HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 

 Victor Schoelcher

 

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome I

Il fallait, sous peine de défaite honteuse et de guerre civile, non pas seulement prévenir, mais épouvanter. En matière de Coup d’état on ne discute pas, on frappe ; on n’attend pas l’ennemi, un fond dessus ; on broye ou l’on est broyé.

 

P. Mayer.

 

 

 

L’histoire enregistrera ce scandale, que l’aristocratie des richesses s’est faite l’auxiliaire des pillards. Quand on a relevé les cadavres des émeutiers, qu’a-t-on trouvé en majorité : des malfaiteurs et des gants jaunes !

Granier Cassagnac

 

 

Tout individu convaincu d’avoir fourni des secours en vivres ou en argent à un insurgé, ou de lui avoir donné asile, sera considéré comme complice de l’insurrection, et puni avec toute la rigueur des lois qui régissent l’état de siège.

 

Colonel Fririon

 

 

On doit leur courir sus comme à des bêtes fauves.

 

Colonel Denoue

 

 

PRÉFACE

 

L’opinion publique de l’Europe libre a déjà flétri l’attentat du 2 décembre, mais il ne lui a pas été donné d’en juger toute l’horreur.

 

Après avoir tenté ce que nous avons pu, dans la mesure de nos forces, pour empêcher la consommation de ce crime épouvantable ; vaincu, forcé de quitter la France, il nous reste un devoir, c’est de raconter par quelles fourberies, quelles corruptions, quelles violences et quelles cruautés la conjuration militaire a pu réussir, c’est de montrer comment les nouveaux Vandales ont usé de la victoire.

 

On ne sait rien de la vérité; ils en ont étouffé les cris en confisquant toute presse indépendante. Nous avons au moins, sur la terre d’exil, la faculté d’écrire ; nous en profitons pour dire ce qu’ils ont fait.

 

Il ne faut pas que de pareilles monstruosités passent sans être révélées au monde. Nous voulons évoquer toutes les lumières de la morale et de la conscience universelle pour éclairer l’Europe et la France sur les mille maux sortis du 2 décembre. Nous voulons qu’après nous avoir lu, il n’y ait pas un homme « de bonne volonté » qui ne demeure convaincu que jamais usurpation ne s’accomplit par des moyens plus lâches, plus sanguinaires, plus odieux, que jamais conquérants plus cruels ne mirent le talon sur un peuple subjugué.

 

La terreur, sous le régime des sauveurs de la société, est telle que personne n’ose plus parler en France. Chacun redoute la prison ou la transportation. Aussi, malgré notre soin scrupuleux à ne produire que des faits irréfutables, il en est pour lesquels nous ne pouvons apporter le nom des témoins. Nous les publions sous notre autorité, nous en prenons toute la responsabilité.

 

Les décembriseurs ont accumulé sur la résistance qu’a rencontrée leur criminelle entreprise les plus noires calomnies. Républicain, socialiste, nous nous sommes attaché à venger les républicains, les socialistes des accusations de jacquerie portées contre eux. C’est en partie dans ce but que fut conçu le projet de notre ouvrage.

 

Ce livre est un livre de bonne foi. On y trouvera des faits authentiques, irrécusables, prouvés à la honte éternelle de nos diffamateurs.

 

Quelle que soit l’insuffisance de l’auteur, la voix toute-puissante de la vérité parlera, et les méchants qui font trembler les bons seront cloués au pilori de l’histoire.

 

En achevant cette première partie de la tâche que nous nous sommes imposée, nous sentons en nous le besoin de rendre hommage à la grandeur des institutions anglaises sur la liberté individuelle.

 

Expulsé de la Belgique uniquement à titre de proscrit, nous n’eussions pu faire ce livre sans la faculté dont jouit ici tout citoyen du monde de vivre en paix et d’y publier sa pensée.

 

Dans ces tristes jours où l’humanité rétrograde un moment, l’Angleterre, seule restée libre, accueille depuis l’esclave fugitif des Etats-Unis jusqu’au représentant du peuple français. Elle protége les hommes du devoir contre les persécutions de toutes les tyrannies, et elle le fait noblement, sans condition, sans demander où ils vont ni d’où ils viennent, sans leur appliquer d’autres lois que celles qui régissent ses propres enfants.

 

Nous voudrions que notre voix fût de celles que le monde écoute, pour témoigner, devant la postérité, du beau rôle que joue à cette heure la Grande-Bretagne devenue la terre d’asile des deux hémisphères.

