La province en décembre 1851

La province en décembre 1851

Étude historique du coup d’Etat

 

par Eugène Ténot

Chapitre III

Départements du Sud-Ouest

Tarn-et-Garonne — Lot — Aveyron — Lot-et-Garonne

 

Le Sud-Ouest. — Caractère de la résistance. — Agitation à Toulouse et Bordeaux. — Agitation à Bergerac. -— Tentatives dans les Pyrénées. — Un préfet n’adhérant pas au Coup d’État. — Troubles de Moissac. — Insurrection le Figeac. — Agitation à Rodez et Millau. — Plan d’insurrection à Agen. — Insurrection du canton de Lavardac. — Passage des bandes à Nérac. — Le plan échoue. —Insurrection de Villeneuve-sur-Lot. — La ville de Marmande. — Délibération du Conseil municipal. — Les délégués du peuple. — Résolution — La Commission révolutionnaire. — Départ du sous-préfet. — Le commandant Peyronni. — Proclamation. — Inaction des insurgés. — Marche des troupes. — Marmande dans la nuit du 7 au 8 décembre. — Départ des insurgés. — Combat de Sainte-Bazeille. — Les insurgés à Castelnau. — L’état de siège. — La répression.

 

 

La majeure partie des départements situés dans la vaste région comprise entre les monts d’Auvergne, les Cévennes, les Pyrénées, l’Océan et la Charente étaient passés depuis 1848 par les plus singulières variations d’idées. Ces populations, à l’imagination vive et ardente, railleuses, un peu sceptiques et cependant enthousiastes, n’avaient jamais eu de traditions politiques bien déterminées. Les Bourbons y étaient profondément oubliés et le nom de Napoléon aussi populaire qu’en Champagne ou en Lorraine. De la Révolution, il restait un souvenir grandiose de 89, — l’abolition de la féodalité, — et effrayant de 93.

 

La République y excita une profonde surprise qui se changea bientôt en l’enthousiasme le plus franc et le plus sincère, mais ce premier sentiment dura peu. Les 45 centimes, le 15 mai et les journées de juin rejetèrent toute la contrée dans la réaction. En 1849, la réaction y était à son apogée. Les élections pour l’Assemblée législative se firent en général sous son influence. De la fin de 1849 à 1851, les choses changèrent complètement de face. Non-seulement le parti démocratique regagna le terrain perdu, mais il poussa de profondes racines dans une contrée où, en 1847, il comptait à peine quelques individualités.

 

Le Coup d’Etat y surprit ce parti au milieu de ses préparatifs de lutte pour 1852. Bien que déconcerté et surtout peu habitué à résister à la capitale, sur une foule de points il essaya de protester.

 

Un trait commun à ces mouvements fut leur spontanéité, le défaut d’ensemble, et conséquemment le peu d’énergie de la résistance. Cependant les protestations contre le Coup d’Etat y furent plus générales que dans le Centre. Lot-et-Garonne et Gers s’insurgèrent presque en entier. Nous consacrons un chapitre spécial à ce dernier département. Ajoutons que dans cette région les excès furent très-rares, et que rien n’y fait le pendant des tristes scènes de Clamecy et de Neuvy.

 

Bordeaux et Toulouse sont les deux grandes cités du pays, leur influence politique y est énorme. Leur attitude allait en quelque sorte commander celle de toute la région.

 

Une victoire du parti républicain dans ces deux villes aurait eu de très-graves conséquences. Bordeaux grande, riche, peuplée, admirablement couverte par deux fleuves, limitrophe des Landes, de Lot-et-Garonne et de la Dordogne, où dominait l’opinion avancée, Toulouse serrée par l’Ariège, le Gers, le Tarn-et-Garonne et le Tarn, avec son immense arsenal, sa fonderie de canons, auraient pu devenir les bases d’opérations d’une formidable insurrection pouvant lancer cent mille hommes armés sur le Centre, encore frémissant des mouvements que nous venons de raconter.

 

Par contre, l’autorité, maîtresse de ces deux villes, rendait impuissantes les tentatives insurrectionnelles des départements voisins.

 

Toulouse ne pouvait causer à l’autorité de bien graves inquiétudes. Une garnison nombreuse d’infanterie, avec deux régiments d’artillerie, était en mesure de comprimer une résistance même plus énergique que celle qu’aurait pu tenter la démocratie toulousaine. La situation n’y fût devenue grave qu’au cas peu probable où une attaque des républicains du Gers et de Tarn-et-Garonne aurait forcé de détacher au dehors la majeure partie de la garnison. Il ne parait pas, du reste, que le parti démocratique de Toulouse ait songé à autre chose qu’à une protestation pacifique.

 

Le 4 décembre, les journaux l’Emancipation et la Civilisation publièrent, en effet, une protestation signée de plus de soixante noms, appartenant pour la plupart à la bourgeoisie des diverses nuances de l’opinion républicaine. On remarquait parmi les signataires MM. Crubailhes, Marie Achard, Isidore Janot, Armand Dupartal, Cazeneuve, Lucet, Tachoire, tous rédacteurs des journaux précités ; Saint-Gresse, avocat, Bauguel, ex-préfet, Mulé, ex-constituant, Pégot-Ogier, ex-constituant, des conseillers généraux, d’anciens commissaires du Gouvernement provisoire, etc.[1]. Cette protestation, répandue à profusion, produisit un effet considérable. Vers midi, une foule immense se porta devant l’Hôtel-de-Ville de Toulouse, le Capitole. Son attitude était telle qu’on pût craindre une collision sanglante. Un aide de camp fut assailli par le peuple et essuya un coup de pistolet. Des pièces de canon furent braquées de manière à balayer les rassemblements, et des charges de cavalerie dispersèrent la foule.

 

De nombreuses arrestations furent opérées dans la nuit, et les hauts fonctionnaires qui avaient adhéré au Coup d’Etat ne tardèrent pas à demeurer maîtres absolus de la situation.

