HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 

 Victor Schoelcher

 

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome I

Chapitre IV : La Résistance à Paris

§ VII.

 

Il faut le dire, il faut que la France et l’Europe le sachent, l’initiative et la responsabilité de cette guerre d’extermination reviennent tout entières aux conjurés de l’Elysée. Dès le 3 décembre, ils affichaient leurs farouches projets. Après leurs premières barricades que les représentants du peuple inaugurèrent de leur sang, le guerrier du guet-apens publiait la proclamation suivante :

 

« Habitants de Paris,

 

 

Les ennemis de l’ordre et de la société ont engagé la lutte. Ce n’est pas le gouvernement qu’ils combattent ; ils veulent le pillage et la destruction.

 

Que les bons citoyens s’unissent au nom de la société et des familles menacées.

 

Restez calmes, habitants de Paris ! Pas de curieux inutiles dans les rues ; ils gênent les mouvements des braves soldats qui vous protègent de leurs baïonnettes.

 

Le ministre de la guerre,

 

Vu la loi sur l’état de siége,

 

Arrête :

 

Tout individu pris construisant des barricades, ou défendant une barricade, ou les armes à la main, SERA FUSILLÉ.

 

Paris, le 3 décembre 1851.

 

 

DE SAINT-ARNAUD. »

 

 

Mettons de côté pour un moment tout ce qu’il y a de sauvage, d’offensant pour l’humanité et la civilisation dans ces exécutions sommaires appliquées à des actes de guerre civile. Examinons-les au simple point de vue du bon sens, et nous verrons qu’en définitive cette proclamation se réduit à ceci : « Quiconque défendra, les armes à la main, la Constitution, que nous violons à main armée, sera fusillé ! » O défenseurs de la civilisation !

 

L’art. 68 de la Constitution dit : « Toute mesure par laquelle le président de la république dissout l’Assemblée est un crime de haute trahison. » L’article 110 ajoute : « L’Assemblée nationale confie le dépôt de la présente Constitution et des droits qu’elle consacre à la garde nationale et au patriotisme de tous les Français. »

 

Or, le président de la république dissout l’Assemblée. En vertu de l’article 68, l’Assemblée nationale prononce sa déchéance. La haute cour le met en accusation pour crime de haute trahison. Des citoyens auxquels l’article 110 confie le dépôt de la Constitution prennent les armes pour la défendre. L’ex-président, en révolte ouverte contre les lois, contre la représentation nationale, contre la justice, soutient son crime à coups de canon ; vingt cinq jours plus tard, le 1er janvier 1852, à des éloges furieux de M. Baroche, avocat, magistrat, ministre de la justice, par conséquent l’homme de la légalité s’il en fut, il réplique textuellement : « La France a répondu à l’appel loyal que je lui avais fait. Elle a compris que je n’étais SORTI DE LA LÉGALITÉ que pour entrer dans le droit. Plus de sept millions de suffrages viennent de M’ABSOUDRE, etc. »

 

L’ex-président confesse donc lui-même, par sa propre bouche, qu’il a violé la loi le 2 décembre, qu’il est sorti de la légalité ; il reconnaît, en outre, que c’était bien un crime, puisqu’il ajoute en avoir été absous. Et cependant, les citoyens, ouvriers, bourgeois, représentants du peuple, qui prêtèrent main-forte à la Constitution, main-forte à l’Assemblée, main-forte à la haute cour, « sont des ennemis de l’ordre et de la civilisation, qui engagent la lutte, qui menacent les familles ; » et il faut « LES FUSILLER au nom de la société en légitime défense ! » C’est M. Leroy, dit de Saint-Arnaud, qui le déclare ; c’est M. Leroy l’escroc, M. Leroy l’ami de M. Bonaparte, qui nous impute publiquement « de vouloir le pillage et la destruction ! »

 

Le langage du ministre des insurgés parait plus repoussant encore, quand on sait qu’il ne dit pas ce qu’il pense ; il n’a pas même pour excuse de croire, comme certains fanatiques de l’ordre, que ceux qu’il ordonne de fusiller étaient des brigands. On en trouve la preuve dans la note suivante, que nous devons à M. Domengé :

 

« M. Leroy Saint-Arnaud, dans une visite qu’il fit à l’Ecole polytechnique le jour même de la lutte, déclara devant les employés de la maison (adjudants, professeurs, répétiteurs) qu’il serait, le soir, maître de la situation, parce que le peuple ne bougeait pas et « qu’une partie seulement de la bourgeoisie s’était battue. » Il ajouta que l’affaire la plus chaude avait été celle du boulevard, où, dit-il, « une quarantaine de jeunes gens appartenant aux meilleures familles avaient été tués. » Ce propos m’a été personnellement rapporté par l’un de nos plus remarquables savants, répétiteur à l’Ecole polytechnique, qui venait de l’entendre à l’instant même de la bouche du général. Il peut être utile de rapprocher ce fait des proclamations où M. Saint-Arnaud dénonçait les insurgés à la France comme « l’écume de la population armée pour le pillage. »

 

Digne ministre de l’assassin de Boulogne, M. Leroy dit de Saint-Arnaud sue le sang, chacune de ses paroles est un voeu de carnage : quelques jours après le 2 décembre, il envoyait cette dépêche aux généraux commandant les divisions militaires (Patrie, 12 décembre) :

 

« Toute insurrection armée a cessé dans Paris par une répression vigoureuse. La même énergie aura les mêmes résultats partout.

Des bandes qui apportent le pillage, le viol s et l’incendie se mettent hors la loi. Avec elles, on ne parlemente pas, on ne fait pas de sommation : on les attaque, on les disperse.

 

Tout ce qui résiste doit être FUSILLÉ au nom de la société en légitime défense.

 

Le ministre de la guerre,

 

Signé : De SAINT-ARNAUD. »

 

 

Qu’est-ce que les proclamations de Radetzki, qui vouèrent son nom à l’exécration de l’univers, ont de plus hideux que celles du ministre de l’Elysée ?

 

Pour M. Maupas, ce ne fut point encore assez de fusiller les barricadeurs, il condamna à mort les citoyens les moins hostiles, pour crime de rassemblement et même de stationnement.

Le 4, il ensanglantait les mues de Paris de l’ordonnance suivante :

 

 

« Habitants de Paris,

 

 

Comme nous, vous voulez l’ordre et la  paix, comme nous, vous êtes impatients d’en finir avec cette poignée de factieux qui lèvent depuis hier le drapeau de l’insurrection, etc., etc.

 

L’état de siège est décrété.

 

Le moment est venu d’en appliquer les conséquences rigoureuses.

Usant des pouvoirs qu’il nous donne, nous préfet de police, arrêtons :

 

Art. 1er, …

 

Art. 2. Le stationnement des piétons sur la voie publique et la formation des groupes sont absolument interdits ; ils seront, SANS SOMMATION, dispersés par les armes.

 

Que les citoyens paisibles restent à leurs logis ; il y aurait péril sérieux à contrevenir aux dispositions arrêtées.

 

Fait à Paris, le 4 décembre 1851.

 

 

Le préfet de police,

 

DE MAUPAS. »