 

Gloire et merci à vous, nation anglaise, pour la généreuse hospitalité que vous accordez aux vaincus dans la lutte universelle de la démocratie contre l’absolutisme, de la lumière contre l’obscurité, de la liberté contre l’esclavage, du bien contre le mal !

 

 

V. SCHOELCHER,

 

Représentant du peuple.

 

Londres, 10 août 1852

 

 

INTRODUCTION

 

La marche de l’humanité dans la voie du progrès, bien que constante et continue à l’oeil exercé du philosophe, parait souvent tout autre au regard de l’observateur superficiel. Le mouvement n’est pas uniforme. A des enjambées gigantesques succèdent des temps d’arrêt, parfois même des temps rétrogrades.

 

Depuis les néfastes journées de décembre 1851, la France est entrée à reculons dans une de ces périodes fatales qui feraient douter du progrès même, si du point de vue culminant de l’histoire, les accidents passagers ne disparaissaient dans l’ensemble de l’évolution humanitaire.

 

 

Que la grande nation sorte bientôt de cette impasse pour reprendre son rang à la tête de la civilisation, c’est mieux que notre espoir, c’est notre foi. Puisse ce livre, en l’éclairant, contribuer à sa délivrance !

 

Nous peindrons les derniers événements tels qu’ils sont, dans le cynisme et pour ainsi dire dans la naïveté de leur dégradation. Noblesse des caractères, élévation du but, éclat des actes, ici tout fait défaut. Jusqu’à ce semblant d’héroïsme que prennent parfois les crimes d’état, et qui en déguise l’horreur, tout a été refusé à cette entreprise pécuniaire et politique, la plus triste qui ait jamais affligé les annales d’un grand peuple. L’histoire n’y verra qu’une oeuvre de voleurs de nuit ramassant de l’or dans une mare de sang et de boue.

 

Oui, de l’or, du sang et de la boue, voilà tout le 2 décembre, dans son but et dans ses moyens.

 

A le décrire, on rougit plus encore qu’on ne s’indigne, et le principal sentiment à surmonter, c’est le dégoût.

 

Les serments les plus solennels violés, une Constitution déchirée, le pouvoir usurpé par un guet-apens nocturne, les représentants du peuple conduits en voitures de galériens, dans la cellule des escrocs ; les magistrats chassés de leurs siégea à la pointe des baïonnettes ; les défenseurs de la loi assassinés par des soldats trompés, égarés, gorgés d’eau-de-vie; la liberté individuelle plus méprisée qu’à Moscou ; Paris, la Rome moderne, aux mains des modernes Vandales ; la France exploitée grossièrement par une tourbe de malappris ; les torches de la guerre civile promenées dans quarante départements, an nom de l’ordre ; les meilleurs citoyens déportés ou bannis par milliers ; les villes et les campagnes dépeuplées; les familles dépouillées ; puis, comme de raison, l’outrage aux martyrs, l’apologie aux bourreaux ! Voilà quelles séries de turpitudes l’historien est condamné à parcourir pour dresser l’acte d’accusation de la conspiration militaire du 2 décembre.

 

Et tout cela, le croira-t-on, à quelques années, à quelques jours de cette révolution de février, la plus généreuse, la plus pure qui ait éclairé le monde, de cette révolution qui n’exerça pas une vengeance, qui abolit la peine de mort, qui n’exila personne, qui n’emprisonna personne, et qui n’imposa rien à ses ennemis, rien qu’une leçon d’oubli et de clémence ! Est-ce bien le même peuple ? Quiconque n’a pas suivi de près la marche des événements de 1848 à 1852 comprendra difficilement que la France ait pu reculer ainsi, en un jour, de plus d’un siècle. Nous-même, nous aurions peine à nous expliquer la soudaineté de la catastrophe, si nous n’avions vu charger la mine longtemps avant l’explosion. An moment de commencer notre triste récit, un coup d’oeil rétrospectif parait donc indispensable pour l’intelligence de l’histoire. Les décembristes ne sont pas les seuls coupables, et la justice commande de faire à chacun sa part de responsabilité.