 

A Bordeaux, la situation de l’autorité était infiniment plus difficile. La garnison ne comprenait guère que quinze à dix-huit cents hommes d’infanterie, deux cents chevaux et quelques canons. C’est avec ces forces peu considérables que le préfet, M. Haussmann, et le général d’Arbouville devaient contenir une population de cent quarante mille âmes, en partie hostile et qui pouvait se grossir en vingt-quatre heures de plusieurs milliers d’insurgés de Lot-et-Garonne. On s’accorde à dite que MM. Haussmann et d’Arbouville déployèrent beaucoup de décision et d’énergie. Ils firent consigner les troupes dans leurs casernes, renforcèrent tous les postes, et se tinrent prêts à combattre avec vigueur toute tentative de résistance.

 

L’agitation produite par les nouvelles, de Paris avait été sans exemple à Bordeaux depuis de longues années. Des réunions fréquentes eurent lieu chez plusieurs des hommes influents du parti républicain. On y discuta avec ardeur la conduite à tenir. Des ouvriers, des jeunes gens du commerce pressaient les chefs du parti démocratique de descendre dans la rue. Le peuple, disaient-ils, n’attendait que leur exemple pour engager le combat.

 

Ces exhortations ne furent pas écoutées. Pour diverses raisons très-sérieuses et très-respectables, quoique peut-être impolitiques dans la circonstance, les principaux chefs du parti républicain ne crurent pas devoir pousser à la résistance armée. Ils insistèrent pour que l’on attendit avec calme le résultat des événements à Paris.

 

Le vendredi, malgré leur constante abstention, des masses énormes d’hommes du peuple encombrèrent les abords de la Préfecture, du théâtre, les allées de Tourny, les fossés du Chapeau-Rouge, criant : Vive la République ! vive la Constitution ! Des charges de cavalerie dissipèrent ces rassemblements.

 

Le 6, une proclamation de M. Haussmann annonça au peuple que tout attroupement serait dispersé par les armes sans sommation, et que tout individu saisi porteur d’armes apparentes ou cachées, serait traité avec toute la rigueur des lois de la guerre[2]. On sait ce qu’il faut entendre par cette expression.

 

Néanmoins, cette journée fut la plus agitée. Le peuple ne voulait pas croire aux dépêches annonçant que la tranquillité régnait à Paris ; le faux bruit de la marche sur Bordeaux des insurgés de Lot-et-Garonne surexcitait les esprits.

 

Le soir, une foule immense se rassembla aux mêmes lieux que la veille. Son attitude était menaçante. L’infanterie chargea ostensiblement ses armes devant le peuple, et la cavalerie, renforcée de deux escadrons arrivés de Libourne, exécuta des charges réitérées et parvint à dissiper les rassemblements sans effusion de sang.

 

Dans les journées suivantes, la tranquillité se rétablit par degrés.

 

Cette attitude de Bordeaux et de Toulouse exerça la plus grande influence sur les mouvements des départements voisins. Dépourvus de lien, sans la force morale que donne la possession d’une grande cité, menacés par les troupes détachées des grandes villes, les divers groupes de communes insurgées ne présentèrent qu’une faible résistance.

 

Le département de la Dordogne resta assez calme.

 

La seule ville de Bergerac éprouva une assez vive agitation. Le 3, au soir, le maire vint inviter le sous-préfet, M. Castaing, à se rendre à la Mairie pour assister à une délibération du Conseil municipal, convoqué à la nouvelle des événements. La place était encombrée de peuple. Un citoyen, nommé Sarrazin, haranguait la foule en ces termes :

 

— Citoyens, la Constitution est violée ; le Président de la République est hors la loi ; il n’y a plus d’autorité ; c’est en nous que réside le droit ; préparons-nous à descendre dans la rue[3].

 

Le commissaire de police alla droit à cet homme et l’arrêta. Le sous-préfet et le maire passaient en ce moment. Le sous-préfet confirma l’arrestation et ordonna de conduire Sarrazin en prison. Celui-ci appela à l’aide, et la foule le délivra dans le trajet.

 

Le Conseil municipal, après une orageuse discussion, refusa de voter la déchéance des autorités demandée par plusieurs membres démocrates. Le lendemain l’un des républicains qui poussaient à la résistance fut arrêté, mais relâché bientôt pour calmer l’effervescence populaire. Toutes les brigades de gendarmerie de l’arrondissement se concentrèrent à Bergerac par ordre du sous-préfet. Le 5, il y eut recrudescence d’agitation, mais tout ce mouvement se calma bientôt sans avoir pris des proportions sérieuses.

 

Le département des Landes resta calme, bien qu’il fût des mieux acquis à l’opinion démocratique.

 

A Bayonne (Basses-Pyrénées), une partie du Conseil municipal se réunit à la Mairie dans la journée du 4, et y rédigea une énergique protestation contre le Coup d’Etat, suivie d’un appel à la résistance. Le sous-préfet essaya vainement de faire renoncer les conseillers à leur dessein. Il finit par employer la force armée. La troupe entoura l’Hôtel-de-Ville, et sommation fut faite aux conseillers municipaux de se séparer. Sur leur refus réitéré, les portes de la salle furent enfoncées et les conseillers arrêtés sur leurs siéges.

 

Cet événement fut suivi d’une vive agitation ; la garnison occupa les points stratégiques, on fit évacuer une imprimerie d’où M. Capo de Feuillide appelait le peuple aux armes. D’assez nombreuses arrestations furent opérées, et le calme ne tarda pas à se rétablir.

 

A Pau, chef-lieu du département, la Préfecture fut menacée et même envahie par une foule nombreuse, où l’on remarquait MM. Lamaignère, avocat, Danton, Claverie, officier, Minvielle, etc. L’arrivée de la troupe et quelques charges de gendarmerie dissipèrent le peuple.

 

Dans la commune de Coarraze, à quelques lieues de Pau, la garde nationale s’était réunie pour marcher sur le chef-lieu ; le maire parvint à calmer les esprits et à empêcher le départ.

 

Dans les Hautes-Pyrénées, de promptes mesures arrêtèrent, dès le début, un mouvement qui pouvait devenir grave. La ville de Bagnères-de-Bigorre et presque tout l’arrondissement étaient acquis au parti démocratique ; la prise d’armes y avait été résolue. Un ancien sous-officier d’artillerie, M. Gigoux, homme énergique qui avait figuré dans les troubles de Lyon, en 1848, devait diriger le mouvement. L’occupation de Bagnères par un escadron de hussards et quelques arrestations prévinrent l’insurrection[4].

