HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 

 Victor Schoelcher

 

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome II

Chapitre VII : LA RÉSISTANCE DES DÉPARTEMENTS TRANSFORMÉE EN JACQUERIE

 

Il y a longtemps que les amis de l’ordre de toutes couleurs ont organisé un bien coupable système de calomnies pour perdre les républicains dans l’opinion publique. Ils nous représentent, avec une persévérance acharnée, comme des hommes de désordre, de sang et de rapine. La fameuse réunion de la rue de Poitiers a dépensé cinq cent mille ou six cent mille francs pour répandre les oeuvres de cette infernale conjuration du mal, qui ne s’arrête point à la France. Il est convenu qu’il ne se commet pas un crime en Europe qu’on ne doive l’attribuer à la démagogie, ce qui veut dire, dans le langage des rétrogrades, à la démocratie. Au commencement de janvier, les journaux napoléoniens en province et à Paris, ont publié la note suivante :

 

« La Savoie parait fortement travaillée par les menées insensées de la démagogie. A Aix-les-Bains, il y a eu, dans la nuit du 1er au 2 janvier, des tentatives d’incendie, qui ont été heureusement aperçues à temps. Le feu avait été mis à des amas de matières combustibles attenant à une maison.

 

Quelques jours auparavant, des lettres anonymes, renfermant des menaces d’incendie, de pillage et de guillotine, étaient parvenues à divers habitants.

 

Des arrestations ont été faites. On dit aussi que la caisse publique de Moutiers a couru des dangers, et que des troupes y ont été dirigées pour empêcher un commencement de JACQUERIE de ce côté-là. »

 

Plus il y a de précision dans ces nouvelles, plus elles sont condamnables, car tout y est faux depuis le premier jusqu’au dernier mot. C’est la Gazette officielle du Piémont elle-même qui se charge de donner un démenti à la presse des mitrailleurs :

 

« Nous sommes autorisés à déclarer, dit-elle, que les bruits répandus par le Courrier des Alpes relativement à des tentatives de pillage et d’incendie, qui auraient eu lieu dans certaines provinces du Piémont et notamment dans la Tarentaise, sont dénués de fondement. »

 

Autre exemple : La reine d’Espagne est frappée par un assassin. Aussitôt le Constitutionnel et la Patrie imputent le crime à la démagogie. Il s’est trouvé que le meurtrier était un prêtre. Nous avons d’autant moins dessein d’en tirer avantage, que, malgré l’étonnant courage de cet homme, son crime est inexplicable; mais quelle déloyauté n’y a-t-il pas à attribuer de la sorte aux républicains jusqu’au mal commis par des hommes attachés au coeur même du légitimisme !

 

Les meneurs du 2 décembre ont continué à exploiter la peur en face de la résistance qu’a trouvée partout leur insurrection ; ils ont crié au meurtre, au pillage, au viol, sans excepter Paris de ces détestables répétitions. Il importe de citer quelques passages des journaux intimes de l’Elysée pour rappeler quels genres d’arguments ces honnêtes gens ont à leur disposition, et dans quel style ils les expriment. Écoutons d’abord la Patrie du 9 décembre :

 

« Une horrible et vaste jacquerie était organisée dans la France entière. Toutes les correspondances saisies, tous les interrogatoires subis attestent qu’au PILLAGE UNIVERSEL ET QU’UN EGORGEMENT GENERAL devaient signaler, en 1852, l’expiration des pouvoirs du président de la république. Témoins des funestes divisions et des folles haines de l’ancien parti de l’ordre, les hommes de sang et de cupidité qui ont juré la ruine de la société, se réjouissaient, dans le secret de leurs conciliabules, de cet affaiblissement des forces conservatrices. Pareils au tigre qui guette sa proie pour la dévorer, ils attendaient l’heure de l’action avec patience, parce qu’ils croyaient que leurs victimes ne pourraient pas leur échapper, parce qu’ils croyaient que le moment viendrait infailliblement où ils n’auraient qu’à vouloir pour se partager les dépouilles des riches. »

 

Signé CÉSANA.

 

 

Voici maintenant un spécimen de ce que le Constitutionnel répète tous les jours (13 décembre) :

 

« Au milieu des plus grandes merveilles de la civilisation la plus avancée, la plus préoccupée du bien-être de tous, le génie du mal semble protester contre ce nouvel essor de l’intelligence humaine, pour nous ramener au temps de la barbarie la plus reculée.

 

Le socialisme et la jacquerie, surpris, déroutés par les mesures du 2 décembre, et croyant à tort, sur quelques points de la France, pouvoir se montrer et agir tête levée, viennent de se livrer aux massacres, au viol, aux plus atroces cruautés. Le socialisme et la jacquerie viennent d’inventer de nouveaux et d’inexplicables supplices. Honnêtes gens, représentants et défenseurs de l’ordre et de l’autorité publique, inoffensifs propriétaires, et enfin jusqu’à des femmes et à des enfants, tous ont vu se lever sur leur tête les armes de ces implacables bourreaux. »

 

Signé : Véron.

 

 

La Presse, abandonnée à M. Bonaparte, s’est mise aussitôt au diapason de ses devanciers (15 décembre) :

 

« Ce qui ne s’est vu que rarement, ce qui est le propre des générations profondément gangrenées, c’est que l’idée vraie ou fausse, disparaisse de la bannière arborée par les insurrections pour faire place aux plus hideux appétits. C’est que le pillage, le viol, l’assassinat, tout ce qui est réputé crime et infamie dans la conscience universelle, deviennent le moyen et le but des révolutions que l’on tente ; c’est que des hordes sauvages puissent se ruer au sein du foyer domestique, y voler le fruit de l’épargne, y souiller la femme, Y MASSACRER LES ENFANTS, sous prétexte de résistance A L’AUTORITE ÉTALBLIE. La guerre civile, si douloureuse qu’elle soit, a quelques fois sa grandeur. Mais ce n’est pas la guerre civile que nous voyons en ce moment. C’est quelque chose qui n’a malheureusement pas de nom, et qui ne mérite aucune pitié ! »

 

Signé : Perrodeau

 

 

Les journalistes tarés n’ont pas seuls tenu cet infâme langage, c’était un mot d’ordre : tous les fonctionnaires qui voulaient se faire bien voir des insurgés victorieux, l’ont répété ; ainsi, ce loyal recteur de l’académie de la Haute-Saône qui a trouvé moyen de dire, dans une circulaire aux instituteurs de son département :

 

« Partout où les démagogues ont pris les armes, les scènes les plus hideuses se sont passées. Le vol, l’incendie, l’assassinat, voilà par quels actes se sont signalés les misérables qui rêvaient l’asservissement de notre nation. Des soldats massacrés et torturés, des femmes livrées aux derniers outrages, DES ENFANTS JETES VIVANTS DANS LES FLAMMES, voilà leurs exploits d’aujourd’hui. Jugez de ce qu’ils eussent fait, s’ils avaient eu le temps de couvrir la France du réseau de leurs machinations ténébreuses ! » (Moniteur du 21 décembre.)