 

C’est une conjuration militaire qui a éclaté le 2 décembre, mais ce n’était pas la seule conspiration qui menaçât la république. Il y en avait trois. Celle que les démocrates redoutaient le moins l’a emporté en corrompant l’armée. Les autres attendent encore; et, il faut l’avouer, jusqu’à ce que la dernière espérance monarchique ait été balayée par le souffle de l’esprit républicain, jusqu’à ce que la bourgeoisie ait abandonné ses injustes préjugés contre la démocratie, la France restera ce qu’elle est depuis plus d’un siècle, ballottée entre les factions royalistes, déchirée par les intrigants, ou mise à l’enchère par des généraux vendus.

 

A ce triple complet légitimiste, orléaniste et impérialiste, ajoutez la connivence des principaux fonctionnaires, les peurs inoculées à la bourgeoisie, les soupçons follement jetés dans le coeur du peuple, l’impuissance enfin des républicains en minorité dans l’Assemblée, et tout s’expliquera.

 

Le mal assurément date de loin. Les ennemis de la république, impuissants à l’emporter de vive force, se glissèrent dans son sein en l’acclamant dix-sept fois, le 4 mai 1848, lors de la mémorable séance d’installation de l’Assemblée constituante. Dès la première heure, ils envahirent les fonctions publiques afin d’être mieux placés pour battre en brèche les institutions nouvelles. Le premier coup porté fut la suppression brusque et violente des ateliers nationaux qu’il fallait dissoudre peu à peu, avec de grands ménagements, et remplacer par des entreprises sérieuses. Heureux d’exciter les ressentiments contre les hommes du 24 février, ils jetèrent ainsi, en pleine connaissance de cause, une masse d’ouvriers dans cette anxiété du lendemain, dans ce désespoir de la faim qui déterminèrent les fatales journées de juin. Sondez bien les mystères de la terrible insurrection, vous y verrez la main des royalistes, et surtout celle de l’échappé de Ham. La célèbre enquête Bauchard en a découvert assez de preuves saisissables, bien qu’elle ait été dirigée par nos plus dangereux ennemis. Nous aurons à dire, dans le cours de cet ouvrage, d’où sortait l’or qui paya les assassins du général Bréa.

 

Déguisé sous le nom de « parti de l’ordre », la coalition s’organise puissamment après cette victoire. Elle établit son siége rue de Poitiers, d’où ses journaux et ses brochures, répandus à profusion, commencent et entretiennent, contre les républicains, cette guerre de mensonges qui vient aboutir à la grande fantasmagorie de la Jacquerie. Dans l’Assemblée constituante, les coalisés font échouer tous les projeta qui peuvent populariser la république, et adoptent tous ceux qui peuvent lui nuire. Ils refusent le droit au travail, mais ils votent la transportation sans jugement et l’institution de la présidence.

 

Bifurquer le pouvoir, diviser pour affaiblir, donner à la souveraineté du peuple une double expression dans un président et une assemblée émanant tous deux d’une même origine, c’était créer, de propos délibéré, un sujet de conflits incessants. Nos ennemis le savaient bien. Malgré une opposition des plus vives, malgré une discussion prophétique en quelque sorte et dont le souvenir n’est pas perdu pour la France, ils déposèrent un germe de mort dans la Constitution de 1848.

 

Vint alors l’élection du président. Les royalistes n’eurent pas de candidat de leur couleur. Le vent de la révolution soufflait encore trop fort pour leur drapeau. Mais, exploitant un déplorable et funeste préjugé populaire, ils poussèrent au triomphe d’un homme qu’ils méprisaient, comptant se servir de son nom pour écraser plus facilement la démocratie. M. Louis Bonaparte fut élu, et l’on vit aussitôt les pèlerins de Wiesbaden et de Claremont se faire les ministres de la république démocratique !

 

Les républicains dit modérés, dont les votes donnèrent la majorité à la réaction, purent alors juger de l’immensité de leurs fautes. Ils gênaient tout autant que les rouges ; on résolut de se débarrasser des uns et des autres. Dans la presse rétrograde succède bientôt aux insultes contre les républicains l’insulte à l’Assemblée constituante. Une émeute de pétitions est organisée ensuite pour abréger son existence, le gouvernement y pousse ; l’Assemblée, première expression du suffrage universel, ne tarde pas à perdre son prestige, elle est obligée de céder et se dissout avant d’avoir complété la Constitution par le vote des lois organiques.

 

Avec elle disparut le plus solide rempart qui restât à la république depuis que les vainqueurs de juin avaient désaffectionné ses meilleurs défenseurs en désarmant le peuple.

 

Maîtresse du terrain, la réaction domine les nouvelles élections législatives.