 

L’Ariège ne fut troublé que par une vive agitation à Pamiers et sur quelques autres points.

 

Dans le Tarn, la ville manufacturière de Mazamet causa de vives inquiétudes. Des troupes dirigées sur ce point maintinrent la tranquillité.

 

Le département de Tarn-et-Garonne offrit l’exemple unique d’un préfet refusant d’adhérer à l’acte du 2 décembre. Voici comment M. Pardeilhan-Mezin l’annonçait à ses administrés :

 

« Un grand événement vous est annoncé ; les circonstances vous demandent plus que jamais l’ordre, l’union, la paix. Vos intérêts les plus chers et les plus sacrés vous y convient. Cependant la conscience a des appréciations souveraines et des lois inflexibles. J’ai donc demandé un successeur ; mais jusqu’à son arrivée, je veillerai sur tous vos intérêts ; j’associerai mes efforts à ceux des magistrats élus par vous. Mes préoccupations les plus ardentes seront pour le maintien de votre tranquillité. Je m’y dévouerai avec le zèle d’un homme qui est l’hôte reconnaissant et l’ami sincère de votre beau pays, avec la fermeté d’un magistrat résolu dans l’accomplissement de ses devoirs.

 

Montauban, le 3 décembre 1851 »

 

 

 

L’ordre matériel ne fut pas troublé à Montauban.

 

Il n’en fut pas de même à Castel-Sarrazin et à Moissac. Dans cette dernière ville, surtout, les essais de résistance furent graves.

 

L’arrivée des troupes de Toulouse rétablit l’ordre. Un très-grand nombre de citoyens furent arrêtés, parmi lesquels MM. Chabrié, Manau, Bousquet, etc.[5].

 

A Cahors, chef-lieu du département du Lot, le maire, tout le Conseil municipal, le secrétaire général de la Préfecture, donnèrent leur démission.

 

Des troubles eurent lieu à Saint-Céré et à Figeac.

 

Cette dernière ville, chef-lieu de Sous-Préfecture, se mit en pleine insurrection la Mairie, la Sous-Préfecture, la gendarmerie, furent occupées par le peuple. Une Commission révolutionnaire s’installa et proclama, en vertu de l’article 68 de la Constitution, le refus d’obéissance de la ville au Président de la République. Cette Commission fit respecter scrupuleusement les personnes et les propriétés ; aucune espèce d’excès ne fut commise. Les nouvelles de Paris mirent fin à cette résistance.

 

Le département de l’Aveyron ressentit une assez vive agitation.

 

A la première nouvelle des événements, des rassemblements considérables se formèrent à Rodez, devant la Préfecture. Trois républicains influents, MM. Boulommié et Labarthe, avocats, et Galtayres, banquier, se présentèrent dans le cabinet du préfet, en le priant de leur communiquer les dépêches qu’il avait reçues ; le préfet y consentit ; ces messieurs sortirent après en avoir pris connaissance. Sans délibérer plus longtemps, ils engagèrent le peuple à la résistance. La foule, enflammée par leurs paroles, se précipita sur la Préfecture et en força l’entrée, malgré la résistance du poste. Une proclamation, improvisée séance tenante, annonça au peuple la constitution d’un Comité de résistance présidé par M. Caussanel. L’arrivée du général Gouvenain, avec les troupes de la garnison, mit fin à cette invasion de la Préfecture. Le lendemain, l’agitation recommença. M. de Monseignat, ex-conseiller de préfecture, se présenta au préfet et l’invita à se démettre de ses fonctions. Le préfet ne goûta pas la proposition, et M. de Monseignat sortit en annonçant que le peuple aviserait.

 

Une Commission de seize membres se constitua pour organiser la résistance, sous le nom de Commission constitutionnelle. Pendant ce temps, le tocsin sonnait dans les campagnes, vers l’arrondissement de Villefranche. Le bourg de Marcillac se souleva. Des bandes armées arrivèrent jusqu’aux faubourgs de Rodez. La retraite volontaire des insurgés évita une collision imminente. De nombreuses arrestations furent opérées et assurèrent le maintien de la tranquillité[6].

 

Des tentatives semblables se produisirent à Sainte-Afrique et à Milhau. Dans cette ville, un Comité de résistance s’établit à la Mairie. Il était dirigé par des hommes de la bourgeoisie : MM. Tarayre, Valibourze, Rozier, etc. L’indifférence du peuple, qui se montra, disent les feuilles du temps, peu disposé à prendre les armes, rendit cette tentative impuissante. La gendarmerie suffit pour rétablir la tranquillité[7].

 

Le département de Lot-et-Garonne fut le théâtre d’un mouvement beaucoup plus sérieux, et qui mérite des détails circonstanciés.

 

Ce département, formé du fertile Agenais et d’une partie des landes de Gascogne, était un de ceux du Sud-Ouest où dominait le plus l’opinion démocratique. Les villes, sauf Nérac et Tonneins, appartenaient toutes à ce parti, ainsi que la majorité des campagnes.

 

La proximité de Bordeaux donnait une importance toute particulière aux mouvements du pays.

 

Le chef-lieu, Agen, est une ville de quinze mille âmes, bâtie au pied d’une haute colline, sur la rive droite de la Garonne. L’opinion y était très-divisée, et les deux partis fort ardents.

 

Dès le 3 décembre, une réunion démocratique, tenue chez M. Vivens, décida, assure-t-on, qu’il fallait résister par les armes. Cette résolution prise, un plan fut improvisé sur-le-champ. Il n’était pas trop mal conçu. Agen n’avait pour garnison qu’un bataillon de dépôt. Une colonne d’insurgés, venue de l’arrondissement de Nérac, devait se présenter par la rive gauche et menacer les ponts de la Garonne. Pendant ce temps, une autre colonne, venue de Villeneuve, devait se joindre aux républicains de la ville et mettre la petite garnison entre deux feux. Ce qui se passa trois jours après, à Digne, dans des circonstances semblables, permet de croire que si ce plan eût été exécuté avec ensemble, Agen fût tombé au pouvoir de l’insurrection, peut-être sans coup férir. Mais les meilleurs plans du monde ne valent que par l’exécution, et celui-ci devait être assez mal exécuté.