 

Les termes manquent pour stigmatiser d’aussi abominables discours. Où la haine la plus invétérée imagina-t-elle jamais des accusations plus repoussantes, plus impossibles ? Notre coeur se soulève à y penser. Que dirait de la France le monde entier, si la délirante exagération de ces horreurs n’en était la meilleure réfutation ; s’il était possible de croire à cet amas de viols, dont l’image seule fait frémir ! Journaux, circulaires, livres et réquisitoires impérialistes ont été fort prodigues de cette exécrable accusation de viol sur tous les points où la légalité a un moment triomphé. À les entendre, il n’est pas d’ouvrier ni de paysan en France qui ne soient prêts à se porter sur les femmes aux derniers excès. Le livre que l’Élysée a fait publier sur le 2 décembre, celui de M. Mayer, le défenseur des bonapartisades des boulevards, l’avocat des tueurs de femmes et transporteurs d’enfants, est tout dégoûtant de ces prétendus excès, racontés avec des injures ignobles pour les socialistes. Honte à ces détestables menteurs ! Ils ne parleraient pas si facilement de viol, si leur profonde immoralité ne les empêchait de comprendre que c’est le crime le plus révoltant, le plus lâche, le plus hideux qui se puisse commettre.

Ils savent, cependant, que le respect des femmes est un des sentiments les plus chers à notre grande et chevaleresque nation ; aussi s’attachent-ils toujours à reprocher aux républicains d’y manquer. Les femmes, grâce su ciel, ne croient point à ces infamies, et leur attitude nous venge suffisamment. Personne, aujourd’hui, ne l’ignore : au milieu de l’étrange torpeur où est tombée la France, c’est parmi elles que les barbares du 2 décembre trouvent leurs plus persévérants adversaires.

 

Quiconque ne s’est point prosterné devant le parjure a été présenté sous les mêmes couleurs. Les représentants du peuple eux-mêmes n’ont pas échappé à ces misérables imputations. Eux aussi excitent au pillage et à la dévastation ! Le 4 décembre, le Constitutionnel disait à Paris :

 

« Cependant, le préfet de police avait été informé que cent vingt des ex-représentants montagnards, réunis partiellement dans la nuit, avaient rédigé une proclamation qui n’était qu’une excitation au pillage et à la destruction des propriétés ; il a pris des mesures efficaces pour en empêcher l’impression et l’affichage. Des agents fermes et intelligents, appuyés d’une force militaire imposante, ont été placés dans les directions signalées ; la proclamation des Montagnards ne s’est pas montrée. » Le procédé est délicat et la chute jolie : les Montagnards avaient rédigé une proclamation qui excitait au pillage, mais la police veillait, et la proclamation ne s’est pas montrée ! Pourquoi donc ne s’est-elle pas montrée ? Est-ce un reste de pudeur ? Puisque l’écrivain de police faisait tant que de la supposer, il ne lui aurait pas coûté beaucoup plus de la rédiger et d’y mettre notre signature à tous.

Dans le Pays, M. Laguéronnière, qui disait fièrement, les premiers jours : « Je renonce à écrire, puisque la presse n’est plus libre, » a repris la plume, le coup une fois réussi, et l’un de ses premiers gages donnés aux conquérants a été de dénoncer « une société qui avait pour objet d’assassiner le président. » Une société se formant pour assassiner un homme ! En vérité, c’est trop de niaiserie !

 

M. Mayer a cependant trouvé quelque chose de mieux : « Dans une réunion présidée par les membres de la Montagne, dit-il, et qui se tint tout près de la barrière du Trône, deux cents fusils furent distribués et un projet de gouvernement provisoire mis en discussion. On agita pendons une heure la question d’assassinat du président de la république, qu’on abandonna pour cause d’impossibilité physique, disent les uns, et pour ne pas se déshonorer par un assassinat, disent les autres. Quelques ateliers, où des tentatives d’embauchage avaient été inutilement essayées dans la journée, furent signalés à la « justice du peuple. » Un des décrets projetés par cet embryon de comité de salut public portait : « Le suffrage universel est provisoirement suspendu ; les élections ne se feront qu’au rétablissement de la paix. La peine de mort était rétablie, et Paris devait avoir un tribunal révolutionnaire par arrondissement. » (Histoire du 2 décembre, page 125)

 

Le sang que les égorgeurs de décembre ont répandu leur monte au cerveau et leur trouble la raison. Voyez ! M. Mayer rassemble les projets les plus infâmes pour nous rendre odieux en nous les attribuant, et, sans y penser, il énumère précisément ceux que ses patrons ont réalisés. Le suffrage universel ! Ils l’avaient suspendu de complicité avec les burgraves, ils en ont fait depuis un ridicule simulacre. Les tribunaux révolutionnaires ! Ils en ont couvert la France sous le nom de conseils de guerre, commissions mixtes, etc. Le rétablissement de la peine de mort ! Nous aurons à citer des centaines de condamnations à mort, prononcées par les juges militaires pour faits de guerre civile. L’Europe a appris avec horreur que les monstres du 2 décembre avaient redressé l’échafaud politique et bonapartisé Charlet, paysan au coeur plein de générosité ! Charlet, un des plus nobles enfants de la France !

 

Et ces hommes cruels viennent déclarer ensuite que les membres de la Montagne ont mis en délibération « la question d’assassinat de M. Bonaparte ! » Par la valeur de cette révoltante absurdité, débitée à Paris, en plein jour, en face d’hommes dont les caractères sont connus, dont les actes furent publics, on peut juger ce qu’il y a de vrai dans toutes les atrocités de la prétendue jacquerie des départements.

