde nationale et le partage des postes avec la troupe. Le maire repoussa ces deux propositions, en se fondant surtout sur leur inutilité. M. Souiller avait été du sous l’influence du parti républicain modéré, il n’avait pas encore accepté formellement les décrets présidentiels, et il croyait peu à la réussite du Coup d’État. Il ne le dissimula pas à ses interlocuteurs : « A cette heure, disait-il, Louis-Napoléon est sans doute déjà pris et écroué à Vincennes. » Les délégués du peuple se retirèrent donc sans résultat.

Cependant, la lassitude de la foule amena un calme relatif. On put faire manger les chevaux de la cavalerie.

A quatre heures la malle-poste arriva, amenant le préfet, M. de Lagarde, arrêté, puis relâché à Fleurance, comme nous le raconterons plus loin. Il prit aussitôt la direction de l’administration supérieure du département.

Ceux des membres du parti démocratique qui s’étaient abstenus dans la tentative de la journée se réunissaient en ce moment chez M. Canteloup, avocat, et délibéraient sur la conduite à tenir, lorsqu’un bruit grave vint mettre l’émoi dans la réunion. Les insurgés des campagnes étaient aux portes d’Auch.

En effet, l’autorité prévenue, vers cinq heures, de l’approche de bandes nombreuses, avait envoyé en reconnaissance le capitaine Michel et un détachement de hussards. Celui-ci s’était trouvé bientôt en présence d’une épaisse colonne de gens armés[10]. Un homme d’une soixantaine d’années, monté sur un bidet du pays, était en tête.

Interpellé par le capitaine Michel, il avait répondu :

— Nous sommes de bons citoyens qui nous rendons à Auch pour concourir à la défense de la République et de la Constitution.

Après quelques pourparlers il avait consenti à arrêter sa colonne, et le capitaine Michel avait envoyé prévenir l’autorité.

On se souvient que le 3 au soir, à l’issue de la réunion dans les bureaux de l’Ami du Peuple, l’avis avait été expédié aux affiliés des cantons de prendre les armes et de marcher sur Auch.

Ce mot d’ordre avait été suivi avec un ensemble extraordinaire. Dès quatre heures du matin, le tocsin sonnait dans près de cinquante villages. Vic-Fezensac, petite ville à trente kilomètres nord-ouest d’Auch, se soulevait. Un ancien officier de l’Empire, brigand de la Loire de 1815, nommé Jean-Baptiste Cassaet, vieux bonhomme sans grande portée politique, mais dévoué aux idées républicaines, appelait le peuple aux armes. Les populations des villages voisins accouraient au son du tocsin ; une nombreuse colonne se formait et prenait la route d’Auch.

A Jégun, dix kilomètres à l’est de Vic, l’insurrection éclatait à la même heure ; et, malgré les conseils et la résistance du maire, la bande qui s’y formait faisait bientôt sa jonction avec celle de Vic.

Un notaire, M. Lagrave, de l’Ile-de-Noé, à dix kilomètres nord de Mirande, partait de son village à la tête de cent hommes et ralliant en route une foule de paysans, marchait sur Auch par Barran.

A Bassoues, nord-ouest de Mirande, le soulèvement était l’oeuvre exclusive des paysans. Tandis que partout ailleurs, ils avaient attendu le signal de quelques membres de la bourgeoisie, ils se soulevaient spontanément, et conduits par quelques-uns d’entre eux, ils prenaient à leur tour le chemin d’Auch.

Toutes ces bandes marchaient d’entraînement, tambour battant, drapeau en tête. La plupart des paysans, croyant trouver Auch entre les mains du peuple, pensaient n’aller qu’à une sorte de promenade militaire. Ils étaient armés de fusils de chasse, de fourches, de faux. Les munitions étaient rares. La plupart chargeaient leurs fusils à plomb, faute de balles.

Il ne fallait pas que ces Jacques fussent animés de passions bien mauvaises, car dans cette longue marche, on n’a pas relevé la moindre tentative de violence ni contre les personnes, ni contre les propriétés. Les quelques vivres pris en route furent scrupuleusement payés.

Quand la colonne de Barran, commandée par Lagrave, rencontra celle de Vic que conduisait Cassaet, les deux chefs s’embrassèrent en tête de leurs bandes qui saluèrent cette accolade par un grand cri de : Vive la République !