 

L’un des chefs les plus énergiques du parti démocratique, un entrepreneur de travaux publics, nommé Darnospil, se chargea d’amener la colonne de Nérac. C’était un homme dans la force de l’âge, républicain ardent, que de récents procès politiques avaient achevé de pousser parmi les plus exaltés. Le parti réactionnaire le craignait à cause de son audace et de son énergie bien connues.

 

Il partit pour Lavardac, chef-lieu de canton de l’arrondissement de Nérac, où le parti démocratique dominait. En quelques heures, l’insurrection éclata avec un ensemble terrible. Ce fut une levée en masse. Lavardac, Bruch, Xaintrailles, Barbaste et une foule d’autres communes, virent partir presque tous leurs hommes valides. Ce seul canton fournit près de dix-huit cents hommes. Cette colonne se dirigea aussitôt sur Agen par Nérac. En tête, marchaient, armés de fusils et de faux, deux cents ouvriers des chantiers de Darnospil, hommes résolus et préparés de longue date à l’insurrection.

 

La petite ville de Nérac était loin de partager les idées révolutionnaires des communes qui l’entouraient. Le « parti de l’ordre » y était en grande majorité, et la nouvelle du Coup d’Etat y avait été accueillie avec satisfaction. L’alarme fut grande quand on apprit la marche des insurgés. Le sous-préfet, M. Vignes, de concert avec l’autorité municipale, réunit quelques gardes nationaux et se renferma avec eux dans l’hôtel de la Sous-Préfecture. Toutefois, il n’essaya pas d’interdire l’entrée de Nérac à la colonne de Darnospil. Celle-ci traversa la ville sans s’y arrêter, et sans que les hommes qui la composaient se fussent livrés au moindre excès.

 

La bande républicaine arriva aux portes d’Agen dans la matinée de jeudi. La garnison était sous les armes ; une partie de la garde nationale s’était réunie ; deux pièces de canon étaient braquées sur les ponts de la Garonne.

 

Le capitaine de gendarmerie alla reconnaître les insurgés à la tête de quelques chevaux. Il poussa sur la rive gauche jusqu’à une certaine distance de la ville. Les insurgés furent rencontrés. Sommés de se disperser, ils répondirent en se préparant à tirer sur les gendarmes. Le capitaine, qui ne pouvait d’ailleurs charger avec aussi peu de monde, se replia sur Agen.

 

Cependant, le plan arrêté, la veille, par les républicains avait complètement avorté. Les Agenais, déconcertés par quelques arrestations, ne bougeaient pas. La colonne de Villeneuve ne s’était pas mise en mouvement. Darnospil seul avait exécuté sa part du programme.

 

Il attendait pour commencer l’attaque le signal convenu, lorsqu’un émissaire vint à lui : « Agen ne correspond pas, dit cet homme. Tout est manqué pour le moment ; il faut vous retirer. »

 

La nouvelle s’en répandit bientôt dans la bande. Les récriminations, les plaintes, les cris de trahison éclatèrent de toutes parts. Darnospil, désespéré, ordonna la retraite. On sait l’influence d’un premier échec sur le caractère français. Ces hommes, partis, la nuit, avec tant d’ardeur, ne tardèrent pas à se débander. Dans la soirée, ils avaient tous regagné leurs villages.

 

L’occupation de la mairie de Bruch, le lendemain, par une douzaine de démocrates, devant lesquels reculèrent près de quarante gardes nationaux, et une tentative sur Sainte-Marie, furent les seuls incidents qui troublèrent encore cette partie du département.

 

Villeneuve-sur-Lot, dont la colonne n’avait pas paru à Agen, avait eu cependant son insurrection, et même assez sérieuse.

 

Le sous-préfet après avoir essayé d’organiser la défense, avait été obligé de céder aux masses armées qui menaçaient la Sous-Préfecture.

 

Il quitta Villeneuve et se rendit à l’ancienne abbaye d’Eysses, maison centrale de détention, qui était gardée par quelques troupes de ligne.

 

La ville resta près de cinq jours au pouvoir de l’insurrection. La Commission révolutionnaire qui s’était installée à la Sous-Préfecture n’essaya pas même de tenter un mouvement sur Agen. Pour des motifs qu’il nous est difficile d’apprécier, elle crut devoir rester dans l’inaction la plus absolue. Une courageuse jeune femme, épouse d’un des chefs du parti démocratique, venue de Nérac à Villeneuve pour savoir si les républicains de cette ville étaient disposés à tenter quelque chose de sérieux, trouva la Commission dormant d’un paisible sommeil à l’hôtel de la Sous-Préfecture et ne put réussir à la tirer de son apathie.

 

Toutefois, il y a un fait éminemment honorable à constater au sujet de l’insurrection de Villeneuve. Pendant les cinq jours où la ville resta au pouvoir des républicains, il n’y eut à déplorer aucune espèce d’excès.

 

Pendant que ces événements se passaient à Agen et à Villeneuve, la ville de Marmande était le théâtre d’une insurrection d’un cachet remarquable, et qui diffère de toutes celles que nous avons racontées jusqu’ici.

 

A Marmande, les sociétés secrètes ne jouèrent aucun rôle, les socialistes et les démocrates avancés furent relégués au second plan ; la résistance fut l’œuvre presque exclusive de républicains modérés. Ils entourèrent leur résistance de formes légales qui donnent un caractère tout particulier au mouvement marmandais. On dirait que cette ville, voisine du berceau de la Gironde, tenait à honneur de donner un exemple d’une insurrection girondine.

 

Marmande est une jolie ville de dix mille habitants, située sur la rive droite de la Garonne, à quinze ou seize lieues de Bordeaux. L’opinion républicaine y dominait alors, tant dans la bourgeoisie que dans le peuple.

 

La nouvelle du Coup d’État connue le 3 au matin, y produisit la plus vive émotion. Deux réunions des hommes influents du parti républicain eurent lieu chez M. Vergnes, ancien représentant à la Constituante, et on y décida, non pas une prise d’armes — on entendait agir régulièrement mais bien une convocation extraordinaire du Conseil municipal.