Une fois ce filon de la jacquerie découvert, le parti du crime l’a fouillé avec une fureur qui rappelle les beaux temps de la rue de Poitiers. Pas un château qui n’ait été saccagé, pas un presbytère qui n’ait été dévasté. Malgré la terreur qui ne permettait pas de contredire les assassins, ils ont reçu quelques démentis d’autant plus significatifs qu’on courait certains risques à rétablir la vérité. Nous croyons utile de rapporter ceux qui sont arrivés à notre connaissance ; cela peut servir à édifier l’Europe sur ce qu’il faut croire du reste.

 

« Le pillage du château de M. de Delayrac, à Saint-Jean de Gard, le sac du château de M. de Larcy, à Saint-Chaptes, sont démentis. » L’Opinion publique, 18 décembre.)

 

« M. de Lamartine a adressé la lettre suivante à l’Assemblée nationale :

Monsieur,

 

Je lis dans votre journal les lignes suivantes :

« On écrit de Mâcon, 7 décembre, que M. de Lamartine, voyant l’émeute s’approcher de Monceaux, a fait requérir des forces militaires pour protéger sa résidence. L’autorité s’est empressée de déférer à sa prière. »

Ces faits sont complètement inexacts.

Ni le château de Saint-Point, que l’on disait avoir été saccagé et incendié, ni le château de Monceaux, résidence actuelle de M. de Lamartine, n’ont été l’objet d’aucune menace, ni d’aucune violence. M. de Lamartine n’a réclamé la protection d’aucune force publique.

Recevez, etc.

 

•                        Lamartine.

 

Monceaux, 12 décembre 1851 »

 

(L’Union, 18 décembre)

 

 

On sait tout ce qui a été débité sur Poligny ; c’est un des points où les ogres du socialisme ont mangé le plus de chair fraîche. Une lettre insérée dans l’Union franc-comtoise, par le curé de cette ville, donne la vraie mesure de ces contes féroces :

« Poligny, 11 décembre 1851.

Monsieur le rédacteur,

 

Dans le numéro de votre journal du 9 courant, vous publiez un extrait de la Sentinelle du Jura, dans lequel vous faites mention d’orgies bachiques commises à la cure de Poligny par les insurgés, dans la matinée du 4.

 

Pour ne pas aggraver, contre les règles de la justice, la position des inculpés, je proteste contre l’inexactitude de l’article précité en ce qui concerne la conduite des insurgés à la cure.

 

À la vérité, quelques-uns d’entre eux m’ont prié, dans la matinée du 4, de leur donner quelques litres de vin mais ils l’ont fait d’une manière honnête, et ils n’en ont pas bu une goutte à la cure.

 

Je dois ajouter qu’au milieu des désordres affligeants dont notre ville a été le théâtre, ni leurs auteurs, ni leurs complices n’ont fait la moindre manifestation, ni la moindre insulte contre la cure, ni contre aucun des membres du clergé de cette ville ! Je vous prie d’insérer ma réclamation dans votre plus prochain numéro.

 

J’ai l’honneur, etc.

 

Crétenet, curé. »

 

(L’Union, 18 décembre)

 

 

Cette lettre, qui n’est certes pas écrite par un ami des insurgés ni de leurs complices, bien qu’elle parte d’un homme loyal et courageux, a un intérêt particulier en ce qu’elle nie formellement que la moindre insulte ait été faite à la cure ni aux prêtres. D’un autre côté, l’Écho du Midi a été forcé de convenir, dans son numéro du 18 décembre, que l’assassinat de l’abbé Cavalié, à Béziers, attribué avec tant d’éclat aux jacques, était un crime tout privé, issu d’une discussion d’héritage. (128) Nous ferons simplement remarquer, à ce propos, que les histoires de prêtres maltraités, volés, assassinés ; de presbytères dévastés, saccagés, incendiés, tiennent une grande place dans les élucubrations diffamatoires des décembriseurs. Cela devait être. Elles répondent au troisième terme de la formule stéréotypée contre les républicains, ennemis de la propriété, de la famille et de la religion.

 

Ennemis de la famille ! Voici une des fables inventées pour le prouver. Si grande que soit notre répugnance à reproduire ces indignités, il faut que l’on ait une idée complète de la moralité d’une telle polémique : « Les chefs de la jacquerie de Poligny se sont hâtés de passer la frontière et de se réfugier en Suisse. Le mouvement avait été organisé par un démocrate socialiste dont le premier acte a été de faire emprisonner SON PÈRE ET SON FRERE. Cet apôtre des vertus socialistes et de la fraternité a quitté la France. »

 

Les apôtres de la famille ont, en vérité, d’abominables moyens de la défendre. Il n’est pas un mauvais sentiment de la nature humaine qu’ils ne mêlent à leurs calomnies ! Tous ces chroniqueurs de honte et de faussetés sont allés si loin, que, malgré leur effronterie habituelle, ils ont dû se rectifier eux-mêmes sur quelques traits particuliers. Ceux de la Patrie, après avoir accumulé pendant deux jours une montagne de crimes ordinaires aux socialistes : meurtres, pillage, viols, etc., qui auraient été commis à Capestang, se sont vus obligés de confesser que tout était faux (numéro du 13 décembre). Nous ne concevons pas, du reste qu’ils n’aient pas l’habileté de se donner plus souvent le mérite de ces redressements. Même ainsi désavouées, leurs coupables impostures ne laissent pas que de produire encore de funestes effets. Le poison, une fois inoculé, laisse toujours des traces.

 

Entrons dans les détails, à propos de Joigny, pour faire voir comment ces honnêtes gens pratiquent la vérité. Ils disaient (Patrie, 8 décembre) : « D’horribles forfaits ont été commis à Joigny. Le curé, le maire, le sous-préfet et plusieurs gendarmes ont été lâchement massacrés, sans qu’il se soit trouvé une poignée d’hommes assez énergiques pour empêcher ces assassinats. » Le lendemain, 9 décembre, le sous-préfet écrit au véridique journal de l’Élysée : «    Pas une goutte de sang n’a été répandue à Joigny. La vie de personne n’a été menacée, toute tentative de désordre eût été promptement réprimée par la gendarmerie et les bons citoyens, qui, à la première nouvelle des événements, se sont armés et sont venus se mettre à la disposition des autorités. Signé, le sous-préfet D’Avésié de Pontès. »

 

Comment croire que le bruit de tant « d’horribles forfaits », si minutieusement détaillés, soit venu d’une ville où il n’y a pas même eu l’ombre d’une résistance quelconque ? Mais qu’importe l’apparence de la probabilité aux élèves de l’asile, pourvu qu’ils agitent le drapeau sanglant de leurs impostures ? Est-ce qu’ils n’ont pas affirmé de même avoir vu de leurs yeux, gisant sur le sol, les cadavres mutilés de fonctionnaires qui font, à cette heure, les beaux jours du 2 décembre ? Lisez le Journal de Lot-et-Garonne du 12 décembre 1851 : « Sur la route, le sous-préfet, M. Paillard, que l’on emmenait prisonnier, a été tué à coups de crosse et de fusil. Nous avons lu hier une lettre écrite par une personne QUI AVAIT VU le    cadavre de cette victime gisant sur la route. » On sait que M. Paillard est si bien vivant qu’il a chargé ses ennemis avec fureur… devant les conseils de guerre.

