HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 

 Victor Schoelcher

 

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome I

Chapitre IV : La Résistance à Paris

§ VI.

 

En province, on n’a pas moins prodigué le canon, on n’a pas observé avec une ponctualité moins sauvage le mot d’ordre : FUSILLER. Les chefs avaient été bien choisis ; ils ont tous fait ce qu’on attendait d’eux, et, en vérité, l’on peut s’étonner qu’il y ait tant d’hommes cruels en France.

Citons :

 

« Les insurgés (en province comme à Paris, les révoltés du 2 décembre affectent de donner ce nom, qu’eux seuls méritent, aux Citoyens armés pour la défense des lois), les insurgés, à deux kilomètres de Crest (Drôme), furent aperçus se déployant en longues files à droite et à gauche de la reconnaissance ; leur nombre n’était pas moindre de dix-huit cents à deux mille, et l’on distinguait parfaitement leurs cris, leurs menaces. Deux coups d’obusier, qui portèrent juste, les arrêtèrent d’abord. Mais la fusillade s’engagea bientôt, et deux chevaux de la pièce furent blessés. Ces forcenés s’avançant avec une grande résolution pour tourner la position, le commandant ordonna la retraite et fit occuper fortement une barricade formant tête de pont sur la Drôme, et où la pièce de huit se tenait prête à agir.

 

L’obusier fut placé sur le quai intérieur de la ville, de manière à battre la route qui, à une longueur de cent mètres, débouche sur la Drôme, perpendiculairement au quai. Les défenseurs des autres ouvrages sur le périmètre de la ville occupèrent aussi les points assignés, et tous se tinrent prêts à bien faire leur devoir.

 

Au bout de vingt minutes, une colonne d’insurgés se présenta bien unie, et s’avançait en masse compacte pour déboucher sur la petite place où était située la première barricade formant tête de pont. L’obusier fit feu et la mitraille, tirée tout au plus à deux cents mètres, fit un grand effet. On vit tomber un grand nombre d’ennemis, et, à compter de ce moment, la route fut évacuée, et aucune bande n’osa plus s’y montrer. — … Mais d’autres masses d’insurgés avaient gagné les bords de la Drôme et s’avançaient résolument sur la digue. L’obusier fut alors dirigé de ce côté, etc. » — (Rapport du général Lapène, 13 décembre)[1]

 

« A Villeneuve-sur-Lot, M. le sous-préfet Vesine-Larue n’a pu contenir la municipalité qui s’est ruée tout entière sur la sous-préfecture, et a contraint ce magistrat à s’adjoindre une commission de dix membres pour administrer l’arrondissement. La municipalité de Villeneuve est rouge entièrement. A peine cette fâcheuse équipée était-elle connue, que M. le préfet a mandé à M. Vesine-Larue l’ordre de faire FUSILLER les municipaux qui voudraient s’immiscer dans l’administration pour troubler le pays. CET ORDRE A RAMENÉ LE CALME. » (Journal de Lot-et-Garonne, 10 décembre.)

 

« … Les insurgés de Clamecy envoyèrent des parlementaires qui ne furent point écoutés, et des éclaireurs qui furent saisis et FUSILLÉS. Ils se décidèrent alors à attaquer la troupe, etc. » (Patrie, 15 décembre.)

 

« On écrit d’Aups, 12 décembre : Les révoltés ont fui à travers champs, et les cent cavaliers qui marchaient avec l’infanterie les ont poursuivis ET EN ONT FAIT UN GRAND MASSACRE. Sur les routes de Lorgues, Salerne, Toutour et Aups, on a vu plusieurs cadavres d’insurgés. La colonne A FUSILLÉ PRESQUE TOUS LES rebelles QU’ELLE A RENCONTRÉS. Les troupes se trouvaient à peu de distance d’Aups, lorsqu’elles aperçurent un homme à cheval, qui, en les voyant, partit au grand galop. Les cavaliers s’élancent à sa poursuite, l’atteignent, et reconnaissent en lui une estafette qui allait annoncer aux insurgés leur arrivée. La prendre et LA FUSILLER fut l’affaire d’un instant. » (Moniteur, 17 décembre.)