 

Et, qu’on le remarque bien, il n’y a encore que deux camps en France. D’un côté, les républicains déjà débusqués de toutes les positions, leurs journaux frappés du cautionnement, saisis, chassés de la place publique; leurs réunions fermées et leurs associations poursuivies. De l’autre, les factions monarchiques libres d’agir dans l’association de la rue de Poitiers, immense pandoemonium où venaient fermenter en se rapprochant toutes les haines amoncelées contre la démocratie. Là se coalisent, au nom de l’ordre, contre la liberté, valets de l’empire et chevaliers de l’émigration, brigands de la Loire et fuyards de Gand, assassins du duc d’Enghien et meurtriers de maréchal Ney, aventuriers de Boulogne et ministre de Louis-Philippe, preux de M. le comte de Chambord et geôliers de Madame la duchesse de Berry, flétrisseurs et flétris, renégats de tous les autels, déserteurs de tous les drapeaux, traîtres de tous les régimes, parjures de tous les serments ! Que d’intrigues ! Que de viles concessions réciproques ! La branche ainée et la branche cadette n’ont rien à refuser aux prétendants impérialistes qui font si bonne guerre aux socialistes; MM. Bonaparte et Persigny, à leur tour, se prêtent volontiers aux voeux des royalistes, et l’on vit jusqu’à l’ancien président de la chambre introuvable de 1815, M. Ravez, patronné par le gouvernement, ressusciter pour maudire encore une fois la révolution.

 

Les élections du 13 mai 1849 ainsi fabriquées par la rue de Poitiers, cinq cents monarchistes avérés s’installèrent au Palais Bourbon, comme ils dirent. C’était la contre-révolution !

 

Légitimistes et orléanistes devinrent aussitôt les conseillers de MM. Persigny et Bonaparte.

 

Les burgraves s’installèrent à l’Elysée. Entre les complices, dont les uns devaient plus tard encelluler les autres, un accord parfait régna tant qu’il n’y eut qu’à démolir pièce à pièce l’édifice de 1848. Expédition de Rome; assassinat d’un peuple; restauration d’un pape ; proscription de trente représentants ; rétablissement de l’impôt des boissons ; lois contre la presse, contre le colportage, contre les réunions, contre les associations, contre l’instruction publique, contre la garde nationale ; enfin, pour couronner cette œuvre détestable, mutilation du suffrage universel : tout se fit de concert en moins d’une année, de telle sorte que, déjà au 31 mai 1850, la république, privée de ses éléments essentiels, n’existait plus que de nom.

 

Du reste, en votant cette loi fatale du 31 mai, ses coupables auteurs ne savaient guère où elle les mènerait. Les royalistes si joyeux ne se doutaient pas qu’ils signaient leur propre condamnation, qu’ils creusaient entre l’Assemblée et le Peuple un abîme où le peuple laisserait précipiter l’Assemblée. Le président n’imaginait pas non plus qu’il pourrait écraser la majorité sous le poids de leur crime commun avec ce mot qui fut magique : Le suffrage universel est rétabli.

 

Et pendant ce temps, la grande entreprise de calomnie contre les républicains poursuivait le cours de sa propagande empoisonnée. En vain les démocrates, les socialistes protestaient à la tribune ou par la voix de leurs journaux ; en vain ils en appelaient à l’histoire des trente dernières années pour témoigner de la générosité de leurs doctrines, on criait toujours aux anarchistes, aux partageux, et les classes aisées se laissaient persuader que les classes laborieuses aspiraient à les dépouiller.

 

1852 arrivait; les habiles commencèrent à avoir peur les uns des autres. La coalition se rompit d’elle-même. Chaque faction reprit son drapeau et agit pour son propre compte.

 

Ce fut un lamentable et honteux spectacle. Ou mit le feu aux quatre coins de la France, toujours à propos d’ordre ; et l’on se traita en plein parlement de coquins, toujours en s’intitulant le parti des hommes bien élevés et des honnêtes gens.

 

Quels honnêtes gens ! L’élu du suffrage universel verse du vin de Champagne aux soldats de Satory, pour leur faire crier vive l’Empereur ! Les représentants du peuple s’en vont demander la consigne à leurs principicules de droite et de gauche, puis ils reviennent crier vive le Roi! à la même tribune où la veille ils votaient la république démocratique !

