HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 Victor Schoelcher

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome I

Chapitre IV : La Résistance à Paris

§ IV.

L’historiographe le plus intime de la faction des égorgeurs ne dissimule pas que ses maîtres et ses héros n’aient fait couler le sang innocent. La vérité était trop évidente ; elle avait trop de témoins pour qu’on pût la nier. Il s’applique seulement à justifier le mal, et voici en quels termes : « La proclamation de M. Maupas devait et voulait dire pour tout le monde, excepté pour les sourds et les aveugles : Il y aura aujourd’hui une grande bataille, que ceux qui ne veulent pas être tués n’aillent pas sur le champ du combat. Cette pièce répond et a répondu à tous les reproches d’inhumanité, à toutes les évocations de sang innocent répandu que les partis, depuis le fatal combat du boulevard Poissonnière, ont essayé de faire remonter jusqu’au gouvernement. » (P. Mayer, page 151)

Le sang innocent répandu, dont M. Mayer parle avec si peu de souci, est cependant, à son propre compte, celui de « cinquante ou soixante infortunées victimes. » (P. 170.) SOIXANTE VICTIMES dans le quartier le plus riche, le plus paisible de la ville, où il est reconnu que pas une barricade ne fut élevée, que pas la moindre résistance ne fut faite !!! Mais, reprend encore le panégyriste du 2 décembre, « le préfet de police avait dit clairement à tout le monde : N’allez pas sur les boulevards, car les attroupements seront dissipés par les armes et sans sommations préalables, etc. CELA DIT TOUT ET JUSTIFIE TOUT ! » (Page 171.)

Voilà l’oraison funèbre que M. Mayer accorde à des citoyens innocents, immolés sans distinction d’âge ni de sexe ! C’est vraiment un digne historien du président Obus.

Après la boucherie des boulevards, une partie des morts, restés sur le carreau, furent portés, le soir, dans la Cité Bergère. Un médecin de notre connaissance y a compté soixante-deux cadavres, parmi lesquels ceux de deux ou trois enfants de douze à quinze ans. « Tous, à de très-rares exceptions près, dit-il, appartenaient à la classe aisée ; un grand nombre étaient fraîchement gantés et en bottes vernies, l’un d’eux avait encore son lorgnon encastré dans l’oeil droit, à la manière des élégants. Il était vraiment impossible de les prendre pour des bohémiens, comme disaient les soldats de leurs adversaires. » Un autre témoin oculaire nous rapporte avoir aussi remarqué les enfants et de plus une femme. « Plusieurs des cadavres, dit-il, avaient les vêtements percés de coups de baïonnette à la hauteur du ventre. » Ces victimes, en effet, n’étaient pas toutes tombées sous les décharges des boulevards ; un certain nombre avaient été assassinées à coups de baïonnette.

Dans une liste prétendue authentique des citoyens sacrifiés les 2, 3 et 4 décembre (publiée par P. Mayer), M. Trébuchet, le statisticien officiel, indique cinquante personnes comme tuées boulevards des Italiens, Montmartre et Poissonnière. Voici leur condition sociale d’après ce document :

 

Adde, libraire, boulevard Poissonnière, chez lui.

Avenel, allumeur de gaz, boulevard Montmartre.

Boyer, pharmacien, boulevard des Italiens.

Bertaux, garçon marchand de vins, boulevard des Italiens.

Boyer, cocher, boulevard des Italiens.

Bidois, employé, boulevard des Italiens.

Brun, négociant, boulevard des Italiens.

Boulet Desbarreaux, clerc d’huissier, boulevard Montmartre.

Boquin, menuisier, boulevard Montmartre.

Colet, carrossier, boulevard Poissonnière.

Carpentier, clerc d’avoué, boulevard Montmartre.

Coquard, propriétaire, à Vire, boulevard Montmartre.

Charpentier de Belcourt, négociant, boulevard Montmartre.

Carrel, tourneur, boulevard Montmartre.