 

« Marseille, 12 décembre : Toutes les nouvelles reçues des colonnes expéditionnaires, dans les Basses-Alpes et le Var, sont des plus favorables ; partout où elles rencontrent les bandes d’insurgés, elles les attaquent, les dispersent, et PASSENT PAR LES ARMES tous ceux qui sont pris les armes à la main. » (Le Constitutionnel, 16 décembre.)

 

« Informé, à minuit, par un gendarme qui avait essuyé une décharge, qu’il y avait, à un kilomètre d’Avignon, un rassemblement qui attendait les bandes d’Apt, j’envoyai un piquet d’infanterie et de cavalerie pour les disperser. LE CHEF REÇUT L’ORDRE DE FUSILLER TOUT INDIVIDU PRIS LES ARMES A LA MAIN… Ayant appris à Lisle (près d’Avignon) qu’il y avait quelques bandes aux environs de Cavaillon, le commandant de France alla les y chercher ; il en rencontra une près de Cavaillon, il lui tua quelques hommes, reprit les drapeaux enlevés à la mairie de Lisle, et FIT FUSILLER DEUX OU TROIS INDIVIDUS qui tombèrent entre ses mains. » (Rapport du général d’Antist, 7 décembre. Patrie, 19 décembre.)

« A Saint-Etienne, la colonne du commandant Vinoy a fait également de bonnes prises ; HUIT individus, pris les armes à la main, ont été FUSILLÉS sans désemparer. » (Patrie, 22 décembre.)

 

« Nevers, 8 décembre : « Quelques troubles ont éclaté à Neuvy, petite commune de l’arrondissement de Cosne. Ils ont été réprimés avec énergie ; TROIS insurgés, pris les armes à la main, ont été FUSILLÉS. Tout est rentré dans l’ordre. » (Journal de Lot-et-Garonne, 11 décembre.)

Bornons-nous à ces quelques citations prises çà et là dans les journaux de l’ordre. Ce serait attrister inutilement le lecteur que de les multiplier autant qu’on le pourrait. Celles-ci suffisent à montrer quelle exécrable guerre les décembriseurs ont faite à la France qui se soulevait partout contre eux. Ils n’ont point reculé devant des actes dont rougirait une armée de Cosaques. Estafettes, éclaireurs, parlementaires, prisonniers, ils ont tout massacré impitoyablement, lâchement, contre les principes les plus vulgaires même des lois de la guerre. Et ils le publient, ils le signent !… Par ce qu’ils révèlent, jugez de ce qu’ils croient devoir celer ! Voilà ce que ces nouveaux Barbares appellent « rasseoir la société sur des hases solides et durables !… »

 

Comme détail, nous pouvons dire ici dans quelles circonstances furent massacrée les deux hommes dont parle le rapport du général d’Antist qu’on vient de lire à la page 355. Plusieurs républicains d’Avignon, instruits que toute la commune d’Apt s’était soulevée, sortirent de la ville avec leurs fusils pour aller se joindre aux défenseurs de la Constitution. Arrivés entre Notre-Dame-de-Lumière et Roubyon, Antoine Carle, qui devançait ses camarades d’une centaine de pas, reçut à un détour de la route, sans sommation, par surprise, une décharge qui le tua. Ses compagnons descendirent aussitôt dans un ravin, et ils reconnurent ensuite, en se jetant au milieu des broussailles de la petite montagne de Byberon, qu’il y avait là 250 à 300 hommes du 53e de ligne. Il leur devenait impossible de pousser plus avant, ils résolurent de retourner chez eux. En passant à Lisle, ils eurent à se défendre contre des hussards du 3e régiment auxquels s’étaient réunis les carlistes de l’endroit. Jacques Carle, maçon, frère d’Antoine Carle, tué la veille, reçut dans cet engagement un coup d’épée qui lui perça le bras gauche. Parvenus cependant à se dégager, ils se dirigeaient vers Cavaillon, lorsque, à 250 pas de la ville, ils distinguèrent des traces de sang et apprirent ce qui suit des paysans des environs. Deux patriotes fatigués se reposaient sur un tas de paille, à peu de distance de la route. Un escadron de hussards en marche de ce côté vit qu’ils avaient chacun un fusil, et leur demanda ce qu’ils faisaient là. — « Nous nous reposons. — Prenez vos armes et allez-vous-en. » Ils se lèvent, partent, mais ils n’avaient pas fait vingt pas qu’ils furent tués par une fusillade !