 

Chaque incident de la lutte a servi de texte aux apologistes des décembrisades pour broder les histoires les plus épouvantables que leur malfaisante imagination pût créer. Nous avous donné plus haut (p. 30) les détails de la mort du gendarme Bidan, à Clamecy. Certes, la vérité est assez triste pour n’avoir pas besoin d’être amplifiée. Eh bien ! les diffamateurs de la France ne s’en contentèrent pas. Ils firent plusieurs versions renchérissant d’horreur les unes sur les autres, et leur presse les colporta partout pour en épouvanter les crédules. C’est ainsi que le Journal de Lot-et-Garonne (16 décembre) emprunte au Messager de Moulins du 12 les lignes qu’on va lire : « Un gendarme tombe entre les mains des bandits de Clamecy ; on délibère sur le genre de mort qu’on lui fera subir, et l’on se décide, enfin, à l’attacher sur une échelle. On lui ouvre le ventre dont on fait sortir les entrailles, et une danse infernale a lieu autour du malheureux supplicié, avec l’aide de quelques affreuses mégères, dignes compagnes de pareils anthropophages. » Les hommes qui ont frappé le pauvre gendarme Bidan de la même manière que les soldats percèrent de coups le blessé de la barricade Montorgueil (voyez t. 1er, p. 416) ont été jugés ; l’un d’eux a été tué juridiquement, le 30 juillet, à Clamecy. Or il est constant qu’il ne s’est pas retrouvé un mot, un seul mot, du récit du Messager dans les faits, imputés par le ministère public aux accusés. L’échelle, le corps nu, le ventre ouvert, les entrailles arrachées et exposées, la danse, les anthropophages ; de ces hideux détails tout, tout est faux !

 

Il  est donc avéré, judiciairement avéré, que le Messager de Moulins a, de propos délibéré, forgé un crime monstrueux, afin de l’imputer aux socialistes ! Y a-t-il au monde une action plus lâchement déloyale ? Ne faut-il pas être méchant jusque dans la moelle des os pour trouver en soi la veine de pareille inventions, et pour en verser l’horreur sur ses ennemis ?…

 

Les diffamateurs de la nation française ont aussi tiré grand parti des blessures du gendarme Gardette, à Marmande. Son affaire est peut-être celle qui a le plus révolté l’opinion publique si indignement trompée. L’historiographe de l’élu des paysans, M. Mayer, qui a bourré son livre de tous les crimes dont on a voulu souiller la première participation des paysans, des « jacques », à la vie politique, répète ceci :

« Les atrocités commises par les insurgés sur les agents de la force publique tombés entre leurs mains sont à peine croyable ; et laissent clairement entrevoir le sort que ces nouveaux jacques nous réservaient, si la résolution et l’énergie de Louis Bonaparte n’étaient venues renverser leurs coupables espérances. A Sainte-Bazeille le brave Gardette, jeté, par un coup de feu à bas de son cheval, est saisi par les hommes de MM. Vergnes et Peyronny, lardé à coups de baïonnette, et on commençait à lui scier les poignets, lorsqu’un retour agressif des gendarmes a mis en fuite cette horde de sauvages. » (P. Mayer, Histoire du 2 décembre, page 246.)

 

« On sait », dit encore le Journal de Lot-et-Garonne rendant compte des débats du conseil de guerre à l’audience du 5 avril 1852, « on sait que dans cet odieux guet-apens, le malheureux Gardette, maréchal des logis de gendarmerie, atteint de deux coups de feu, est précipité de son cheval au milieu des insurgés, seul et sans secours sur la route. Ce n’est pas en la puissance d’ennemis qu’il tombe ; mais bien au pouvoir des plus lâches assassins, etc. »

 

Qu’y a-t-il de vrai dans tout ceci ? Nous allons l’examiner :

 

L’odieux guet-apens dont parle le journal honnête et modéré est la rencontre que la garde nationale de Marmande fit, près de Sainte-Bazeille, d’un corps de gendarmerie qui, au milieu de la nuit, répondit à un qui-vive par une décharge.

 

De quel côté était le guet-apens ?

 

Trois hommes comparurent devant le conseil de guerre de Bordeaux, comme prévenus des faits de cruauté dont le gendarme aurait été l’objet : Plazanet, Prévot et Caban. Ils sont accusés : « Plazanet d’avoir frappé le maréchal des logis Gardette d’un coup de broche dans les reins, Prévot de lui avoir porté plusieurs coups de sabre sur la tête, Caban d’avoir dirigé contre sa poitrine un coup de baïonnette qui aurait été détourné par une main inconnue. »

 

Plazanet était une espèce d’idiot, un homme atteint d’aliénation mentale ; des témoins le déclarent, les geôliers mêmes de la prison en témoignent. Il avait suivi la garde nationale armé d’une broche et il était si bien fou, qu’après avoir frappé le gendarme, il l’accompagna tranquillement dans la maison où le blessé fut recueilli, et là se vanta de son action ou plutôt s’accusa lui-même. Peu de jours après sa condamnation, ce malheureux est mort d’un coup de sang. Le citoyen Prévot a marché avec la garde nationale dont il faisait partie ; il n’avait pas même de sabre ; il ne portait que son fusil. Gardette qui, selon ses expressions, « fit le mort en voyant avancer les gardes nationaux », Gardette seul accuse Prévot ; personne autre n’a vu celui-ci commettre la lâcheté qu’en lui impute, et qu’il nie avec indignation. Gardette, toujours « en faisant le mort », a reconnu aussi Caban d’une manière formelle comme ayant été prêt à lui porter un coup de baïonnette, mais il n’a pas reconnu celui qui a détourné le coup ! Personne n’a vu le mouvement cruel qu’il attribue à Caban, personne ne se vante d’avoir arrêté le bras de Caban, qui passe à Marmande pour un homme honnête et paisible.

