HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 Victor Schoelcher

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome II

Chapitre VI : RÉSISTANCE DANS LES DÉPARTEMENTS

 § V. Marmande (Lot-et-Garonne)

Il nous reste à parler de Marmande, dont le nom défraye aussi les journaux de ceux qui, après avoir épouvanté la France par leurs fusillades, ont entrepris de la déshonorer, « en pratiquant le système de la calomnie sur une vaste échelle ». Le monument de Marmande (photo Christian Martin)

Le 3 décembre, après la publication de la dépêche télégraphique qui annonçait le coup de main des insolvables, une vive fermentation se manifesta dans la population de Marmande et des environs. Le soir, la majorité républicaine du conseil municipal apprend tout à coup que le maire était enfermé à l’hôtel de ville avec plusieurs fonctionnaires, et que l’hôtel de ville, sous la garde d’un petit nombre de gendarmes, était assiégé par une foule nombreuse et menaçante. Les conseillers courent à leur poste, apaisent la foule, et décident la convocation du conseil municipal, qui, par une délibération immédiate, appelle tous les citoyens à la résistance.

Cette délibération acheva de calmer le peuple, en lui donnant confiance dans la municipalité.

Le lendemain, de nouvelles dépêches, tout en annonçant les triomphes sanglants de l’armée sur la population parisienne, laissent cependant comprendre que la lutte s’engage.

Le maire s’est réfugié à la sous-préfecture, où le sous-préfet a convoqué les fonctionnaires avec quelques citoyens, et concentré toutes les brigades de gendarmerie de l’arrondissement.

Les plus exaltés parmi les habitants de Marmande et ceux des communes voisines accourus en grand nombre, veulent prendre immédiatement les armes et emporter la sous-préfecture d’assaut. A la nuit, une collision est devenue imminente, lorsque, sur la médiation de M. Vergnes, avocat, membre du conseil général, ancien membre de l’Assemblée constituante, de M. Baccarisse, avoué, ex-commandant de la garde nationale, et de plusieurs autres citoyens, un armistice est conclu avec l’autorité jusqu’à l’arrivée des nouvelles du lendemain.

Il demeure convenu que le peuple respectera l’hôtel de la sous-préfecture, mais que la garde de la ville lui sera remise; que la milice citoyenne sera reconstituée sur l’ancien pied ; que les armes des gardes nationales de l’arrondissement qui avaient été dissoutes leur seront rendues (ces armes étaient encore déposées à la sous-préfecture) ; que le conseil municipal sera assemblé le lendemain matin de bonne heure pour aviser à la situation ; qu’enfin des postes mixtes, composés de gendarmes et de gardes nationaux, seront établis à toutes les issues de la ville pour empêcher l’introduction d’aucune force armée de part ni d’autre.

En exécution de cette convention, M. le sous-préfet se transporta à Sainte-Bazeille, pour donner l’ordre d’y caserner la troupe de ligne qui, sur sa demande, avait pu être envoyée de Bordeaux à son secours.

Le lendemain, 5 décembre, devant le conseil réuni, le maire, reconnaissant son impuissance, donne sa démission, ses adjoints en font autant, et le conseil, à l’unanimité, nomme M. Vergnes président d’une commission municipale provisoire, et lui adjoint MM. Mouron, négociant, et Goyneau, avoué.

La commission, aussitôt installée, rédige et publie une courte et vive proclamation, dans laquelle elle rappelle les termes de la Constitution et les devoirs des citoyens. Le but de cette commission était de maintenir l’ordre et de faire exécuter la délibération du conseil municipal qui conviait les citoyens à la résistance : elle engageait elle-même tous les hommes de bien à l’assister dans l’accomplissement de cette tâche.

Le commandant de la garde nationale, M. Baccarisse, comprenant combien l’expérience d’un militaire est nécessaire dans des circonstances aussi graves, présenta à la commission M. le commandant Peyronny que le bruit des événements avait attiré à Marmande.

M. Peyronny avait été un des plus brillants officiers de l’armée d’Afrique. Dans deux occasions, il avait été candidat de la démocratie aux élections pour l’Assemblée nationale ; il avait obtenu plus de quarante mille suffrages. Son amour de l’ordre véritable, sa bravoure à toute épreuve, ses convictions républicaines étaient connues dans le pays. La commission provisoire l’engagea donc à se charger de l’organisation et du commandement supérieur de la garde nationale de Marmande et des environs.