Cassaet prit la tête avec les gens de Vic mieux armés que ceux de Barran.

Les bandes réunies montaient bien à trois mille hommes[11].

Elles marchaient sans organisation et sans plan préconçu.

Aussi, lorsqu’elles arrivèrent sur les hauteurs qui dominent Auch, elles ne firent nulle disposition d’attaque, et continuèrent à s’avancer formant une colonne profonde et encombrée sur la route de Condom et le faubourg de l’Oratoire.

Nous avons vu comment elles s’étaient arrêtées devant le détachement du capitaine Michel.

Cependant l’autorité s’empressait de prendre des mesures de défense. Le colonel Courby de Cognord se portait avec un escadron à l’entrée du faubourg et parlementait à son tour avec les paysans. Ceux-ci insistaient pour entrer en ville, protestant de leurs bonnes intentions et promettant sur leur tête qu’aucun désordre n’aurait lieu[12].

Il était évident, du reste, qu’ils n’avaient nulle intention d’engager la lutte. La route du faubourg de l’Oratoire où l’on se trouvait en présence suit la crête du coteau. Elle est bordée des deux côtés par des terrains en pente excessivement rapide, inabordables à la cavalerie. Deux charrettes mises en travers de la route, un obstacle quelconque, auraient pu rendre la position des insurgés inexpugnable. La situation de l’autorité fût alors devenue critique. Les insurgés, inattaquables de front, auraient pu en se prolongeant sur les flancs du coteau, entrer de plain-pied dans la ville. On assure que quelques-uns y avaient songé, mais la plupart, croyant à une solution pacifique, jugèrent la chose inutile.

Les membres de l’autorité, de leur côté, hésitaient à ordonner l’attaque. Une charge de cavalerie poussée, de nuit, sur des masses dont on s’exagérait le nombre et la résolution, pouvait être fatale. Cinquante gardes nationaux à peine s’étaient rendus à la Mairie. La perplexité y était grande, lorsque M. Prieur se présenta pour parlementer au nom des insurgés.

Les démocrates réunis chez M Canteloup avaient résolu de faire des efforts pour éviter l’effusion du sang. Les nouvelles reçues dans la journée de Paris et de Bordeaux n’annonçaient rien de favorable à la cause républicaine. Les dépêches du gouvernement arrivaient librement, preuve évidente qu’aucune insurrection n’existait entre Paris et Auch. Le combat dans ces conditions leur paraissait inutile.

Il fut heureux pour le Coup d’Etat qu’il ne se trouvât à Auch aucun homme capable de devenir le chef d’une Vendée républicaine. Si le mouvement eût été dirigé, il est certain que le nombre des insurgés et la nature du terrain auraient rendu la résistance très-difficile. La journée du lendemain eût groupé à Auch plus de dix mille hommes que deux marches auraient suffi pour porter sur Toulouse ou sur Agen.

M. Prieur arriva donc à l’Hôtel-de-Ville et rencontra le général Dupleix sur les marches de cet édifice. Il lui exposa ses idées, les intentions pacifiques de ses amis, et le pressa d’empêcher un combat de nuit qui pouvait être fatal aux deux partis. Le général lui dit de formuler une proposition.

M. Prieur demanda le partage des postes entre la troupe et les insurgés. Le général repoussa cette proposition. L’idée d’une sorte de suspension d’armes jusqu’au jour lui parut plus acceptable. Il rentra accompagné de M. Prieur dans l’intérieur de l’Hôtel-de-Ville.

La discussion recommença. Les deux préfets refusèrent même de parlementer avec M. Prieur ; mais M. Saint-Luc Courborieux qui était devenu le chef réel de l’administration, prit sur lui d’accepter la suspension d’armes.

M. Prieur et le procureur de la République sortant alors sur le péristyle de la Mairie, déclarèrent, l’un au nom du peuple, l’autre au nom de l’autorité, que pas un coup de feu ne serait tiré de la nuit.

De là, ils se rendirent aussitôt au faubourg de l’Oratoire pour faire accepter ces conditions par les insurgés. M. Prieur qui avait parlé en leur nom, ne connaissait aucun d’eux, mais il comptait sur cet ascendant de la force morale qui, en temps de révolution, donne le commandement à qui sait le prendre.

D’ailleurs, un républicain influent, très-connu des paysans, M. Zeppenfeld, était parmi eux, et les dissuadait de toute attaque immédiate.