 

Noua tenons ce récit de Jacques Carle lui-même, aujourd’hui réfugié à Londres. Voilà comment M. France FIT FUSILLER DEUX HOMMES qui tombèrent entre ses mains. Si des exécutions sommaires de cette nature ne sont pas des assassinats, qu’est-ce qui méritera ce nom ?

 

Hélas ! nous pourrions citer bien des épisodes semblables de la guerre des méchants contre les bons. Les proclamations sanguinaires de leurs ministres, préfets et généraux, leurs récits multipliés des prétendues barbaries des Jacques, avaient exaspéré même des soldats jusqu’à la cruauté. Fournissons-en un dernier exemple. Nous prévenons le lecteur que ce qu’il va lire nous a été dit par la victime même de l’événement, le citoyen Avias, ancien soldat ; il comprend parfaitement toute la gravité des faits dont il dépose, et il les affirme sur l’honneur. Quant à nous, nous certifions avoir vu les cicatrices des blessures dont il parle ; elles sont énormes, effrayantes.

 

Le citoyen Avias, soldat au 11e dragons, abandonna son régiment à Marseille, au moment où l’armée française se disposait à marcher contre Rome. Il eut le trop rare courage d’aimer mieux porter le nom de déserteur que de tremper dans cette infâme et néfaste expédition. Réfugié à l’étranger, il rentra en France dès qu’il apprit l’attentat, malgré une condamnation à mort qui pesait sur sa tête. La résistance vaincue, il se dirigeait vers la frontière, le 11 décembre, avec une soixantaine d’hommes de son village (Jaugac, Ardèche) lorsque, à la Voulte (seize kilomètres de Valence), ils rencontrèrent un petit corps de 250 voltigeurs flanqué de cinq gendarmes à cheval. Arias et les siens se jettent dans les mûriers et les vignes du bord de la route, la troupe reste sur la chaussée, d’où elle échange des coups de fusil pendant une heure, craignant de s’engager dans les vignes avant de savoir à combien et à quel genre d’ennemis elle a affaire. Avias, alors, monte sur un mur pour voir la disposition des assaillants ; un garçon de 15 ans, qui se trouvait là, le suit par curiosité. A peine sont-ils en vue, le premier reçoit une balle qui lui fracasse le pied, et le second une autre balle qui lui traverse le bras. Ils tombent ; mais Avias a eu le temps de reconnaître la supériorité numérique des soldats, il crie « sauve qui peut ! » à ses amis. La troupe se lance à leur poursuite et découvre les deux blessés restés seuls. Un voltigeur s’approche d’Avias, qui fait le mort, et lui porte au bas des reins un coup de baïonnette qui pénètre de trois ou quatre pouces. Saisi de douleur, Avias se redresse ; le même homme lui donne en pleine face un second coup de baïonnette qui perce le nez et la lèvre. Le malheureux blessé retomba cette fois privé de connaissance. Mais il parait que ses adversaires étaient de grands bonapartistes, car Avias, en revenant à lui, se sentit une troisième blessure très-profonde entre la cinquième et la sixième côte. Enfin, on reconnut plus lard, à plusieurs empreintes de souliers ferrés sur ses habits, que les soldats avaient marché sur son corps qu’ils croyaient un cadavre !…

 

Lorsqu’il repris ses sens, il se trouva seul, se traîna au bord de la route et demanda secours à deux voituriers qui vinrent à passer. La terreur était si grande que les voituriers refusèrent d’abord : « Non, c’est impossible, mon pauvre homme ; nous nous ferions fusiller ! » Quel régime que celui où l’on répond ainsi à un blessé ! Quelle terrible accusation que ces mots pour les sauveurs de la société ! Heureusement, la compassion fut plus forte que la peur, ils le portèrent dans une maison voisine ! Là aussi il y avait des gens de coeur qui bravèrent les menaces de mort de toutes les proclamations pour ceux qui donneraient secours aux combattants. On lui fit un lit dans une cave, et quelques jours après on parvint à le transporter en Piémont où il subit l’amputation du pied droit.