 

Il est vrai que ce Conseil était en très-grande majorité républicain. Le parti réactionnaire n’y était représenté que par le maire Dufour et quelques membres.

 

Le Conseil se réunit donc à l’Hôtel-de-Ville, dès l’entrée de la nuit, sous la présidence du maire. Un membre déposa une proposition tendant à ce que ce Conseil municipal votât, en exécution de l’article 68 de la Constitution, une résolution de refus d’obéissance au Président de la République. Beaucoup de membres du Conseil hésitaient à se lancer dans cette voie. Divers orateurs prirent donc la parole pour et contre la proposition. Les heures s’écoulèrent. On dépensa beaucoup d’éloquence sans que la question avançât fort. Le maire, du reste, s’y opposait énergiquement sous le prétexte commode pour des esprits timorés, qu’une telle résolution outrepassait les attributions d’un Conseil municipal.

 

Cependant, le peuple, en proie a la plus vive agitation, stationnait en foule sous les croisées de l’Hôtel-de-Ville. Des orateurs improvisés le haranguaient dans le sens de la résistance. Bon nombre de démocrates accourus des petites villes voisines se faisaient remarquer par leur animation.

  Le monument de Marmande (photo Christian Martin)

Dix heures sonnèrent, le Conseil ne décidait rien. Les nuits de décembre sont froides. Le peuple commence à s’impatienter.

 

Quelqu’un s’écrie qu’il est honteux que le peuple gèle dans la rue, tandis que ses mandataires bavardent dans une salle bien chauffée.

 

Un autre dit que les conseillers sont tous des modérés, incapables de prendre une résolution.

 

Le peuple s’agite, murmure, pousse des clameurs. Un orateur réclame le silence, et propose que le peuple nomme des délégués qui assistent à la délibération du Conseil, et lui signifient respectueusement les volontés du peuple.

 

L’idée est adoptée d’enthousiasme. Les délégués sont désignés, tous démocrates prononcés, et ils se présentent au Conseil. On ne pouvait guère refuser de les admettre.

 

Leur présence eut un effet merveilleux. La délibération qui menaçait de s’éterniser fut promptement close. L’un des membres rédigea une résolution par laquelle le Conseil municipal de la ville de Marmande, vu l’article 68 de la Constitution, déclarait le Président de la République déchu de ses fonctions et lui refusait obéissance. Tous les conseillers, si indécis naguère, signèrent, excepté le maire qui refusa son adhésion.

 

Avant minuit, l’un des délégués, M. Petit-Laffitte, du Mas-d’Agenais, s’emparait de la résolution et en donnait lecture au peuple qui couvrait d’applaudissements ses délégués.

 

Le lendemain, il s’agit de faire exécuter la résolution. Une députation, composée de MM. Vergnes, Laffiteau, Mouran aîné et Baccarisse, se présenta au sous-préfet Pelline, lui signifia la résolution du Conseil et le mit en demeure de se prononcer. Le sous-préfet, s’il faut s’en rapporter à sa déposition devant le Conseil de guerre de Bordeaux, répondit qu’il ne reconnaissait pas une délibération illégale et arrachée par la pression, ajoutant, du reste, qu’il approuvait hautement les décrets du Président de la République. Les députés prirent acte de cette déclaration et annoncèrent que le Conseil aviserait.

 

Le sous-préfet avait déclaré précédemment ne pas s’opposer, dans l’intérêt de l’ordre, à la réorganisation de la garde nationale dissoute depuis quelques mois.

 

En attendant, il convoquait à Marmande toutes les brigades de gendarmerie de l’arrondissement et cherchait à organiser la défense de l’autorité. Fait à noter, la garde nationale de Cocumont, bourg tout dévoué au « parti de l’ordre », se mit en marche pour aller au secours du sous-préfet. Malheureusement, les vaillants partisans de l’ordre de Cocumont n’arrivèrent à Marmande que pour y être désarmés par l’émeute, sans même avoir eu l’honneur de brûler une amorce[8].

 

Le jeudi soir, le Conseil se réunit de nouveau. Le premier pas, le seul qui coûte, était fait ; la discussion ne fut pas longue. Le Conseil prononça donc promptement la destitution du maire, la déchéance du sous-préfet et la révocation de quatre membres qui s’étaient abstenus d’assister à la séance de la veille. Il s’adjoignit, pour les remplacer, MM. Moreau, Mouran ainé, Gergerès et Baccarisse.

 

Ce fut son dernier décret. Le lendemain, il remit pleins pouvoirs à une Commission des trois membres et disparut de la scène.

 

Cette Commission était composée de MM. Vergnes. Goyneau et Mouran aîné. M. Vergnes présidait.

 

Dès ce moment les choses marchèrent vite. M. Vergnes signifia au sous-préfet qu’il était relevé de ses fonctions. Celui-ci se retira et partit pour Bordeaux avec l’ingénieur Joly. Le lieutenant de gendarmerie Flayelle se retira également avec trente-cinq gendarmes à cheval, d’abord à Couthures, puis à la Réole (Gironde).

 

Peu après, l’ancien commandant de la garde nationale Baccarisse présidait à la distribution au peuple de huit à neuf cents fusils qui se trouvaient à la Sous-Préfecture. La chose se fit dans le plus grand ordre, contrairement à ce qui a été raconté. Il y eut, toutefois, un acte de pillage. Quelques individus tuèrent et plumèrent les volailles du sous-préfet, mais ils ne les mangèrent pas ; M. Vergnes fit mettre ces maraudeurs en prison.

 

L’un des premiers actes de la Commission fut la nomination de l’ancien chef d’escadron Peyronni au commandement supérieur des gardes nationales de l’arrondissement.

 

M. Peyronni était un ancien et brillant officier de cavalerie qui avait servi en Afrique de la manière la plus distinguée. Il était officier de la Légion d’honneur.

 

En 1844, il avait quitté le service à la suite d’un différend avec le colonel, depuis général de division Youssouf. Ses opinions le rattachaient au parti républicain le plus modéré. Il s’était montré fort hostile aux idées socialistes.