On fut bientôt en présence des insurgés. Quelques pas à peine les séparaient des hussards.

Ils approuvèrent avec empressement l’engagement pris en leur nom, et il fut renouvelé en tête de la colonne. La nouvelle s’en répandit dans la ville et y excita une vive satisfaction. C’est en ce moment que les chefs d’insurgés demandèrent des vivres pour leurs hommes. La plupart marchaient depuis le matin sans avoir pris aucune nourriture. Ils étaient exténués.

M. Prieur revint aussitôt à l’Hôtel-de-Ville et demanda que des vivres fussent envoyés aux insurgés. La Mairie fit délivrer aussitôt une grande quantité de pain qui fut chargée sur des charrettes appartenant a l’hôtel Alexandre et conduit au faubourg[13].

La distribution se fit en commençant par les gens de Vic. Ils déposèrent leurs fusils et s’assirent sur la route pour manger. Les charrettes remontèrent jusqu’au deuxième kilomètre, à l’embranchement de deux chemins, et la distribution fut continuée à la colonne de Barran. Tous ces hommes s’assirent également et mangèrent, fort heureux de voir se terminer ainsi leur expédition.

M. Prieur, qui avait présidé à la distribution, voulait, d’accord avec ses amis d’Auch, éviter à tout prix une collision qu’ils jugeaient intempestive, mais il aurait voulu conserver ses bandes pour agir le lendemain, selon la nature des nouvelles attendues de Paris. Il réfléchit combien il était difficile que les hommes des deux camps, séparés à peine par quelques pas, pussent passer la nuit en présence sans qu’un accident ne vint engager la lutte. Il résolut de faire reculer les insurgés jusqu’à l’embranchement des deux chemins, à cinq ou six cents mètres de leur position actuelle. Ils auraient ainsi bivouaqué dans une position plus sûre et assez éloignée de la troupe. Des fagots furent achetés, et on commençait à les disposer pour allumer des feux de bivouac, lorsque, tout à coup, la fusillade retentit à la tête de la colonne.

Les récits des causes de cette collision sont tous contradictoires. Voici la version qui tous parait se rapprocher le plus de la vérité.

Les chefs de l’insurrection avaient accepté de très-bonne foi la suspension d’armes. Le vieux Cassaet et les autres chefs de Vic étaient entrés dans une auberge du faubourg, croyant pouvoir souper en paix. Le procureur de la République était, de son côté, revenu à l’Hôtel-de-Ville. M. Zeppenfeld, qui était demeuré à la tête de la colonne, s’occupait, de son côté, à prévenir une collision. Il avait déjà donné l’ordre de scier deux des arbres plantés au bord de la route pour interposer un obstacle matériel qui rendit toute communication impossible entre les paysans et les hussards.

Mais il parait que vers les neuf heures, après la distribution du pain, les groupes placés en face de la troupe prirent une attitude menaçante. Un agent déguisé qui s’était mêlé à eux revint auprès du colonel Courby de Cognord, lui assurant que les insurgés se disposaient à attaquer.

Le colonel, disent tous les témoins que nous avons consultés, brûlait d’engager le combat. Le procureur de la République, averti, se rendit sur les lieux avec l’ancien et le nouveau préfet.

Le procureur s avança vers les insurgés et les engagea à se retirer. Il n’obtint aucune réponse favorable.

Il fit alors les sommations, mais d’une voix faible, assure-t-on, de telle sorte qu’elles ne furent entendues que d’un petit nombre de personnes.

Pendant ce temps, le colonel Courby de Cognord avait disposé ses hussards en pelotons à vingt-cinq pas de distance.

Les sommations restant sans effet, le procureur se retira. Une sonnerie eut lieu. Les paysans n’en comprirent pas la signification. Ceux de la tête de colonne paraissent seuls avoir eu connaissance des incidents. Les autres mangeant encore, assis pour la plupart, ne se doutaient de rien.

Il était près de neuf heures et demie, lorsque, après la sonnerie, l’escadron fit une décharge de carabines, puis s’élança au galop, son colonel en tête.

Les paysans ripostèrent, se jetèrent sur les côtés de la route, et abrités par les talus, dirigèrent sur les hussards une fusillade meurtrière. Le colonel Courby de Cognord fut blessé ; le chef d’escadron Delaloge, grièvement atteint d’une balle ; le major Dufau, frappé d’un coup de feu au visage. Mais rien ne put arrêter l’élan des hussards. La charge fut poussée jusqu’à une distance de cinq cents mètres.