 

En menaçant la France de l’anarchie royale, les revenants de Wiesbaden et de Claremont servaient les projets élyséens. Le neveu de l’Empereur livra sa première bataille le 12 octobre 1850 dans les plaines de Satory. Il eut peu de succès. Aussi s’empressa-t-il d’envoyer à l’Assemblée un message conciliant qui semblait jeter un voile sur le passé « Entendons-nous, disait-il, pour que ce ne soit jamais la violence qui décide des destinées de notre pays. » Cela, signé de la main qui préparait les félonies et les massacres du 2 décembre !

 

Que pouvait la minorité ? Que pouvaient 200 contre 500 ? Rien. Toujours fidèles à la loi, à la Constitution et au droit, ils signalaient l’hypocrisie de ce langage ; ils combattaient la majorité et ils attendaient 1852 avec confiance dans le succès de la lutte électorale ou de la résistance au coup d’état.

 

Cependant, l’embauchage de l’armée, les séductions de cantine, les cris inconstitutionnels, le renvoi des généraux suspects de fidélité à l’Assemblée, les ouvertures de corruption faites à d’autres, tout annonçait un troisième acte à la comédie de Strasbourg et de Boulogne. Hélas! à lui seul, celui-là devait être une horrible tragédie !…

 

Des législateurs souverains, animés du sentiment de leur devoir et forts du témoignage de leur propre conscience, n’eussent point hésité à traduire le coupable à la barre d’une haute cour de justice. Au lieu de cela, que fit la majorité ? Une petite guerre misérable, qui ne la déconsidéra pas moins aux yeux de la bourgeoisie qu’elle ne s’était déconsidérée précédemment à ceux du peuple. Elle s’en prend aux subalternes, elle chasse les Baroche et les Rouher de leurs bancs par un vote de méfiance. L’Elysée la met au régime, il lui envoie un ministère provisoire. Elle l’accepte. Puis il lui renvoie les mêmes Rouher et Baroche, et elle les accueille !! Etait-il possible de servir mieux les intérêts de ceux qui voulaient l’amoindrir ? Quand on subit de pareils affronts, on les mérite. A partir de ce moment, l’Assemblée était perdue. Le président, enhardi, la menace du haut de la tribune des banquets et des inaugurations de chemins de fer; ses ministres la bravent, ses journaux la vilipendent, et la bourgeoisie qui la méprise, le peuple qui la déteste regardent ces avilissements avec dédain. Pour que le premier sergent de ville venu la prenne au collet sans que personne la défende, il suffira d’écrire sur ses portes insolemment fermées : Le suffrage universel est rétabli.

 

Nous nous trompons peut-être. Il restait encore une ancre de salut, la maîtresse ancre, la Constitution. Quoique faussée en maint endroit, la Constitution était encore assez forte pour résister. C’était donc le moment de s’y rattacher. O comble d’aveuglement ! c’est celui que l’on choisit pour la ruiner dans l’esprit public. Au mois de juillet 1851, à propos de révision, la majorité s’embarque, de gaieté de coeur, dans une discussion où chacun de ses orateurs s’efforce de mettre en lambeaux le pacte fondamental. Ce radeau de sauvetage, comme ils l’appellent eux-mêmes, c’est à qui le coulera bas. Insensés ! les généraux vendus au crime sourient à vous entendre ; vos discours montent jusqu’aux tribunes des gardes nationaux dont vous réclamerez bientôt le concours au nom de cette loi que vous bafouez. Et puis, ne voyez-vous pas, plus loin, le singe de Boulogne prêt à vous répéter, comme autrefois le traître du 18 brumaire « »La Constitution ! mais vous l’avez violée le 12 juin, le 31 mai, à Rome, à Paris, partout. Il n’y a pas un de vos actes, pas une phrase de vos journaux, pas un de vos derniers discours qui n’aient insulté avant moi, plus que moi, à la majesté de la loi. »

 

Après cette habile campagne, l’Assemblée met deux au trois départements de plus en état de siége et se proroge.

 

Au retour, elle apprend qu’un coup d’état préparé pendant son absence n’a reculé que devant les mesures bien prises de la présidence, occupée par le général Bedeau, et de son bureau. Elle commence, enfin, à croire qu’elle a trop fortifié les décembristes, et elle veut se défendre. Les questeurs déposent une proposition tendant à confirmer un article de la Constitution (c’était mettre en doute la Constitution elle-même), et à faire revivre un ancien décret qui plaçait la force publique à la disposition non pas de l’Assemblée, mais du président de l’Assemblée : c’était demander protection seulement à l’armée.