On trouva enclouées les deux pièces de canon que possédait la ville ; elles furent aussitôt remises en état. Les armes emmagasinées à la sous-préfecture furent remontées et livrées aux gardes nationaux. Des réquisitions faites par le président de la commission réunirent à la commune toutes les poudres existantes chez les débitants, et toutes les matières propres à en préparer de nouvelles. Une fabrique de poudre fut établie à la mairie, et la compagnie d’artillerie de la garde nationale fut occupée à la confection de gargousses et de cartouches.

D’un autre côté, les proclamations de la commission et un ordre du jour du commandant Peyronny furent envoyés dans les principales communes de l’arrondissement de Marmande et des arrondissements voisins, pour les exciter à joindre leurs efforts à ceux de la ville de Marmande. Plus de vingt communes commencèrent à s’organiser, et quelques gardes nationales voisines vinrent se faire passer en revue au chef-lieu par le commandant Peyronny.

Des correspondances par estafettes, d’étape en étape, furent organisées avec Agen, Villeneuve, Nérac et Bordeaux.

Marmande présentait ainsi pour la défense de la Constitution un bataillon de six cents hommes résolus, équipés, approvisionnés, s’appuyant sur une masse au moins double de gardes nationaux des environs. Ces forces pouvaient être reliées avec celles de Villeneuve, d’Agen, et même de la Réole qui semblait n’attendre qu’une impulsion pour faire son mouvement.

Cependant, le maire et le sous-préfet de Marmande quittèrent la ville le 5 ; la gendarmerie de tout l’arrondissement, qui d’abord y avait été concentrée, se retira de l’autre côté de la Garonne, à Couthures, et plus tard à la Réole. Les nouvelles de Paris devenaient chaque jour plus alarmantes.

Villeneuve avait énergiquement opéré sou mouvement dès le 2 décembre. Son conseil municipal, entièrement composé de démocrates, avait, à la réception de la dépêche télégraphique, proclamé la déchéance du président parjure, réorganisé la garde nationale dissoute, et mis le sous-préfet sous la surveillance d’une commission prise dans son sein. Néanmoins les événements marchaient si vite qu’il fut impossible de lier aussitôt qu’il l’eût fallu la résistance de Villeneuve à celle de Marmande. Il en était de même pour l’arrondissement de Nérac. Les campagnes soulevées spontanément, avaient, dès le 4 ou le 5, porté une colonne de mille hommes sur Agen, d’où elles furent repoussées par un contrordre[1] ; quelques petites villes s’étaient également prononcées ; mais partout le défaut de liaison, le temps ayant manqué au milieu d’une surprise sans exemple, empêchait une prompte organisation.

D’un autre côté, la population ouvrière de Bordeaux, malgré la faiblesse de la garnison qui pesait sur elle, avait nettement refusé de s’associer au mouvement, en répondant « que le coup d’état frappait l’aristocratie et ne la regardait pas. » Agen, la Rêole, Saint-Macaire, Langon, villes sur lesquelles on devait compter, ne remuaient pas ; elles se trouvaient paralysées par l’apathie dont Bordeaux donnait l’exemple.

Il était facile de prévoir dès lors que les forces constitutionnelles de Marmande, restant presque isolées, ne pourraient rien. La garnison de Bordeaux, dégagée par la complète neutralité de la population de cette ville, et par la cessation de toute lutte à Paris, ne tarderait pas à être lancée sur le point le plus voisin où la résistance s’était organisée, et Marmande subirait les premiers coups sans avoir eu le temps de recevoir de renforts.

Aussi un profond découragement s’empara-t-il des amis de la loi, d’abord si dévoués, si résolus.

Dans cette conjoncture grave, la commission municipale jugea nécessaire de consulter la garde nationale elle-même. Une grande revue fut ordonnée pour le lendemain, dimanche 7 décembre. Chaque capitaine demanda que tous les hommes de sa compagnie décidés à combattre, malgré les circonstances, les troupes qui pouvaient arriver de Bordeaux d’un moment à l’autre, sortissent des rangs et vinssent se faire inscrire. Disons-le, à l’honneur de Marmande, dans son bataillon de 600 hommes il s’en trouva 200 qui acceptèrent cette lutte désespérée. Un conseil de guerre fut assemblé le soir. On y décida que l’on abandonnerait la ville pour occuper, dans la campagne, des positions où il fût possible de tenir les troupes en échec. Rester dans la ville était exposer, si elle était prise, tous ces braves gens à être assassinés jusqu’au dernier, en vertu des sanguinaires proclamations des insurgés, qui commandaient de fusiller tout homme pris les armes à la main.