La masse des paysans qui couvrait la route jusqu’à la bifurcation fut surprise à l’improviste par cette brusque attaque. Saisis d’une terreur panique, les paysans s’enfuirent dans toutes les directions. Quelques-uns des chefs firent de vains efforts pour les retenir. En quelques minutes, la route fut vide. L’escadron se replia et essuya encore la fusillade des républicains de la tête de colonne, gens de Vic pour la plupart, qui ne quittèrent le terrain qu’après la disparition de la majeure partie de leurs compagnons.

Les hussards étaient maîtres du champ de bataille, mais ce n’était pas sans des pertes sérieuses. Vingt-quatre hommes et douze chevaux tués ou blessés dénotaient l’énergie déployée par la tête de la colonne des insurgés. Un sous-officier emporté par son cheval tomba dans un groupe de fuyards ; il fut tué[14].

Les pertes des insurgés furent faibles. Dans un décret inséré au Moniteur, on mentionne un chef d’insurgés qui aurait lutté avec le brigadier Edouard Martin et aurait été tué par lui après une vigoureuse défense. Le fait est singulièrement exagéré. Cet insurgé était un citoyen nommé Rizou, forgeron à Riguepeu, âgé de près de soixante ans. Il reçut en effet quelques coups de sabre. Il ne mourut pas de ses blessures, et c’était si peu un chef d’insurgés qu’à sa sortie de l’hôpital d’Auch, il fut renvoyé dans son village, sans avoir comme tant d’autres les honneurs de la transportation.

Un autre citoyen, un perruquier d’Auch, nommé Virginal, croyons-nous, fut blessé dans des circonstances qu’il est bon de noter. Ramené prisonnier en ville, il fut assailli par des hussards, et l’un de ces furieux lui porta un coup de sabre à la cuisse, au moment où prisonnier et sans défense, il aurait dû être sacré pour ses ennemis.

Cette collision sanglante eut un résultat inespéré. Elle dénoua la crise. Les insurgés de la campagne démoralisés ne se rallièrent pas, et les démocrates de la ville furent profondément abattus. L’autorité profita avec énergie de l’ascendant acquis. Des visites domiciliaires eurent lieu, toute la nuit, et amenèrent un grand nombre d’arrestations importantes. MM. Gastineau et Violet furent arrêtés cette nuit-là[15].
                                           

 


[1] Voir l’Opinion du Gers du 4 décembre.

[2] Voir l’Opinion du Gers du 22 décembre, article intitulé : Troubles du Gers.

[3] Voir l’Opinion du Gers du 22 décembre. — Troubles du Gers.

[4] Rapport officiel du général de Géraudon.

[5] Rapport du général de Géraudon.

[6] Cet incident est raconté avec quelques variantes par l’Opinion du Gers, le Midi de Toulouse, le Journal de Lot-et-Garonne. (Voir à ce sujet la note B l’appendice contenant une lettre de M. Alem-Rousseau fils, qui rectifie certains détails.)

[7] Opinion du 22 décembre. La condamnation prononcée plus tard pour ce fait donna lieu au plus extraordinaire trait d’abnégation. (Voir la note C à l’appendice)

[8] Rapport du général de Géraudon.

[9] Opinion du 22 décembre et rapport du général de Géraudon.

[10] Rapport du général de Géraudon.

[11] Le général de Géraudon les estime encore plus nombreuses.

[12] A partir de ce moment, tous les récits donnés par les journaux sont contradictoires et présentent des lacunes évidentes. Le rapport du général de Géraudon est trop succinct et ne fournit aucune lumière. Nous avons interrogé plusieurs témoins oculaires; leurs relations comparées aux récits déjà donnés nous ont permis d’approcher de bien près de la vérité sur cet épisode.

[13] L’existence d’une véritable suspension d’armes explique seule cette distribution de vivres que tous les journaux ont racontée. On ne saurait comprendre sans cela l’autorité envoyant du pain à des bandes qui vont l’attaquer à main armée.

[14] Un forgeron de Vic, nommé Pujos, a été condamné à mort, par contumace, pour avoir tué ce militaire.

[15] Voir, pour le récit de la collision, le rapport du général de Géraudon, contenant la liste nominative des militaires tués et blessés. (Moniteur)