 

Voulez-vous insinuer, dira-t-on, que le maréchal des logis Gardette accuse des innocents ? Nous n’irons pas si loin vis-à-vis d’un homme que nous ne connaissons pas. Nous croyons qu’il se trompe. Il faut expliquer aussi qu’il était terriblement engagé. Il a été décoré, nommé sous-lieutenant et appelé le brave Gardette par tous les chroniqueurs de jacquerie. Ce n’est pas assurément pour avoir été atteins au milieu des rangs et abandonné par les siens sur le champ de bataille ; ce n’est pas non plus pour avoir fait le mort. Il n’y a rien d’héroïque dans tout cela. C’est pour les blessures qu’il aurait reçues étant par terre, et qui révèlent l’atroce barbarie des démocrates. On comprend qu’il lui aurait fallu un courage au-dessus du commun pour renoncer à tout le bénéfice de ces blessures en venant les nier. Une chose certaine, c’est que le conseil de guerre lui-même, un conseil de guerre ! a été obligé de mettre en doute les déclarations précises du nouvel officier ; il a complètement acquitté Caban, et prononcé des circonstances atténuantes pour Prévot. Être acquitté par un conseil de guerre bonapartiste, surtout quand on est accusé d’avoir touché un gendarme, c’est être deux fois innocent. Être condamné avec circonstances atténuantes, c’est encore une preuve décidée d’innocence. Le citoyen Prévot, s’il est coupable, l’est au premier chef, car il se serait acharné sur un blessé, il lui aurait porté plusieurs coups de sabre à la tête ! Cuisinier, l’homme que les guillotineurs élyséens ont mis à mort à Clamecy, en avait fait beaucoup moins. Les juges à épaulettes n’ont condamné le garde national de Marmande que pour ne pas donner un démenti trop absolu à un frère d’armes et à ce grand principe que tout accusé de décembre peut être plus ou moins coupable, mais est toujours coupable. Encore, le citoyen Prévot est-il heureux de n’avoir pas été livré au bourreau. C’est un trait d’indépendance assez rare dans l’histoire des tribunaux de sang pour qu’on doive le signaler.

 

Arrivons aux poignets sciés dont on a montré, trois mois durant, les tronçons sanglants au monde entier, pour preuve de la férocité des nouveaux jacques. Les poignets sciés ! Il n’en a pas été une seule fois question pendant tous les débats, pas une seule fois ! Personne n’en a parlé, ni le ministère public, ni l’acte d’accusation, ni aucun témoin, ni le maréchal des logis lui-même, car, heureusement pour lui et pour la vérité, il n’est pas mort et il s’est présenté à l’audience avec ses deux poignets parfaitement intacts ! Le Journal de Lot-et-Garonne, en rendant compte de sa déposition, exécute un de ces tours qui font la gloire des disciples d’Escobar. Après avoir rapporté textuellement le commencement de son témoignage, il l’interrompt, ouvre une parenthèse, exprime d’un air pathétique l’émotion du militaire au souvenir de ses armes enlevées, glisse l’histoire des poignets, ferme la parenthèse et rend la parole au témoin ! Que pensez-vous, lecteur, de ces procédés jésuitico-napoléoniens ? Il est clair que Gardette n’a pas parlé de poignets, mais que le journaliste, inventeur de l’atrocité dont il avait le premier souillé ses colonnes, persiste à la rappeler pour n’en avoir pas le démenti. Si le fait avait le moindre fondement, il ne l’aurait pas relégué dans une ligne entre parenthèses ; le maréchal des logis, peu républicain, eût montré ses bras cicatrisés, et le conseil de guerre, peu démagogue, n’eût pas manqué de mettre est relief un aussi puissant moyen d’impressionner l’opinion publique. En réalité la chose se réduit à ceci. Un des Marmandais, voulant s’emparer du sabre du maréchal des logis, coupa, ou scia, si l’on veut… la dragonne de cuir qui retenait encore l’arme au bras du blessé. L’affreuse assertion des poignets sciés demeurera comme un témoignage de plus de l’infâme déloyauté des hommes de décembre à côté des femmes sciées en deux dont le Constitutionnel remplissait ses colonnes pendant les journées de juin 1848. En somme, les coquins, les évêques, les sergents de ville et les réactionnaires bleus, blancs, de toute nuance, ont accumulé, au sujet de Clamecy et de Marmande, tous les mots les plus horribles de la langue : férocité, tortures, poignets sciés, ventre ouvert, entrailles mises à nu, danse infernale, mégères, brigands, assassins, sauvages, anthropophages, cannibales, bêtes fauves, etc. La vérité, vérité juridiquement établie, est que deux blessés, l’un à Clamecy, l’autre à Marmande, ont été frappés à terre… l’un par un fou, l’autre par un épileptique.

 

Il reste prouvé, juridiquement prouvé que les circonstances atroces dont la presse élyséenne avait entouré ces actes et fait tant de bruit sont d’exécrables mensonges.

 

Nous avons donné quelques développements à ces explications pour que l’on juge bien ce qu’est le fantôme de la jacquerie dressé par les experts en diffamation politique. Ils ont pris des couleurs si sombres, des accents si lamentables que les moins crédules de nos adversaires hésitent pendant que les peureux s’effarent et condamnent tout un parti sans le connaître. Il ne tiendra pas à nous que la lumière ne se fasse ; nous disons les choses telles qu’elles sont, nous mettons les faussaires de l’ordre en plein jour, nous avons droit d’espérer qu’à la fin les hommes sincères de toute opinion, en les voyant si souvent pris en flagrant délit d’imposture, leur retireront toute créance.

Oui, l’Europe vous jugera tous, elle jugera l’attaque et la défense. A côté des faits complètement isolés, complètement individuels de Marmande et de Clamecy, tels qu’ils sont en réalité, à côté même de ceux de Bédarieux, elle mettra le blessé de la barricade de Montorgueil, recevant à terre onze coups de baïonnette ; elle mettra le malheureux Bernier abattu d’un coup de carabine sur le Pont-Neuf et jeté tout vivant dans la Seine ; elle mettra la femme fusillée au milieu de Paris ; elle mettra les tueries sauvages des boulevards ; elle mettra les trente cadavres d’hommes inoffensifs couchés sur l’asphalte devant Tortoni par le colonel Rochefort ; elle mettra le massacre des prisonniers impitoyablement organisé sur toute la surface de la France ; elle mettra l’échafaud de Cirasse, de Cuisinier, du noble Charlet, et elle dira qui, des républicains ou des bonapartistes, éprouve le plus la sainte horreur du sang répandu. Nous attendrons en paix son jugement et celui de l’histoire.