Chaussard, domestique, boulevard Montmartre.

Derains, avocat, boulevard Montmartre.

Durand, charpentier, boulevard Montmartre.

Devart, entrepreneur, boulevard Poissonnière.

Deransart, coiffeur, boulevard Poissonnière.

Debauque, négociant, boulevard Poissonnière.

Duchesnay, propriétaire, boulevard Montmartre.

Friedel, menuisier, boulevard Poissonnière.

Février, propriétaire, boulevard Poissonnière.

Filly, commis, boulevard Poissonnière.

Frois du Chevalier, négociant, boulevard Poissonnière.

Gaugeon, domestique, boulevard Montmartre.

Grellier (demoiselle), femme de ménage, boulevard Montmartre.

Grimaud, arçonnier, boulevard Montmartre.

Hoffe, rentier, boulevard Poissonnière.

Jouin, scieur de pierres, boulevard Poissonnière.

Lièvre, négociant, boulevard Bonne-Nouvelle.

Lemière, commis libraire, boulevard Bonne-Nouvelle.

Labitte, bijoutier, boulevard Saint-Martin, chez lui.

Lemercier, broyeur, boulevard Poissonnière.

Lelièvre, commis, boulevard Poissonnière.

Loly, homme d’affaires, boulevard Poissonnière.

Merlet, ancien sous-préfet, boulevard Montmartre.

Monnard, domestique, boulevard Montmartre.

Mathos, chapelier, boulevard Montmartre.

Maloisel, coiffeur, boulevard Poissonnière.

Molin, courtier, boulevard Poissonnière.

Pontet, propriétaire, boulevard Montmartre.

Poninski (le comte), rentier, boulevard Montmartre.

Pilon, ouvrier bijoutier, boulevard Montmartre.

Pariss, pharmacien, boulevard Montmartre.

Robert, peintre en bâtiment, boulevard Montmartre.

Rio, professeur de langues, boulevard Montmartre.

Roussel, employé, boulevard Montmartre.

Selan, propriétaire, boulevard Montmartre.

Thirion de Montauban, propriétaire, boulevard Montmartre[1].

Thiébault, paveur, boulevard Montmartre.

Vial, cocher, boulevard Montmartre.

 

Ou tous ces morts étaient des insurgés, des brigands, d’après le langage officiel, et l’on voit que parmi eux se trouvent en nombre des négociants, des rentiers, des propriétaires, qu’il s’y rencontre même des nobles ! Ou tous étaient des curieux, des hommes inoffensifs, et alors, qui pourra jamais excuser la conspiration militaire d’avoir volontairement, inutilement, sans aucune nécessité, sans le moindre prétexte sérieux, versé tant de sang innocent ?

A quelque réserve que le caractère national l’obligeât, M. Trébuchet a été forcé par l’évidence de constater que des femmes, des enfants étaient tombés sous les coups des soldats, sauveurs de la société. Il a officiellement enregistré sur la liste mortuaire un enfant nommé Boursier, âgé de 7 ans et demi, et neuf femmes, dont voici les noms :

 

Mesdames Grellier (demoiselle), femme de ménage.

Guillard, dame de comptoir.

Vidal.

Ledoust, femme de ménage.

Noël (demoiselle), giletière.

Rasboisson, couturière.

Séguin, brodeuse.

Simas (demoiselle), demoiselle de boutique.[2]

 

Après ce qu’on vient de lire, après ce qu’on lu plus haut, page 259, sur les personnes tuées chez elles, concevrait-on, si l’on ne savait pas que M. Bonaparte est le mensonge incarné, concevrait-on l’audacieuse impudence de cet homme qui, se chargeant de répondre de sa main au Times, ose dire : « Quant aux personnes blessées accidentellement, par bonheur le nombre s’est élevé à peine à HUIT ou DIX. » ! (Moniteur du 30 août.)