Pendant la délibération du conseil de guerre, vers deux heures du matin, eut lieu un incident grave. Nous sommes obligé de le dire, l’ancien commandant de la garde nationale avait disparu avec sa famille. Cette circonstance fit un moment croire à la trahison de tous les chefs, et excita une de ces fermentations subites qui peuvent amener en quelques instants les plus grands malheurs. Mais M. Peyronny et M. Vergnes se présentèrent bientôt sur la place, où ils trouvèrent la majeure partie de la garde nationale déjà assemblée et dans une agitation extrême. Leur voix put cependant se faire entendre. La garde nationale reprit ses rangs, et M. Peyronny, pour dissiper entièrement l’effervescence, proposa de marcher aussitôt à la rencontre des troupes qui venaient attaquer Marmande. Cette résolution, adoptée d’enthousiasme, fut exécutée au chant de la Marseillaise.

Il était trois ou quatre heures du matin. La nuit régnait encore, lorsque les Marmandais arrivèrent à Sainte-Bazeille.

A peine les premières dispositions prises, se montra, sur la grande route et en face de la garde nationale massée en colonne, un corps de gendarmerie de trente ou quarante chevaux. Le commandant Peyronny se porta en avant avec témérité, et lança trois fois le cri de Qui vive ? La gendarmerie, sans répondre, se forma en bataille, et fit un feu de peloton principalement dirigé sur le commandant. Celui-ci échappa comme par miracle à cette grêle de balles, et n’eut que la visière de sa casquette traversée. Il se plaça alors vers la gauche, et, comme la gendarmerie, le sabre à la main, s’élançait pour charger la garde nationale, il commanda le feu. Le premier peloton, calme et ferme, tira ; le désordre se mit dans les rangs de la gendarmerie, qui tourna bride, abandonnant sur le terrain un brigadier grièvement touché à la cuisse et quelques chevaux tués ou blessés.

Dans le procès intenté au commandant Peyronny, on a tâché d’établir que l’agression était venue du côté de la garde nationale ; mais il résulte expressément de toutes les dépositions et d’une lettre du lieutenant de gendarmerie, M. Flayelle, publiée dans le journal l’Indicateur de Bordeaux du 21 décembre, que la gendarmerie chargea, sans explication ni sommation préalables, et que c’est pour repousser cette charge que la garde nationale fit feu. Ainsi partout les républicains ont eu la générosité de ne tirer jamais les premiers.

Malgré ce premier succès, quelques gardes nationaux se débandèrent, comme si tout était fini. M. Peyronny se hâta de ramener le reste, de remettre de l’ordre dans les rangs, et, voulant parer au danger d’un retour agressif de la gendarmerie dans la situation où il se trouvait sur une grande route, au milieu d’une plaine, avec des hommes sans habitude de la guerre, il les mena à travers champs sur une partie de la plaine accidentée par des ruisseaux, des ravins et des chemins creux.

Deux cents hommes environ le suivirent avec M. Vergnes sur les hauteurs de Castelnau où ils firent halte. Mais, au milieu de ces populations rurales, d’abord si animées, le découragement avait fait plus de progrès encore qu’à Marmande. Quelques paysans seulement se joignirent aux défenseurs de la Constitution.

Le commandant se porta alors à Coubon et fit faire une nouvelle halte. Là il trouva plus de découragement encore qu’à Castelnau : chacun se disait que, les grandes villes ne faisant rien, on s’exposait inutilement. Sa troupe elle-même, impressionnée par ce qu’elle voyait, s’était graduellement réduite à cinquante ou soixante combattants déterminés à mourir. M. Peyronny leur remontra l’impossibilité de soutenir la lutte, du moins en ce moment, et les engagea à rentrer chez eux en rapportant leurs armes, qu’un bon soldat, leur dit-il, ne doit jamais abandonner. Ainsi firent-ils sans accident. Pendant que leur petit bataillon avait occupé les hauteurs de Castelnau et de Coubon, la colonne expéditionnaire envoyée de Bordeaux, alarmée de la défaite de la gendarmerie, avait pris les plus grandes précautions pour avancer de Sainte-Bazeille à Marmande. Elle ne pénétra en effet dans la ville qu’à deux heures après-midi, alors que les Marmandais étaient déjà rentrés chez eux par des chemins détournés.

Ce soulèvement aurait pu devenir, avec un chef comme M. Peyronny, une chose considérable, si les grands centres environnants avaient agi ; il se dispersa devant la certitude de ne pouvoir continuer la lutte avec utilité, mais il n’en est pas moins un titre de gloire pour Marmande.