Quand rien ne peut servir de texte aux insulteurs de la nation conquise, ils présument le mal pour épouvanter leurs bénévoles lecteurs. Ainsi la Patrie du 15 décembre s’exprimait en ces termes sur la présence des constitutionnels à Digne : « Un de nos correspondants nous écrit que la ville entière frémit encore d’épouvante à l’idée des malheurs qui auraient fondu sur elle, si l’insurrection en fût restée maîtresse pendant vingt-quatre heures de plus. On parlait déjà d’arrêter les prêtres, de dépouiller les églises et de partager entre les insurgés les jeunes femmes et les jeunes filles. »

 

« On parlait déjà, etc. » L’écrivain sait parfaitement que ce qu’il dit est faux, mais l’impression générale reste. Il n’en veut pas davantage. Les défenseurs de la Constitution passent certainement, aux yeux de beaucoup de personnes prévenues, pour avoir dépouillé les églises à Digne et s’être partagé les jeunes femmes et les jeunes filles !

 

On remarquera la même mise en scène dans la note suivante de Privas :

 

« … Ce n’était pas certes pour soutenir la Constitution que ce rassemblement s’était formé, ni pour réintégrer nos ex-représentants montagnards dans la jouissance de leurs vingt-cinq francs par jour ; c’était uniquement pour commettre des meurtres et pour piller. Les armes dont ils étaient porteurs et l’usage qu’ils en ont fait tout de suite prouvent assez- manifestement cette première intention. Quant au pillage, ils ont commencé dès Chaumérac à s’en montrer avides, puisqu’ils ont arrêté et pillé le courrier de Privas à Montélimar à son passage. »

Les mots meurtre et pillage reviennent quatre fois avec un lugubre fracas dans ces huit lignes. A propos de quoi ? De dépêches saisies. Mais alors il faut traiter de meurtriers et de pillards tous les militaires qui, en campagne, se servent de leurs armes et saisissent les estafettes de l’ennemi.

 

Citons deux derniers exemples des hideuses multiplications que l’on a faites du verbe piller et du substantif pillage : « Dans l’audience du 20 janvier, dit le Moniteur, devenu le journal des mensonges officiels, dans l’audience du 20 janvier du 2e conseil de guerre, séant à Montpellier, où se juge en ce moment l’affaire des troubles de Béziers, le procureur de la république est entré dans de grands détails sur l’organisation des sociétés secrètes… Le récipiendaire jurait de poursuivre le but de la société par l’assassinat, sans excepter celui DE SON PERE. On promettait le pillage aux affiliés choisis parmi les hommes qui ne respectent rien. Le mot d’ordre, assez significatif, était, dans les journées du 3 et du 4 : Jacquerie. Beaucoup de campagnards sont venus à Béziers avec des havre-sacs et des sacs à blé, dans l’intention de piller. La consigne était donnée de tirer sur tout ce qui portait habit ou paletot.

 

« Après ces détails exposés par l’accusation, l’audition des témoins a continué sans incident remarquable. »

 

De semblables choses ne se démentent-elles pas par l’excès même de leur stupide monstruosité ?

 

La République de Tarbes a dit, à son tour, le 16 décembre : « Les apôtres de la démagogie, pour entraîner les habitants des environs, leur promettaient deux heures de pillage à Bagnères. »

 

Les écrivains de la compagnie d’exploitation napoléonienne proclament donc qu’à Béziers les paysans sont venus au combat, non pas avec des armes, mais avec des sacs destinés à recueillir les fruits de la rapine ; qu’à Bagnères on les croyait assez infâmes pour que la promesse de deux heures de pillage parût un moyen de les entraîner ! Et il ne s’agit pas d’individus isolés, il s’agit de populations nombreuses : « Beaucoup de campagnards, les habitants des environs. » O aveuglement des mauvaises passions ! Ceux qui déshonorent à ce point les classes ouvrières et agricoles répètent tous les jours que les paysans et les ouvriers sont bonapartistes ! Les bandits, les jacques, étaient si nombreux, assure-t-on, que, sans l’héroïsme de M. Bonaparte, ils allaient dévorer la France. Et c’est du suffrage de ces myriades de scélérats qu’on prétend aujourd’hui tenir le droit de la gouverner !

 

Malgré leur attentive rouerie, les honnêtes gens se sont chargés eux-mêmes de souffler sur cette fantasmagorie des partageux et de la faire disparaître. Trouvant, un jour, avantageux de donner une amnistie pour les délits forestiers, ils ont motivé cette amnistie en ces termes :

 

« Considérant que les délits commis dans les forêts à toutes les époques de commotions politiques ne se sont pas reproduits lors des derniers événements, etc. » (Moniteur, 16 janvier.)

 

Est-ce clair ? Pour la première fois, la province se soulève d’elle-même. Sur plus de cent points de la France le peuple se rend maître de l’autorité insurgée, les gendarmes sont désarmés, et les préfets en fuite. On dit que c’est la jacquerie, la guerre des paysans contre les seigneurs, qui éclate au fond des départements ; et les forêts, ces joyaux de la grande propriété, sont plus ménagées qu’elles ne le furent jamais à aucune époque de troubles ! Il y a, dans une telle constatation, une inconséquence que les habiles ne pardonneront pas à son auteur, quel qu’il soit.

Un fait dont il n’a pas encore été parlé montrera quelle soif de pillage animait les jacques. Villeneuve (Lot-et-Garonne) était en leur pouvoir. Ne pouvant rien faire seuls dans ce petit chef-lieu, ils attendaient le soulèvement des grandes villes du Midi. Ils s’étonnaient particulièrement que Toulouse avec son Université ne s’ébranlât pas, lorsque leurs amis de cette ville leur donnèrent avis que, sur le point de prendre les armes, ils renonçaient à tout mouvement. — Pourquoi ? Parce que les nouvelles, reconnues depuis tout à fait fausses, leur apprenaient que des paysans avaient pillé Auch ! Nous tenons ce détail de MM. Phillips et Dubruel, aujourd’hui exilés comme deux des chefs de la résistance à Villeneuve.