Le misérable est en face de cinquante cadavres de promeneurs, étendus sur les boulevards, de neuf cadavres de femmes, du cadavre d’un enfant de 7 ans, de trois cadavres de citadins, de pauvres citadins tués à travers les vitres, les volets, les rideaux de leurs appartements, tout cela officiellement publié par la préfecture de police (nous ne parlons ici que de ce qu’ils ont avoué eux-mêmes), et il vient dire devant l’Europe qui lit le Moniteur, que le nombre des personnes blessées accidentellement s’élève à peine à « huit ou dix » ! N’est-ce pas le cas de reprendre les propres paroles si mal adressées par M. Bonaparte au Times, et de dire : En présence de documents positifs opposés aux assertions mensongères d’un intéressé, qu’on juge de la bonne foi de S. A. I. monseigneur le prince-président de la république française ?

D’après le soi-disant relevé authentique de M. Trébuchet, le nombre total des personnes étrangères à l’armée, tuées à Paris, dans les journées de décembre, ou mortes des suites de leurs blessures, ne s’élèverait qu’à 191 (P. Mayer, page 170) :

 

Provenant de l’ambulance de la Cité Bergère (tués sur les boulevards Montmartre et Poissonnière) : 35

Transportés par ordre des commissaires de police : 3

Provenant des barricades et portés à la morgue : 43

Décédés dans les hôpitaux, la plupart insurgés, quelques-uns inoffensifs, morts dans leur domicile : 110

 

                        Total : 191

 

Le cimetière de Montmartre le 4 décembre 1851 ; Anonyme, Paris, musée Carnavalet

De quel air dégagé est jeté là négligemment ce quelques-uns inoffensifs, morts dans leur domicile ! C’est pourtant d’hommes, de femmes lâchement massacrés chez eux, que parlent ainsi les écrivains qui nous appellent les héritiers de Carrier !

Évidemment, ce relevé est inexact. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, sur neuf femmes qui s’y trouvent, on ne voit pas celle qui a été fusillée par le 36e de ligne ! On n’y compte ensuite que six malheureux passés par les armes !…

Bien que M. Mayer ait consacré une page d’affirmation à dire que le chiffre de M. Trébuchet est d’une exactitude scrupuleuse, mathématique, il est maintenant reconnu par le Moniteur que M. Trébuchet s’est trompé de 200 au moins ! Dans la réponse au Times, dont nous parlions tout à l’heure, M. Bonaparte dit : « Tout le monde le sait, le relevé officiel porte le nombre des personnes tuées pendant l’insurrection à 380. » (Moniteur du 30 août 1852.)

Nous ne savons pas de quoi se compose ce nouveau chiffre officiel, tout aussi peu exact que le premier. Nous ne savons pas non plus si M. Trébuchet se réjouit beaucoup qu’on lui donne, en août, un pareil démenti, après lui avoir fait jurer, en décembre, « devant Dieu et devant les hommes » (Mayer, page 169), que le nombre de 191 était le seul vrai. Les bonapartistes sont de rudes maîtres à servir. Il ne fut jamais de gouvernement au monde qui ait menti aussi effrontément que le leur. C’est le règne des imposteurs.

I1 est impossible de donner le nombre réel des victimes de la conjuration militaire. En province il a été énorme ; mais où trouver les bases d’un dénombrement quelconque, tant que ceux qui ont intérêt à le dissimuler auront les clefs de l’administration ? Quant à Paris, où les relevés sont plus faciles, il est certain que l’ancienne liste fournie par M. Trébuchet, et la seconde par M. Bonaparte, sont aussi mensongères l’une que l’autre. Elles n’approchent pas même de la vérité. C’est une guerre d’extermination que les factieux du 2 décembre avaient déclarée à la société française : il s’est trouvé des Radetzki, des Haynau parmi eux, et ils ont exécuté à la lettre l’ordre, signé à l’Elysée, de passer au fil de l’épée tout homme pris construisant ou défendant une barricade. Des soldats fanatisés à l’instar des plantons du brave et spirituel colonel Feray, brûlaient la cervelle à tous les démagogues qu’on leur disait de tuer, froidement, avec le plus grand calme, comme la guillotine coupe indifféremment toutes les têtes qu’on lui livre.