 

« J’accepte, dit-il, en prenant le commandement, pour l’exercer en homme d’honneur, pour défendre la Constitution et pour faire fusiller la canaille si elle voulait se porter à des actes coupables[9]. »

 

Quelques instants après, il répétait en présence du peuple armé :

 

« Si quelqu’un parle de pillage je lui passe mon sabre à travers le corps[10]. »

 

Tel était l’homme qu’un de ces personnages qu’on ne qualifie pas, républicain exalté devenu réactionnaire non moins exalté, représentait dans un document destiné à éclairer la justice, et reproduit par une foule de journaux, comme une sorte de chef de bandits à la physionomie farouche, qu’il comparait tour à tour à Garibaldi et à Mina, parcourant les rues de Marmande à la tête d’une bande hideuse, hurlant : Vive la guillotine ! mort aux riches[11] !

 

M. Peyronni n’était peut-être pas même un républicain d’opinions bien arrêtées. Quelques semaines après, devant le Conseil de guerre de Bordeaux, il se déclarait prêt à bénir le Coup d’État, cet Austerlitz de la politique[12].

 

La Commission révolutionnaire fit afficher dans la journée du vendredi la proclamation suivante que nous extrayons des pièces du procès Peyronni[13] :

 

REPUBLIQUE FRANÇAISE

 

LIBERTE — EGALITE — FRATERNITE

 

Habitants de Marmande,

 

Nous venons d’être revêtus par le Conseil municipal de l’autorité communale, et constitués en commission provisoire munis de tous les pouvoirs pour maintenir l’ordre et la tranquillité, mais en même temps pour assurer l’exécution de la délibération du Conseil en date du 3 de ce mois, portant refus d’obéissance au gouvernement qui a voulu s’imposer à la France à l’aide d’un audacieux coup de main.

 

Nous nous sommes constitués et nous avons adopté ces pouvoirs pour la défense de la Constitution. Cette défense va être immédiatement organisée. Que tous les citoyens prêtent leur concours à cette oeuvre patriotique.

 

La garde nationale est rétablie et la sûreté de la ville lui est confiée.

 

VIVE LA RÉPUBLIQUE !

 

Fait à la mairie de Marmande, le 5 décembre 1851.

Les membres de la Commission provisoire :

 

VERGNES, président

 

GOYNEAU et MOURAN aîné.

Marmande. — Imprimerie de Pelousin, rue de Puyguereaud, 10.

 

 

Peyronni, de son côté, fit afficher l’ordre suivant :

 

ORDRE

 

Investi du commandement des forces républicaines de l’arrondissement de Marmande, j’invite tous les citoyens à s armer dans chaque commune pour protéger l’ordre et la loi.

 

La Constitution doit être la loi des lois, jusqu’à ce que le peuple en ait décidé autrement dans sa souveraineté.

 

Chaque commune, après s’être organisée pour sa défense intérieure, enverra de suite à Marmande, chef-lieu de l’arrondissement, tous les citoyens disponibles.

 

Le Commandant des gardes nationales de l’arrondissement,

 

PEYRONNI.

 

Marmande le 5 décembre 1851.

 

 

De nombreuses colonnes de paysans affluèrent en ville toute la journée.

 

La compagnie d’artillerie de la garde nationale fut convoquée et chargée de confectionner des cartouches et des boites à mitraille. Marmande possédait deux pièces d’artillerie de campagne qu’il était facile de mettre en état de service. Peyronni s’occupa avec activité de l’armement de la ville. La garde nationale fut, plusieurs fois, appelée aux armes et manoeuvra sous ses ordres avec un ensemble remarquable.

 

La journée du vendredi et celle du samedi se passèrent ainsi. Nul excès d’aucun genre ne fut commis. L’énergie de Peyronni et, sans doute, plus encore, l’honnêteté du peuple, contribuèrent à cet heureux résultat.

 

On ne peut s’empêcher de reconnaître que les modernes girondins de Marmande montrèrent, dans ces circonstances, une modération et une haine des excès fort honorables et tout à fait dignes de leurs ancêtres politiques. Mais il faut avouer qu’ils furent comme eux de pauvres révolutionnaires.

 

Ils ne virent pas que leurs mesures de défense de la Constitution, leurs préparatifs belliqueux, leur luxe de fusils, canons, boites à mitraille, pour se borner à parader dans les rues de Marmande, touchaient presque au ridicule.

 

Ou l’on se tait, ou l’on s’insurge tout de bon, dit la logique révolutionnaire.

 

L’instinct du peuple ne s’y trompait pas. Dès le vendredi soir, on parlait déjà de trahison dans les groupes du parti avancé. On disait hautement qu’on ne comprenait pas pourquoi Peyronni ne marchait pas sur Bordeaux ou sur Agen.

 

On a vu au commencement de ce chapitre quelle était la situation de Bordeaux en ce moment. Le sous-préfet de Marmande arrivé pour demander du secours n’avait pu obtenir un seul détachement. Le général ne trouvait pas ses forces suffisantes contre un mouvement sérieux dans la ville. L’arrivée de Peyronni dans la journée ou la soirée du 6 avec quatre mille hommes, dont beaucoup très-bien armés et deux pièces de canon, eût peut-être acquis Bordeaux à la cause républicaine.

 

Les chefs de l’insurrection de Marmande ne semblent pas avoir soupçonné cela. Peyronni s’est vivement défendu au Conseil de guerre d’avoir jamais eu la pensée de marcher sur Bordeaux. On peut parfaitement l’en croire sur parole. Tout entier ses répugnances pour les démocrates avancés et aux craintes que lui inspiraient, bien à tort, les dispositions du peuple, son unique souci fut le maintien de l’ordre. Il ne voyait partout que pillards, ce qui est d’autant plus caractéristique qu’aucun des témoins entendus au procès n’a rapporté la moindre tentative ni la moindre menace d’excès de ce genre. Du reste, ancien officier de l’armée régulière, M. Peyronni avait, comme tous les militaires, peu de confiance dans le courage sans uniforme. Des émissaires venus de La Réole, Langon. etc., le pressaient de marcher en avant. Il se récria contre un semblable projet.

 

Le samedi, il congédia les paysans venus de tous les points de l’arrondissement. Le peuple et les démocrates avancés étaient furieux. La faiblesse de cet homme personnellement si brave les surprenait et les indignait. Il couvait là un orage contre Peyronni que la première occasion allait faire éclater.