Tout fut sérieux, digne, énergique dans la résistance de cette petite ville ; nous devons le dire plus particulièrement pour elle, parce qu’elle a été plus particulièrement en butte aux attaques de la presse réactionnaire.

L’épisode du gendarme Gardette, dont nous parlerons dans le chapitre suivant et auquel nos ennemis, selon leur fatale tactique habituelle, ont voulu donner un caractère de férocité, n’enlèverait point, fût-il même ce qu’on a dit, au mouvement de Marmande son cachet hautement honorable. Nous nions formellement les cruautés qui auraient été commises sur le gendarme Gardette ; nous les nions parce que, dans l’intimité où l’on avoue les propres torts de son parti, nos amis nous ont affirmé qu’elles n’avaient point été commises ; mais, admettant même leur existence, nous disons que la violence de deux ou trois n’effacera pas le mérite de la modération de tous.

Que l’on y songe bien, c’est la garde nationale tout entière et la municipalité tout entière de Marmande qui se sont levées ; l’armistice conclu entre le sous-préfet et M. Vergnes ne s’explique que par cette unanimité même ; on ne fait pas de traités avec des bandits. Que l’on y songe donc bien en cherchant à déshonorer le mouvement de Marmande, on déshonore en réalité tous les partis.

Il est regrettable, bien regrettable assurément, que M. Peyronny, abattu par les souffrances d’une longue détention, obsédé par sa famille et ses défenseurs, ait renié tous ses devoirs. Mais cette trahison ne saurait prévaloir sur l’évidence palpable des faits. On a vu trop souvent des soldats capables d’affronter mille morts succomber terrifiés devant une crainte chimérique. Le courage civil est le plus rare de tous les courages. Braver les triomphateurs n’est pas donné à toutes les âmes. M. Peyronny en est un triste exemple. Chose bizarre, il a poussé la faiblesse jusqu’à s’accuser de lâcheté ! Pour éviter une dégradation officielle, qui n’aurait pas touché son honneur puisqu’elle partait de juges de commande, il s’est dégradé de ses propres mains. Il mérite aujourd’hui sa condamnation flétrissante, non pour ce qu’il a fait à Marmande, mais pour ce qu’il a dit devant ceux qui s’arrogeaient le droit de le juger. Il n’a pas craint de présenter le corps dont il fut le chef comme un ramas de pillards et de forcenés qui l’auraient mis en avant le couteau sur la gorge. L’intrépidité de M. Peyronny, l’officier renommé par sa vaillance, suffit seule à démentir M. Peyronny l’accusé. Il est de ceux qui peuvent avoir peur du jugement du premier conseil de guerre venu, mais non pas de ceux qui se laisseraient forcer la main par une poignée de misérables, et qui se chargeraient de diriger leurs coupables entreprises pour éviter leurs poignards.

M. le chef de bataillon Peyronny avait été mieux inspiré quand, de lui-même, livré à ses propres instincts, dans le premier interrogatoire qui suivit son arrestation, il maintint la légalité et l’honorabilité de ses actes. Non, il n’est pas vrai que Marmande, sous la protection de sa garde nationale, avec des hommes comme tous ceux qui se glorifient de s’être trouvés à la tête du mouvement, ait subi aucune violence, ait eu rien à redouter des prétendus brigands venus du dehors.

Ce qu’il faut proclamer, au contraire, à l’honneur de la population de Marmande, c’est qu’elle avait spontanément embrassé le seul système de résistance qui put sauver les libertés publiques, et que si partout, à Paris surtout, on eût pris une semblable position, l’inexorable discipline militaire elle-même aurait reculé devant une telle attitude. L’armée n’aurait jamais consenti à entreprendre une guerre odieuse, impie, fratricide, contre les gardes nationales debout en vertu du droit, et défendant la loi sous le commandement des autorités municipales.

Nous nous sommes attachés à dire les événements de Clamecy, du Donjon, des Basses-Alpes, du Var et de Marmande, parce que ce sont les cinq points où les défenseurs de la loi, qui montrèrent tous et partout le même courage, ont été le plus odieusement calomniés.

 

Nous ne pouvons faire l’historique général des mille soulèvements partiels de la province ; il nous faudrait beaucoup de temps et de matériaux qui nous manquent. Il suffit de constater que la France presque entière a résisté à l’attentat du 2 décembre. Malgré la force militaire dont la horde des coquins disposait, malgré la complicité et l’influence des autorités, elle a été obligée, pour vaincre, de mettre en état de siége, c’est-à-dire, de livrer au tranchant du sabre, TRENTE-DEUX départements : Rhône, Drôme, Isère, Ain, Loire, Ardèche, Cher, Nièvre, Seine, Seine-et-Oise, Seine-Inférieure, Oise, Loiret, Loir-et-Cher, Eure-et-Loir, Eure, Yonne, Aube, Saône-et-Loire, Allier, Gard, Hérault, Basses-Alpes, Lot, Lot-et-Garonne, Var, Gironde, Bas-Rhin, Jura, Gers, Aveyron, Vaucluse.