Deux révélations qui paraissent avoir un grand caractère d’autorité, et qui se confirment l’une par l’autre, portent à 1,200 au moins le nombre des habitants de la capitale que les bonapartistes ont sacrifiés à leur brutale ambition. Nous copions dans le Times du 7 septembre la lettre suivante :

Paris, rue d’Anjou, 1er septembre 1852.

« Monsieur,

 

Le Moniteur a nié la vérité de votre récit des massacres du 4 décembre. L’immense crédit dont jouit votre journal dans le monde entier m’engage à vous en envoyer le relevé authentique tel qu’il m’a été donné par un général, le jour même. Vous me permettrez s de ne pas nommer ce militaire. Il suffira de dire qu’il fut appelé au ministère de la guerre pour être prêt à remplacer tout général qui serait tué ou blessé, et qu’il est resté pendant tout le combat à la disposition du ministre, qui lui a montré les papiers originaux et les rapports qu’il avait reçus de chaque officier supérieur. Le nombre de soldats tués fut de 25. Celui des insurgés 1,250. Ce nombre renferme l’immense quantité de malheureux spectateurs qui périrent sur les boulevards. Je fais mention du nombre de soldats tués, parce qu’il me fut communiqué au même moment par la même autorité et que le gouvernement le publia officiellement deux jours plus tard. Le général ajouta que, dans les deux catégories, les blessés n’étaient pas compris, et que le nombre des morts augmenterait de ceux qui succomberaient à leurs blessures.

Je suis, etc. »

Un Français.

 

On sait que le Times n’insère jamais de lettres, même non signées, sans en connaître l’auteur.

Déjà le citoyen Victor Hugo avait dit : « Un des témoins que nous avons interrogés demandait à un chef de bataillon de la gendarmerie mobile, laquelle s’est distinguée dans ces égorgements : Eh! bien voyons ! le chiffre, est-ce quatre cents ? — L’homme a haussé les épaules. — Est-ce six cents ? — L’homme a hoché la tête. — Est-ce huit cents ? — Mettez douze cents, dit l’officier, et vous n’y serez pas encore. » (Napoléon le Petit, page 174.)

Si le nombre des morts est de 1,200, celui des blessés, comme on le pense bien, a dû être au moins égal. Nous ne voyons nulle part d’éléments qui permettent de fixer ce dernier nombre d’une manière précise ; mais ce que nous pouvons affirmer, c’est que l’on a offert de l’argent, des récompenses et même la croix d’honneur à des blessés ! Ceux-là étaient nécessairement placés dans une position à ne pouvoir être transportés « s’ils déblatéraient. » Nous affirmons la chose, nous la tenons d’une personne parfaitement honorable à qui des offres ont été faites. La croix donnée comme indemnité d’assassinat ! Voilà un trait qui manquait à l’histoire fort édifiante de la Légion d’honneur. De telles offres prouvent, du reste, que les factieux ne sont pas bien persuadés, quoi qu’ils en disent, de n’avoir massacré sur les boulevards que « des brigands et des forçats libérés. »

Sur le chiffre de 1,200 à 1,250 personnes tuées, à Paris seulement, nous ne croyons pas dépasser la vérité, après toutes les nouvelles informations prises, en disant que plus de la moitié ont péri hors de combat, vilainement, lâchement assassinées !