Avant de recevoir le premier coup de baïonnette, le citoyen Avias avait entendu l’enfant frappé près de lui demander la vie à un gendarme qui l’avait découvert : « Ne me tuez pas ! criait l’enfant, ne me tuez pas ! » — « Ah ! gredin ! » répondit le gendarme, « tu vas payer pour les autres ! » Et il lui brûla la cervelle à bout portant !… On dit dans le pays que ce misérable s’appelle Barot ; avant d’être à Valence, il avait été longtemps à Saint-Péray. C’est un des gendarmes le plus gendarme que l’on puisse voir. Les gens de la localité le connaissent bien pour un vrai défenseur de l’ordre et de la famille, car il a fait, disent-ils, mourir sa femme à force de coups et de mauvais traitements. Nous trouvons la chose vraisemblable, puisqu’il a pu, lui père, tuer un enfant de 15 ans blessé ! Nous avons plusieurs fois demandé à Avias s’il était bien sûr que ce fût le gendarme Barot qu’on pût accuser ainsi ; il nous a répondu qu’il ne se trompait pas, que tout Valence et tout Saint-Péray savaient ce qu’il révélait…

 

On voit la conduite des sauveurs ; écoutons le langage des sauvés : « Espérons, écrit une modérée de Cuers à son frère, espérons mon cher ami, que la justice divine inspirera la justice humaine, et que la France sera bientôt délivrée de tous ces indignes citoyens. C’est, de l’avis de bien estimables personnes, le seul moyen de rendre à notre patrie le calme dont elle a besoin, et de la faire toujours marcher à la tête des nations civilisées. »

 

Le Courrier du Havre a trouvé ces voeux si pieux, et si touchants qu’il s’est empressé de les publier dans son numéro du 13 décembre.

La soif du sang éclate mieux encore dans une lettre de Marmande, signée Pasquier, publiée par l’Estafette du 14 décembre :

 

« Au moment où nous traçons ces lignes, nous entendons le tambour ; ce sont de nouvelles colonnes de paysans qui arrivent dans notre ville, et qui vont immédiatement se ranger en bataille dans les cloîtres de la sous-préfecture. On remarque avec émotion et enthousiasme M. le maire et M. le curé de Courdrot, fusil en main, en tête de plus de 300 hommes.

 

Rien n’est plus curieux et plus significatif que l’armement de quelques-uns de ces bons campagnards : les uns portent des fourches, des faux ; les autres sont armés de serpes emmanchées et de broches ; tout ce qui peut fendre, couper, hacher, percer, leur est bon, disent-ils, pour anéantir les démagogues et les pillards ! Aussi, comme nous sommes disposés à les seconder ! »

 

Ainsi parlent les modérés qui nous qualifient chaque jour de buveurs de sang.

 

 


[1] Faisons remarquer ici que les militaires, qui reprochent tant au peuple « la guerre des barricades et des fenêtres » (tout en construisant des bastions et des meurtrières pour résister aux ennemis du pays) ne se refusent jamais ni les barricades, ni les fenêtres quand ils peuvent s’en servir. Le rapport de général Lapène suffirait seul à bien fixer le lecteur sur ce point. Toutefois, voici un article du Toulonnais (10 décembre) qui sert à confirmer notre observation :

 

«Le plan des insurgés était de faire un coup de main sur la préfecture à Draguignan, comme cela est arrivé à Digne ; mais les préparatifs formidables de défense qui ont été faits aux abords de la préfecture les ont détournés de ce projet, et, tournant Draguignan, ils se sont portés sur Lorgues, puis de là, par Flayosc, sur Aups, sans que la colonne partie de Toulon soit parvenue à les atteindre.

 

La préfecture a présenté pendant plusieurs jours l’aspect d’une forteresse ; des barricades gardées par le 50e de ligne, sous le commandement du chef de bataillon Monguin, avaient été élevées à l’extrémité de toutes les rues qui aboutissent à la préfecture, depuis cet hôtel jusqu’à la hauteur de la prison ; les maisons qui commandent l’arrivée de Trans et ces diverses rues avaient été occupée militairement.

 

Une compagnie de 8e de ligne, sous le commandement de major Zaccone, stationnait derrière la grille dans la cour de l’hôtel, dont toutes les fenêtres étaient également garnies d’hommes armés. »