 

Les dépêches télégraphiques annonçant la répression de la résistance à Paris étaient bien parvenues jusqu’à Marmande, mais on n’avait pas voulu y ajouter foi. Le dimanche, arrivèrent des journaux et des lettres ne laissant aucun doute à ce sujet. La Commission apprit également dans la soirée que le général, comptant désormais sur la tranquillité de Bordeaux, détachait contre Marmande un bataillon d’infanterie, un escadron de cavalerie et deux canons.

 

L’infanterie remontait la Garonne en bateau à vapeur, la cavalerie et l’artillerie arrivaient par terre.

 

La Commission fut atterrée de ces nouvelles ; Peyronni plus que tout autre. Il insista pour qu’on les cachât au peuple : « Si ces furieux l’avaient su, disait-il plus tard au Conseil de guerre, ils auraient barricadé la ville et se seraient défendus à outrance. »

 

M. Peyronni avait une répugnance singulière pour les barricades.

 

Des ouvriers en avaient commencé une sur le pont de la Garonne.

 

— Cela me fit voir à quel sorte de gens j’avais affaire ! dit-il aussi, plus tard.

 

La Commission, après avoir décidé qu’elle cacherait les nouvelles au peuple et ferait en sorte de ne pas résister, se sépara et alla se coucher.

 

De semblables choses restent rarement secrètes. Le bruit de la marche des troupes et des mauvaises nouvelles reçues se répandit en ville. Le peuple, déjà irrité contre ses chefs, ne peut se contenir. C’est une véritable explosion de fureur. La foule réunie sur la place s’agite avec violence.

 

Nous voulons nous battre ! Où sont les chefs ! crie-t-on de tous côtés.

 

Les chefs dormaient, il était deux heures après-minuit.

 

— Peyronni est un lâche ! c’est un traître ! disent les uns.

 

Non, c’est un brave ! Il marchera ! répliquent d’autres.

 

Un rassemblement exalté court à la maison de M. Vergnes. Celui-ci s’éveille au bruit des clameurs, ainsi que Peyronni, qui était couché chez lui. L’un et l’autre se lèvent, et le peuple les entraîne à la Mairie.

 

Peyronni veut parler ; on l’écoute. Il essaie de faire comprendre l’inutilité de la résistance. Une explosion de cris de colère et d’injures couvre sa voix.

 

— Vous êtes un lâche ! Nous voulons nous battre ! Vous nous avez excités et vous nous abandonnez !

 

Un petit jeune homme qui se faisait remarquer par son exaltation dirige un pistolet sur la poitrine de Peyronni en lui criant :

 

— Tu marcheras, ou tu es mort ![14]

 

Peyronni sentait son sang de vieux soldat bouillonner dans ses veines. Il prend tout à coup sa résolution. Il parait sur le perron de la Mairie :

 

— Vous voulez vous battre, eh bien ! soit, nous nous battrons, dit-il. Aux armes !

 

La foule applaudit avec fureur et se disperse en criant aux armes ! Le tocsin sonne, les tambours battent la générale. En moins d’un quart d’heure, plus de huit cents hommes armés se forment en colonne sur la place. Peyronni monte à cheval, il met le sabre à la main, commande et semble avoir retrouvé tout son ascendant. Vergnes, Goyneau, Mouran, prennent chacun un fusil et se placent dans les rangs du peuple. Peyronni donne le signal. Toute la masse s’ébranle sur la route de Bordeaux, chantant la Marseillaise avec un formidable ensemble.

 

M. Peyronnï était très probablement de bonne foi lorsqu’il avait dit : « Eh bien ! soit, nous nous battrons ! » De semblables mouvements ne se calculent guère. Mais le naturel revint bientôt. Une fois hors de la ville, il se dit que c’était un excellent résultat d’avoir entraîné hors de Marmande cette population exaltée, et il n’eut plus d’autre souci que d’éviter cette rencontre qu’il était censé allé chercher. Au lieu de continuer de marcher sur la grande route de Bordeaux, il fit prendre à sa colonne la traverse de Sainte-Bazeille. Il comptait ainsi éviter la troupe. Mais l’implacable hasard lui réservait une surprise cruelle. M. le sous-préfet Pelline, venant de La Réole en avant-garde, avait pris la même traverse avec huit ou dix brigades de gendarmerie à cheval.

 

A l’issue du bourg de Sainte-Bazeille, le citoyen Séré-Lanauze, qui marchait en tête avec les éclaireurs marmandais se replia vivement en annonçant l’approche de la cavalerie.

 

Une collision était inévitable. Le petit escadron s’avançait au grand trot. Peyronni fit masser ses hommes des deux côtés du chemin et sur le chemin même.

 

Voici comment il a lui-même raconté ce qui suivit[15] :

 

« J’entendais la cavalerie sans la voir, à cause du brouillard. Je criai : Qui vive ! Un feu de peloton, dont une balle traversa ma casquette, fut la seule réponse. Je me retournai vers mes hommes et je criai : Feu ! J’étais enroué ; on ne m’entendit pas. Les tambours battirent la charge. Je tirai mes deux coups de pistolet, et j’agitai mon sabre en criant : Feu ! tirez donc ! C’est alors que la fusillade s’engagea. Quand le nuage de fumée se fut dissipé j’aperçus que ce que j’avais pris pour tout un escadron n’était qu’un détachement de gendarmes qui fuyaient devant nous. »

 

Le sous-préfet et le lieutenant Flayelle ont affirmé que la gendarmerie n’avait pas commencé le feu. Quoi qu’il en soit, la fusillade des gardes nationaux républicains avait eu un effet terrible.

 

Le lieutenant, le maréchal-des-logis Gardette et sept à huit gendarmes étaient blessés. Les chevaux des autres se cabraient et emportaient leurs cavaliers sur la route de La Réole.

 

Le lieutenant, resté à cheval malgré sa blessure, eut beaucoup de peine à rallier une dizaine de ses gendarmes avec lesquels il gagna le bord de la Garonne.

 

Les Marmandais étaient satisfaits, ils avaient brûlé quelques cartouches. Peyronni s’empressa de leur faire prendre la route de Castelnau qui conduit dans l’intérieur des terres.