Cherchons des preuves, si difficiles qu’elles soient à obtenir. Le 4, à midi, quelques hommes de coeur, parmi lesquels les citoyens Artaud, Dussoubs, Lebloy, Longepied, et J. Luneau, ancien lieutenant de la garde républicaine qui avait intrépidement revêtu son uniforme, s’emparèrent de la mairie du 5e arrondissement, où il n’y avait que dix gardes nationaux du poste de service. Ils trouvèrent trois cents fusils et des munitions qu’ils distribuèrent aussitôt. Ils n’étaient pas même assez de combattants pour les employer tous ! Le citoyen Dussoubs excita vainement les gardes nationaux présents à se joindre aux défenseurs de la Constitution. Ceux-ci ne se découragèrent pas, ils élevèrent pour se protéger trois barricades qui coupaient en échelons le faubourg Saint-Martin. A deux heures, ils furent abordés par des chasseurs de Vincennes, et, après avoir repoussé deux premières attaques, ils durent céder, vers les trois heures, à un ennemi infiniment plus nombreux qui les prit en tête et en queue, par le haut et par le bas du faubourg. Une trentaine d’hommes, se croyant plus en sûreté dans la mairie, allèrent y chercher un refuge. Ils en furent cruellement punis, car tous, sans en excepter un seul, nous assure le lieutenant Luneau, furent massacrés par les chasseurs de Vincennes !… Un autre, blotti entre des balles de coton qui formaient l’une des barricades (rue des Marais), fut aperçu par le deuxième peloton, et lardé à coups de baïonnette. La Patrie du 6 décembre dit, en parlant de la barricade de la porte Saint-Martin : « Nos troupes n’ont épargné aucun insurgé. »

Le citoyen Ruin a vu ce même jour, 4, à huit heures du soir, rue Maubert, les cadavres d’une vingtaine de jeunes gens saisis là et fusillés par la gendarmerie mobile concentrée dans ce quartier. A sa connaissance, quinze autres subirent le même sort vers minuit rue Rambuteau.

De huit à neuf heures du soir, nous est-il encore affirmé, un feu peu nourri s’engagea au bas des rues Saint-Jacques et de la Harpe ; trente-cinq hommes environ, presque tous sans armes et occupés à faire une barricade, furent pris entre deux bataillons qui se contentèrent de les mener au Luxembourg. Le général Sauboul, commandant la brigade de ce quartier, reprocha durement aux officiers de n’avoir pas exécuté les ordres du ministre de la guerre, et il fit égorger les trente-cinq prisonniers !…

La preuve de ce crime, nous demandera-t-on ? Nous répondons : Elle sera produite quand il deviendra possible de dire la vérité en France sans craindre la transportation. On nous avait aussi affirmé que vingt-cinq ou trente prisonniers avaient été passés par les armes à onze heures du soir au coin de la rue Mandar. Le même scrupule (la crainte de compromettre un témoin encore à Paris) nous aurait empêché d’en fournir la preuve si M. Mauduit, parfaitement instruit de tous les faits militaires, n’était venu donner à cette révélation une authenticité presque officielle : « Le 4, dit-il, vers neuf heures du soir, une colonne du 51e enlève, non sans pertes, toutes les barricades que l’on venait de reconstruire dans la rue Montorgueil et du Petit-Carreau. Des fouilles sont aussitôt ordonnées chez les marchands de vin, une centaine de prisonniers y sont faits, ayant la plupart les mains encore noires de poudre, preuve évidente de leur participation au combat ; comment alors ne pas appliquer A BON NOMBRE D’ENTRE EUX les terribles prescriptions de l’état de siège ? » (Mauduit, Révolution militaire, page 248.)

Singulier langage, vraiment ! Voilà des scélérats qui s’embusquent dans un bois ; le capitaine fait un ordre du jour où il déclare que tous les voyageurs qui passeront devront être dépouillés et assassinés. Puis l’historien de la bande s’en vient, d’un air de componction, nous dire : « Cent voyageurs passèrent. Comment alors ne pas appliquer à bon nombre d’entre eux les terribles prescriptions du capitaine. »