 

En face d’une telle proposition, que devait faire la minorité dont l’appoint devenait nécessaire par suite des divisions de la majorité ?

 

Il y avait un moyen sûr, infaillible, de réduire à néant toutes les machinations élyséennes, c’était de mettre confiance dans le peuple, c’était de parler au peuple dont la moindre intervention aurait fait rentrer tous les coquins sous terre; c’était de le rattacher à la Constitution et à l’Assemblée, en lui rendant le suffrage universel. On le propose; la majorité, y compris les questeurs eux-mêmes, refuse ! On ne voulait dont recourir qu’aux baïonnettes seules. Pourquoi ? N’était-ce pas pour s’en servir contre la République, quand on les aurait employées à réduire le président conspirateur La Montagne ne pouvait en douter, surtout à voir les dispositions haineuses que l’on montrait toujours envers elle. Un de ses membres, M. Sartin, rouge plein de modération, digne de toute confiance, vint se plaindre à la tribune, avec une convenance parfaite, de brutalités révoltantes dont il a été l’objet pendant la prorogation. Le sabre a été levé sur sa tête : c’est un avant-goût du sort qu’on réserve à tous. La majorité en prend-elle souci ? Nullement ; elle rit aux éclats ! Entre deux affirmations, celle d’un représentant du peuple, et celle d’un gendarme, la majorité des représentants du peuple déclare qu’elle croit le gendarme et passe à l’ordre du jour !

 

Arrive la discussion de la proposition des questeurs. Ils la développent, et l’un d’eux, le général Leflo, trouve le moyen d’insulter la révolution de février, cette révolution qui a fondé la République et dont il fait l’oeuvre « de quelques hommes. » Un orateur de la minorité dit que c’est au peuple qu’il faut demander secours si l’on est en péril ; que le peuple suffit à tout : le rapporteur déclare que le peuple, c’est l’insurrection, et que la proposition est dirigée autant contre lui que contre te pouvoir exécutif.

 

Les républicains ne pouvaient hésiter, ils votèrent en masse contre la proposition. Elle fut rejetée.

 

On a dit qu’ils donnèrent ainsi l’armée à l’assassin de Boulogne. Nous n’en croyons rien. Le rejet de la proposition des questeurs n’a pu revêtir la dissolution de l’Assemblée d’un caractère légal aux yeux de personne. L’armée a parfaitement su qu’en soutenant les décembristes elle violait la Constitution ; les hommes les plus notables « du grand parti de l’ordre » le lui ont dit solennellement, et elle a répondu en les arrêtant comme de vils démagogues. Le 2 décembre est une conjuration militaire, ni plus ni moins, un coup de main de prétoriens renouvelé du Bas-Empire en plein dix-neuvième siècle. La corruption des généraux l’a commenté, la stupide et abrutissante doctrine de l’obéissance passive l’a consommé. Quelqu’eût été le vote du 17 novembre, les conspirateurs n’auraient pas moins commandé le crime, ils en avaient besoin ; les officiers subalternes n’auraient pas moins répondu, comme ils l’ont fait : « Nous avons des ordres. » Le vote de la proposition ne les eût pas dégagés à leurs propres yeux de l’obéissance aux chefs dont on a fait pour l’armée un principe supérieur à la loi. Après tout, l’armée eût pu céder devant le peuple et la garde nationale, s’ils se fussent montrés comme en 1830 et en 1848 ; elle n’eût jamais obéi à une Assemblée méprisée.

 

Mais en supposant même que les troupes réunies à Paris ne fussent pas vendues par les traîtres qui en disposaient au nom de l’obéissance passive comme un cavalier dispose de son cheval ; en supposant même que l’adoption de la proposition des questeurs eût réellement fixé les baïonnettes d’un côté plutôt que de l’autre, le vote de la démocratie ne devait pas moins être ce qu’il a été. La minorité se trouvait en face de deux ennemis également hostiles à la République, son devoir était de ne pas fortifier le plus redoutable. Si l’on mettait le peuple hors de cause ; si l’on ne voulait pas laisser le suffrage universel, dans sa plénitude et son intégrité, décider de l’avenir ; si toute la question se réduisait là : « A qui le canon ? » pourquoi le donner à une Assemblée dont les tendances et le but ne se déguisaient plus, à une Assemblée qui l’aurait tourné contre la République avec une apparence de légalité, contre le rétablissement du droit de réunion et de la liberté de la presse qu’elle avait supprimée, contre la restauration du suffrage universel dont elle venait, à l’instant même, de maintenir la mutilation ? Mieux valait, nous le croyons encore aujourd’hui, laisser cette force brutale et aveugle du canon au président, qui ne pouvait en user qu’en foulant aux pieds toutes les lois divines et humaines.