 

Une heure après, l’infanterie qui arrivait en bateau à vapeur, débarquait non loin de Sainte-Bazeille et occupait le bourg. Les Marmandais était déjà loin.

 

Une odieuse scène venait d’attrister cet endroit. Après le départ de la colonne marmandaise, le marechal-des-logis Gardette était resté sur la route étendu sans mouvement. Deux ou trois traînards de Marmande, parmi lesquels un fou ou idiot nommé Planazet, avaient frappé le malheureux militaire à coups de sabre. L’idiot lui avait porté plusieurs coups de broche. Gardette avait fait le mort pour échapper à ces misérables. Quelques braves gens accoururent et le portèrent à la Mairie de Saint-Bazeille. L’idiot était resté stupidement debout à côté de Gardette, sa broche à la main. Le maréchal-des-logis a survécu à ses blessures. Cet incident, grossi, amplifié et défiguré convenablement, a servi à transformer les gardes nationaux de Marmande en une hideuse bande de Jacques.

 

La troupe se porta aussitôt sur Marmande. Assez mal renseignée par les gens du pays, elle s’attendait à une vive résistance. On tourna la ville pour éviter les canons que l’on croyait braqués sur l’avenue de Bordeaux, et l’on entra par la route de Tonneins. La ville, désertée par la majeure partie de sa population valide, était dans le calme le plus complet.

 

Cependant la troupe de Peyronni arriva dans la journée à Castelnau, déjà fort diminuée par les désertions. Trois ou quatre cents hommes y campèrent dans la nuit du 8 au 9, et achevèrent de se dissoudre le lendemain.

 

L’ordre matériel ne tarda pas à se rétablir dans ce département si agité. L’état de siège avait déjà été proclamé. Il y fut appliqué dans toute sa rigueur.

 

Le mercredi, le chef de bataillon Bourrely, nommé commandant de l’état de siége, faisait afficher la pièce suivante :

 

LE MINISTRE DE L’INTERIEUR A MM. LES GENERAUX

 

Toute insurrection armée a cessé à Paris par une répression vigoureuse ; la même énergie doit avoir partout les mêmes effets. Les bandes qui apportent le pillage, le viol et l’incendie se trouvent hors des lois. Avec elles on ne parlemente pas, on ne fait pas de sommations, on les attaque et on les disperse. Tout ce qui résiste doit être fusillé, au nom de la société en légitime défense.

 

Des ordres sont donnés en conséquence.

 

Agen, le 10 décembre 1851

 

Le Commandant militaire,

 

BOURRELY

 

 

Des colonnes mobiles parcoururent tout le pays, réinstallant les autorités, opérant le désarmement et faisant de nombreuses arrestations.

 

Le nombre des fugitifs cachés dans les fermes et les bois fut grand pendant quelque temps encore. Le 25 décembre, le général le Pays de Bourjolly écrivait :

 

« Je rappelle à tous les chefs de colonne mobile et aux commandants militaires des départements en état de siége, l’ordre déjà donné de fusiller sur-le-champ tout individu pris les armes à la main.

 

Publié à Agen, le 27 décembre 1851 »

 

Un arrêté du commandant Bourrely avait prévenu tous les individus qui donneraient asile aux insurgés fugitifs, qu’ils seraient considérés comme complices de l’insurrection et traités comme tels. Cet arrêté ne resta pas une lettre morte. On en trouve la preuve dans l’article suivant de la Gazette des Tribunaux du 8 janvier 1852 :

 

« Une première sanction vient d’être donnée à l’arrêté de M. le commandant Bourrely concernant les recéleurs. Dans la soirée du 2 de ce mois, les gendarmes de Lavardac ont arrêté le nommé Bertrand Fournier, charpentier et aubergiste, commune de Nérac, qui recélait chez lui le nommé Jean Dufaure, insurgé. »

 

Toutes ces mesures de terreur atteignirent pleinement leur but. L’ordre et la tranquillité ne tardèrent pas à être absolus. Le vote du 20 décembre eut lieu avec calme et donna une grande majorité en faveur des décrets présidentiels.

 


[1] Voir, pour la liste complète des signatures, les journaux de Toulouse du 5 décembre 1851.

 

[2] Ces arrêtés sont mentionnés au Moniteur.

 

[3] Ces expressions du sieur Sarrazin lui sont attribuées par le Moniteur, auquel nous empruntons ce récit.

 

[4] Voir, pour les mouvements des Pyrénées, le Mémorial des Pyrénées du 5 décembre et numéros suivants.

 

[5] C’est dans le Mémorial des Pyrénées que nous avons trouvé la proclamation de M. Pardeilhan-Mezin.

 

[6] Ces détails sont extraits des journaux du temps. Ils ne sont sans doute ni très-complets, ni exacts de tous points. L’absence d’autres sources de renseignements nous force de nous borner là.

 

[7] Moniteur de décembre 1851, passim.

 

[8] Nous puisons tous ces curieux détails dans le compte rendu très-complet du procès Peyronni devant le Conseil de guerre de Bordeaux, inséré dans la Gazette des Tribunaux du 15 janvier 1852 et numéros suivants.

 

[9] Déposition de M. Mannat au procès Peyronni. (Voir la Gazette des Tribunaux du 15 janvier et numéros suivants.)

 

[10] Déposition du sous-préfet Pelline au même procès.

 

[11] Ce document se trouve imprimé parmi les pièces de l’instruction du procès Peyronni

 

[12] paroles textuelles de M. Peyronni.

 

[13] Gazette des Tribunaux du 13 janvier 1852.

 

[14] — Mais enfin, quel était donc ce petit diable ? demandait le président du Conseil de guerre à plusieurs témoins déposant de cette scène.

 

— Je n’en sais rien, Monsieur, je ne connaissais personne parmi tous ces furieux, répondait le malheureux Peyronni.

 

(Voir, pour tous ces détails le procès Peyronni dans la Gazette des Tribunaux du 15 janvier 1852 et numéros suivants.)

 

[15] Interrogatoire de Peyronni au Conseil de guerre de Bordeaux. Gazette des Tribunaux du 13 janvier et numéros suivants.