« Plus d’une fois, nous écrivait une personne étrangère à la politique, mais révoltée de ce qu’elle a vu, plus d’une fois on a sacrifié des malheureux soupçonnés seulement de s’être battus ; on les amenait au coin d’une rue ou dans une cour de maison, et on les fusillait sans vouloir rien entendre. Un ecclésiastique qui habite près de la cour des Postes m’a dit avoir entendu, rue Jean-Jacques Rousseau, dans la nuit du 3 au 4, des cris et des supplications de personnes qui demandaient grâce de la vie, et qui protestaient de leur innocence ; sept coups de fusil résonnèrent à une minute de distance l’un de l’autre, et puis plus rien. Une dame qui m’a parlé a vu, de ses yeux, le 4, dans la cour d’une maison, quatorze cadavres, au nombre desquels ceux de plusieurs enfants de douze à quinze ans et celui d’un vieillard qui tenait encore à la main un parapluie. »

Nous nous rendons très-bien compte de l’incrédulité que de pareilles tueries peuvent rencontrer dans l’esprit du lecteur. Et cependant il est impossible de les mettre en doute. Elles ne sont que le résultat des sanguinaires consignes parties de l’Elysée. Il faut y croire, malgré toutes les révoltes du cœur ; les propres aveux des bourreaux sont là pour forcer la foi. M. le lieutenant-colonel Lebrun, du 58e de ligne, président d’un des conseils de guerre de Paris, a déclaré en pleine audience que LES ORDRES DE FUSILLER LES PRISONNIERS ETAIENT FORMELS !! Cette déclaration a été enregistrée par tous les journaux de Paris.

Et on ne tua pas seulement sur place. Les troupes, malgré les prescriptions de l’état de siége et l’ordre du jour Saint-Arnaud, firent des prisonniers, au sujet desquels il court mille rumeurs sanglantes. Il parait certain que des exécutions nocturnes ont eu lieu à la Préfecture de police, à la Conciergerie, à Mazas, au Champ-de-Mars.

M. Domengé nous dit : « J’ai vu à Paris, dans maison de la rue de Grenelle Saint-Honoré, un gendarme mobile saisi d’une fièvre chaude causée par le remords d’avoir participé aux assassinats de la Préfecture de police. Ce malheureux voyait, dans ses accès de délire, les fantômes de ceux qu’il avait fusillés. La voix publique attribue à des remords de même nature le suicide d’un sergent de ville qui s’est brûlé la cervelle à Montrouge. Deux de mes plus intimes amis rentrant chez eux le 4, vers neuf heures du soir, ont rencontré une forte troupe de gendarmes mobiles et de sergents de ville qui menaient une soixantaine de prisonniers le long du Louvre, dans la direction des Champs-Elysées. Au moment où ils passaient sur le pont des Arts, un de ces malheureux leur cria : « Adieu, frères ! on va nous fusiller ! » Et sa voix fut étouffée immédiatement.

On lit, dans une lettre d’un détenu du fort d’lvry, qu’un journal de Bruxelles a publiée le 10 mai : « Parmi nos compagnons s’en trouvait un âgé de dix-sept ans. Il nous raconta souvent que, le 4 décembre, en présence d’un grand nombre de prisonniers, parmi lesquels il se trouvait, on en avait fusillé dix-sept à Mazas. Ce spectacle l’avait profondément ébranlé, et il en souffrait encore. »

Nous trouvons dans une de nos correspondances : « Pendant que les juges délégués au parquet de Paris commençaient à instruire le procès des défenseurs de la Constitution, un magistrat a été témoin de ceci. Des brigadiers de gendarmerie venaient inspecter les mains des prisonniers, puis quand ils en trouvaient dont l’état annonçait qu’ils avaient pris part au combat, ils les arrachaient à la justice déjà saisie, pour les fusiller dans la cour. Partout les soldats ont exécuté la loi martiale, et passé par les armes des hommes placés sous l’égide de la loi, sous la protection même des juges.