 

A vrai dire, d’ailleurs, nous ne pensions pas qu’elle se mettrait si aisément à ses ordres ; nous supposions qu’il y avait plus d’honneur et de loyauté, moins de démoralisation et de cupidité dans l’état-major de l’armée française ; nous n’imaginions pas que des personnages de l’espèce de MM. Persigny et Bonaparte y trouveraient jamais assez de traîtres pour une entreprise dont la criminalité n’était et ne pouvait être douteuse pour qui que ce fût au monde ; nous jugions le palais de l’Assemblée imprenable ; nous croyions que le prétendu neveu de l’Empereur, au lieu de devenir un triomphateur atroce, comme il l’a été à Paris; resterait un aventurier ridicule, comme il l’avait été à Strasbourg et à Boulogne.

 

Quant à nous personnellement, la question fût-elle encore à vider, nous voterions toujours de même. Nous sommes convaincus qu’en enlevant au successeur du traître du 18 brumaire, par le refus de la proposition des questeurs, jusqu’à l’apparence même d’un prétexte pour son coup d’état, qu’en te condamnant à faire du brigandage par la force brutale, le mensonge et l’assassinat, qu’en provoquant les plus nombreuses protestations armées qu’ait jamais rencontrées aucune usurpation, les représentants républicains ont rendu le bonapartisme impossible et préparé une voie sûre à la révolution prochaine.

 

Nous avons esquissé la situation telle que l’avait faite la majorité de l’Assemblée. Si nous avons été clair, on s’expliquera plus facilement l’incroyable succès du parjure du 2 décembre. Les intrigues des factions royalistes leur avaient aplani les voies; elles avaient pratiqué, de complicité avec eux, les brèches par où ils sont entrés tout seuls.

 

La conjuration devait-elle rencontrer de plus grands obstacles dans la nation Non. Depuis longtemps les menées et les infâmes calomnies de la réaction avaient jeté la France dans un état d’inquiétude fiévreuse. Ses deux grandes fractions, la bourgeoisie et le peuple, étaient profondément divisées. La bourgeoisie craignait le peuple. Le peuple, offensé de ces doutes, se méfiait de la bourgeoisie. De là leurs hésitations, de là leur inaction qui a donné la victoire au crime ! La bourgeoisie dit « Oui, cet attentat est exécrable, mais, maintenant que l’on a commencé la guerre civile, cela ne peut plus finir que par une révolution, et une révolution, c’est l’avènement des brigands, des niveleurs, des partageux, des ennemis de la famille et de la propriété, des enfants de la guillotine !!! Attendons. » Le peuple a dit de même dans un sens contraire « Le dé est jeté ; si le président est vaincu, c’est la dictature de la majorité parlementaire, c’est la toute-puissance des royalistes, des transporteurs, des intrigants, des égoïstes et des Trestaillons ! Laissons faire. »

 

Et l’attentat n’a ainsi trouvé de résistance que dans les hommes les plus dévoués de la bourgeoisie et du peuple. Ils ont été vaincus par 120,000 soldats !

 

Que le leçon nous profite à tous : le peuple et la bourgeoisie doivent être unis. Alliés, ils résisteront sans peine à tous les usurpateurs et à toutes les armées. Ennemis, ils tomberont ensemble sous le sabre des prétoriens ou sous l’éteignoir des Jésuites.

 

Arrêtons-nous encore un instant au seuil de cette lamentable histoire, et que le lecteur recueille ses forces pour nous y suivre. Nous l’en prévenons, le coeur lui manquera plus d’une fois en route. Il éprouvera, comme nous, les défaillances que cause le dégoût. Mais qu’une pensée consolante, toujours présente à ses yeux, le relève et le fortifie. Le 2 décembre est un accident, malheureux, funeste, mais ce n’est qu’un accident. La révolution n’est pas finie. Commencée il y a soixante ans, elle poursuit sa marche nécessaire à travers victoires et défaites ; elle accomplira son oeuvre, la fondation de la République démocratique, le meilleur des gouvernements, parce qu’il est celui de tous, par tous et pour tous.