 

Le sous-préfet de cette ville avait fui ; toutes les dépêches destinées à la sous-préfecture étaient ouvertes par le conseil municipal et lues, ainsi que les journaux, à la population impatiente d’avoir des nouvelles. « Il fallait voir, nous dit M. Phillips, avec quel frémissement de généreuse indignation tout notre monde accueillait les épithètes de pillards, d’anarchistes, de jacques appliquées à ceux qui s’étaient levés pour la défense de la Constitution ! Je dois constater à ce propos, ajoute M. Phillips, que toute notre population démocratique, population ardente, qui rend aux réactionnaires antipathie pour antipathie, n’a pas, depuis le 2 jusqu’au 10 décembre, qu’elle est restée maîtresse absolue de la ville, commis le moindre désordre, fait la moindre manifestation contre ses adversaires ni même prononcé une injure contre eux. »

En parlant de ce chef-lieu, il est bon du rappeler que le Journal de Lot et Garonne du 5 décembre, disait : « A Villeneuve, la plus basse démagogie est maîtresse de la ville. » Or, tout le conseil municipal était à la tête du mouvement, et la garde nationale tout entière s’était réorganisée spontanément pour le soutenir ; enfin, les trois chefs les plus actifs de la résistance étaient MM. Brondeau, Dubruel et Phillips, trois des propriétaires fonciers les plus aisés du département. M. Dubruel était, de plus, agent de change, président du tribunal de commerce, membre du conseil général et ancien constituant ; M. Phillips, ancien élève de l’école polytechnique, était un ingénieur des ponts et chaussées, révoqué quelques mois auparavant pour cause d’opinions républicaines socialistes ! Tels sont les hommes que M. Paul Preissac, le préfet, dans sa circulaire du 17 décembre, proclame des scélérats !

 

Le journal de M. P. Preissac a vu, dans ce département de Lot-et-Garonne, des faits de jacquerie véritablement épouvantables. Ainsi, le 5, il racontait « qu’une troupe de deux mille hommes, portant des sacs en cas de pillage, marcha sur Agen, pillant les fermes, ne respectant pas plus la demeure du paysan que celle du bourgeois, et s’attardant aux cabarets ; si bien qu’ils n’étaient plus que douze cents lorsqu’ils firent halte à cinq kilomètres d’Agen. Une reconnaissance ayant été poussée par le commandant de gendarmerie, accompagné de TROIS hommes, cette vue frappa de stupeur les douze cents hommes qui composaient encore la bande ; ils se replièrent en arrière et ne tardèrent pas à battre en retraite dans le plus grand désordre. Ainsi s’est terminée cette tentative de jacquerie. Les troupes et la gendarmerie ont été admirables de dévouement et d’énergie ! » Tout cela est signé Z. de Grenier ! Puis M. Z. de Grenier, sans s’apercevoir qu’il s’administre un démenti à lui-même, avoue qu’à la tête de ces terribles jacques « marchaient des hommes que leur position sociale aurait dû éloigner de ces nouveaux malandrins. » Enfin, pour donner plus de probabilité à leur fable, les pitoyables conteurs imaginent d’ajouter plus tard : « A Xaintrailles, il a été reconnu que tous les habitants de la commune, moins trois personnes impotentes, avaient suivi la colonne qui se dirigeait sur Agen. Ils avaient, en partant, averti la marquise de Lusignan qu’à leur retour ils fusilleraient tous ses gens dans la cour du château. » (Journal de Lot-et-Garonne, 11 décembre.)

 

Voilà donc une commune entière, moins trois impotents, qui n’est composée que de vils scélérats ! Par malheur, tous les pillés et fusillés des jacques ne se laissent pas faire, et le 15, le journal de la trahison était forcé d’insérer une lettre de madame Lusignan, qui disait :

 

« …Je dois à la vérité de déclarer hautement que mes gens du château, et ceux de toute ma propriété, ont été laissés complètement tranquilles ; que pas un n’a été sollicité de se joindre à la colonne, etc. ; qu’enfin je n’ai eu à me plaindre d’aucun mauvais procédé quelconque. »

 

La lumière se fera sur les ténèbres de décembre, et la France des conservateurs apprendra peu à peu combien elle fut trompée. On sait, par exemple, quel voile lugubre on a jeté sur Clamecy et les oeuvres de son comité révolutionnaire social. Eh bien ! voici la principale pièce émanée de ce comité de pillards et de cannibales. Elle a été produite devant le conseil du guerre de la Nièvre, qui a prononcé tant de condamnations à mort que son président, le colonel Martinprey, en est devenu général.

 

« Ordre du Comité.

 

 

La probité est une vertu des républicains.

 

Tout voleur ou pillard sera fusillé.

 

Tout détenteur d’armes qui, dans les douze heures, ne les aura pas déposées à la mairie ou qui ne les aura pas rendues, sera arrêté et détenu jusqu’à nouvel ordre.

 

Tout citoyen ivre sera désarmé et emprisonné.

 

Vive la république sociale !

 

 

LE COMITÉ RÉVOLUTIONNAIRE SOCIAL.

 

Clamecy, 7 décembre 1851 ».

 

 

En parcourant les débats de l’horrible procès de Bédarieux, nous y avons trouvé deux pièces qui servent aussi à mettre en évidence quels sont les véritables sentiments de ces ouvriers, de ces paysans, « tout prêts à se partager les dépouilles des riches. » Ces piètes émanent d’un artisan nommé Théolier, à cette heure en Afrique. Il parle tout seul au nom du peuple souverain, ni plus ni moins, et son style montre suffisamment qu’il appartient à ce que les faussaires de l’ordre appellent la catégorie la plus redoutable des socialistes, celle dont l’éducation ne peut refréner les appétits brutaux !

 

« PROCLAMATION.

 

 

Le peuple, victorieux aujourd’hui après la lutte, est obligé de veiller activement à la défense de l’ordre, de la propriété, de la famille. A cet effet, beaucoup d’ouvriers ont dû quitter leurs ateliers, leurs épouses, et leurs enfants, pour prouver que la révolution ne veut pas le pillage ni la ruine de la mère patrie !

 

Aujourd’hui, beaucoup de ces ouvriers souffrent, et le seul remède à leur souffrance, c’est du pain.

 

Il est donc nécessaire que les boulangers de Bédarieux qui possèdent les farines convenables cuisent immédiatement et fasse porter à la mairie tout le pain qu’ils auront cuit.

 

 

LE PEUPLE SOUVERAIN

 

Vive la République ! »

 

 

 

« PROCLAMATION.

 

 

Dans les révolutions, les uns viennent pour le bien, d’autres pour le mal ; que tous les honnêtes citoyens qui verront commettre le vol ou l’attentat à la pudeur sont priés de punir de mort les coupables.