Que l’on juge, par là, de l’animadversion qu’excitèrent, d’un bout du pays à l’autre, dans toutes les têtes honnêtes, le parjure et la révolte du pouvoir. Trente-deux départements en état de siége ! Cela signifie qu’au fond de trente-deux départements, surpris tout à coup par l’invasion des barbares, la résistance fut assez énergique et prit des proportions assez considérables pour qu’on ne pût la vaincre sans recourir aux dernières violences de la force. Cela signifie qu’au fond de trente-deux départements les patriotes ont pris les armes sans attendre Paris, sans calculer que, Paris vaincu ou ne faisant rien, ils seraient, eux, impitoyablement décimés. Quel éclatant témoignage rendu à leur vaillance ! Ils se sont perdus, mais sur tous les chemins du monde où les jettera la proscription, ils porteront la gloire d’avoir pour leur part contribué à sauver l’honneur de la nation et de la démocratie.

Le monde, en les voyant, reconnaîtra aussi qu’en France la politique a pris une face nouvelle. Jusqu’à cette heure, les ennemis de la liberté avaient cru suffisant de frapper quelques chefs pour se conserver. Maintenant, rien de semblable.

La proscription n’a jamais atteint plus de chefs, mais elle n’avait jamais non plus été faucher, comme aujourd’hui, jusqu’au sein des couches les plus obscures et les plus pacifiques de la  société. Ce n’est pas seulement dans les ateliers, dans les mansardes des cités, qu’elle a été répandre la désolation et la misère, mais bien aussi au fond des chaumières ! Le dernier des villages, comme la capitale, a subi l’effet des peurs napoléoniennes.

Au nombre des huit cents bannis qui disputent à Londres leur existence à toutes les difficultés de l’exil, à côté des ouvriers de Paris, de Lyon, des grands centres industriels, l’Angleterre étonnée voit tous les jours des paysans, des vignerons qui n’avaient jamais foulé le pavé d’une ville.

C’est que partout, aujourd’hui, dans notre patrie, du nord au sud, de l’est à l’ouest, l’idée démocratique et sociale a des adeptes, des défenseurs et des soldats.

De leur soulèvement général, dès qu’éclata le crime du 2 décembre, il reste un fait grand, capital, de la plus haute signification, que nous avons déjà indiqué au commencement de ce chapitre : l’intervention de la Province dans les affaires publiques.

La province avait toujours laissé tout se juger, se faire, se décider à Paris. Cette fois, villes et campagnes ont dit : « Cela nous regarde » ; villes et campagnes ont agi. Les laboureurs sont entrés dans la lice : notaires, pharmaciens, avoués, médecins, négociants, marchands, propriétaires se sont mis à la tête de la résistance, ils l’ont provoquée et conduite. C’est l’avènement à la politique active de plusieurs classes de citoyens qui, jusqu’à cette heure, s’étaient en quelque sorte abstenues.

Nous signalons cette participation efficiente des populations rurales et de la bourgeoisie départementale aux combats de décembre, comme pleine de promesses et de bons espoirs pour l’avenir. La province sait maintenant ce qu’elle a à faire. Qu’au mouvement prochain, destiné à chasser les barbares, elle suive tout entière le noble exemple plus particulièrement donné par le Var, les Basses-Alpes, le Lot-et-Garonne, une partie de la Nièvre et de l’Allier; que tous les hommes de bien, tous les patriotes se lèvent en masse, et quelles que soient les forces amassées à Paris pour écraser la capitale, la démocratie l’emportera par sa puissance morale même, par le seul poids de son nombre. Le jour où tous les citoyens, sans exception, bourgeois, paysans, ouvriers, citadins et campagnards, riches et pauvres prendront part aux troubles civils, la démocratie, ayant alors pour elle tout ensemble la raison, le droit et les gros bataillons, ne tardera pas à gagner une victoire utile aux uns comme aux autres, profitable à tous sans distinction : la victoire de l’égalité, de la liberté et de la fraternité !

                               


[1] Il reste encore à savoir pourquoi les démocrates d’Agen, loin de se mettre sur pied, engagèrent à rétrograder la colonne qui marchait à leur aide.