 

LE PEUPLE SOUVERAIN. »

 

 

Quand on voit les hommes du peuple les plus incultes faire de pareilles proclamations au nom du peuple souverain, n’est-on pas bien coupable de se servir de leur nom comme d’un épouvantail ?

 

Oui ! bien coupables sont les pervers qui usent de la liberté d’écrire, d’écrire seuls, pour mêler, toujours ainsi, à leur polémique contre les masses les mots affreux d’assassinat, de brigandage et de viol : ils n’excitent pas seulement la haine des citoyens les uns contre les autres ; ils ne divisent pas seulement les deux grandes classes de la société ; ils compromettent encore profondément le caractère national. Si la France se composait aux trois quarts d’espèces d’animaux de proie guettant l’heure du carnage et de la destruction, de satyres en fureur prêts à se ruer sur les femmes, d’affiliés de sociétés secrètes jurant de poursuivre leur but « PAR L’ASSASSINAT et même le PARRICIDE ; » si elle ressemblait, en un mot, à la peinture qu’en font les bonapartistes, quel homme honnête, sur la surface du globe, ne prendrait un tel pays en exécration ?

 

C’est pourtant à l’aide de ces dégoûtantes niaiseries, et à force de les répéter chaque jour, à chaque heure, que l’on est parvenu à fausser l’opinion de quelques riches en France, et même en Europe, sur le caractère des socialistes. Nous avons vu des Belges et des Anglais tout surpris de nous trouver une figure humaine en apprenant que nous étions républicain-socialiste. Les habitants aisés de la Rome païenne étaient persuadés que les chrétiens réunis dans les profondeurs des catacombes buvaient le sang des petits enfants qu’ils sacrifiaient au nouveau dieu appelé Jésus ! Ces préventions absurdes de l’antique Rome contre les sectateurs du progrès, contre les socialistes d’alors, peuvent, dans une certaine mesure, se comprendre et s’excuser. La lumière se faisait difficilement dans ces temps. Le plus grave et le plus judicieux des historiens de l’époque, Tacite, croyait aux atroces pratiques des chrétiens. Mais de nos jours et sur des autorités telles que les Véron et les Romieu, croire encore aux élucubrations malhonnêtes du spectre rouge, c’est en vérité dépasser les limites de la crédulité. Pauvre humanité !… toujours dupe des hommes sans foi, toujours menée par les Pharisiens, toujours mettant le Christ en croix !

 

La presse réactionnaire, aujourd’hui à la solde des bonapartistes, ne fait que poursuivre une route tracée en 1848 par la rue du Poitiers, qui la payait alors. Depuis longtemps la majorité avait mis en jeu ces marionnettes dont elle a été la première victime. Les idées de tous ces hommes à visage tourné par derrière sont tellement contraires à l’esprit du siècle et de la nation, qu’ils ne peuvent gouverner sans effrayer la société. Ils ont besoin de la peur ; ils en ont fait un moyen d’administration. Comme les Chinois, ils peignent des monstres fantastiques sur leurs bannières, et malheureusement, il y a en France des Chinois qui s’épouvantent au défilé de ces ridicules images.

Sérieusement, qu’est-ce donc que les républicains ont fait pour que certaines gens aient si peur d’eux ? Voyez leur gouvernement, le Gouvernement provisoire ; examinez la conduite de leurs administrateurs ; lisez leurs journaux, leurs livres, leurs discours, et dites-nous, avec des preuves, non pas avec des allégations et des mensonges, dites-nous qu’est-ce que vous avez droit de leur reprocher pour autoriser vos terreurs. Il y a une chose incontestable, que personne ne niera. Lors de la révolution de février, ils ont été lés maîtres absolus de la situation sur la surface entière du pays : ils auraient pu tout ce qu’ils auraient voulu. Quel mal ont-ils voulu ? Quel mal ont-ils fait ? Où ont-ils touché à une caisse publique ? Quel château ont-ils mis à sac ? Quel adversaire ont-ils proscrit ? Quel sang ont-ils répandu ?

Malgré cela, la persistance mise à nous calomnier n’a que trop réussi ! Oui, nous le reconnaissons, il est vrai qu’un assez grand nombre d’esprits faibles ont fini par avoir peur des républicains et par croire à tous les forfaits des socialistes. Qu’y pouvons-nous ? Ce n’est point notre faute, c’est la leur. Puissent-ils se former, enfin, une opinion par eux-mêmes ! Nous avons dit, dans les chapitres précédents, la vérité sur la résistance de la province et de Paris, qu’ils jugent !

 

En ce qui nous concerne, quand un échappé de la prison pour dettes comme M. Saint-Arnaud nous accuse, dans ses proclamations, de vouloir « dépouiller les riches », nous sourions de pitié, cela ne nous empêchera pas de lui faire l’aumône lorsqu’il sera revenu au temps où il mettait, en personne, deux chemises de femme au mont-de-piété[1]. Mais nous sommes révolté d’entendre appeler « hordes sauvages » ce magnanime peuple de Paris, dont le premier acte de souveraineté, en 1848, a été d’abolir la peine de mort ; ce généreux peuple des départements et des campagnes qui, pouvant tout alors, n’a pas pris une pomme dans un jardin, ni touché à un cheveu de la tête d’un de ses ennemis. Combien il faut que les diffamateurs soient sûrs que la mansuétude éprouvée des républicaine ne se démentira jamais, pour ne pas craindre d’être un jour punis de leurs criminelles calomnies !

 

La France républicaine a été, en décembre 1851, ce qu’elle avait été en février 1848, ce qu’elle fut, ce qu’elle sera toujours, loyale, généreuse, intrépide, et ayant horreur des pillards. La jacquerie, dont parlent les pillards des vingt-cinq millions de la Banque, les voleurs de liste civile de douze millions, les preneurs aux places de quatre-vingt mille francs, les partageux de dotations de vingt et trente mille francs, la jacquerie n’est qu’une immense fantasmagorie imaginée pour flétrir la résistance que le 2 décembre a rencontrée sur toute la surface du pays.

 

Maintenant, par quels moyens les conspirateurs ont-ils étouffé cette résistance spontanée, noble, courageuse ? De quelle manière s’en sont-ils vengés ? Ici nous ne marcherons pas comme eux dans le vague et dans les ténèbres du mensonge ; c’est leurs propres aveux et leurs décrets à la main que nous les mettrons au ban du monde civilisé.

 

 


[1] Voir plus bas, chapitre : Ce que sont les conjurés du 2 décembre