M. Magen relate les ténébreuses confidences qu’on va lire : « Après trois jours passés dans les corps de garde et les casernes de Ménilmontant et du faubourg du Temple, Guillot, délégué de Belleville au comité socialiste, fut conduit à la Préfecture le 6 décembre. Dans un petit bureau où on le fit entrer, il entendit parfaitement ces mots qu’à mi-voix un agent disait à l’employé de service : « La voiture est là pour emporter les cadavres. » Guillot était en compagnie des citoyens Venart et Castellino ; on les conduisit dans une espèce de cellule où celui qui distribuait le pain, un boiteux, leur dit mystérieusement : Il est heureux pour vous de n’être arrivés qu’aujourd’hui à la Préfecture ; il s’y est passé de terribles choses ces jours derniers. » (Mystères du 2 décembre, page 78.)

Qu’il y ait eu des exécutions à la Préfecture de police, c’est ce dont il est impossible de douter. Après le rapport de M. Magen, nous avons l’affirmation de l’ancien lieutenant-colonel de la garde républicaine, M. Caillaud, arrêté le 4 au milieu du jour et mené à la Préfecture. Il entendit pendant presque toute la nuit des cris, tantôt aigus, tantôt plaintifs. Mais on va lire un fait plus précis et sur lequel les souvenirs du colonel Caillaud ne lui laissent aucune espèce de doute. Ce que nous allons répéter, il nous l’a certifié de la façon la plus positive.

Le 5 décembre, à neuf heures du matin, M*** (le colonel Caillaud ne se rappelle pas le nom, mais il est facile de le retrouver, c’est le beau-frère du général Leflô, juge d’instruction à Morlaix); M***~ entre dans une cellule où était le citoyen Caillaud avec sept ou huit autres prisonniers. Il avait la figure bouleversée, l’air consterné ; on s’étonne de tant de faiblesse. « Ah !, dit-il, ce n’est pas de moi qu’il s’agit, je suis encore tout épouvanté du spectacle que je viens d’avoir sous les yeux… Là, tout à l’heure, au moment où ma voiture touchait au coin de la rue de Jérusalem, j’ai vu sortir un homme en casquette et en blouse bleue, marchant devant trois gardes républicains. Ils l’ont mené à l’entrée de la descente qui conduit su bord de l’eau en face de la rue de Jérusalem, et deux de ces soldats ont tiré sur lui par derrière, à quelques pas de distance ! Il est tombé, le troisième garde s’est alors approché et, remarquant sans doute qu’il n’était pas mort, il lui a tiré à bout portant un coup dans la tête… » Le lendemain le colonel Caillaud interpella un gardien qu’il connaissait sur la mort de cet infortuné ; le gardien nia d’abord, et finit par convenir que tout était vrai !

Les noms sont attachés au récit que nous venons de transcrire. Voyons, assassins de l’Elysée, qu’avez-vous à répondre ? Comment pourrez-vous jamais expier tout ce sang répandu, et le noble caractère du militaire français que vous avez avili en poussant de malheureux soldats enivrés et aveuglés à des meurtres abominables ?

Ces massacres dans les prisons sont de notoriété publique à Paris ; nous en avons mentionné ce qui revêtait à nos yeux tous les caractères de la vérité. Nous avons rejeté bien des notes dont les personnes à qui nous les devions ne pouvaient se nommer. Ces personnes assurément ne nous sont pas suspectes ; mais leurs récits contenaient des choses si énormes, qu’il ne nous a pas paru possible de les publier sans une garantie pour le lecteur. La terreur enveloppe encore les détails et l’étendue des décembrisades d’un mystère qui sera pénétré un jour.

Nous fermerons donc cette douloureuse nomenclature en citant deux derniers faits que personne ne révoquera en doute, car nous les tenons de M. Deville, le professeur d’anatomie. Il importe qu’on sache bien de quelle aveugle fureur les condottieri du 2 décembre avaient -animé de malheureux soldats auxquels l’ivresse enlevait la raison.

M. Deville, n’ayant été arrêté que le 13 décembre, a pu suivre les hôpitaux où se trouvaient des blessés des barricades. La plupart étaient, dit-il, horriblement maltraités. Il a remarqué, entre autres, dans le service de M. Velpeau, à la Charité, un homme (un Rouennais) qui était tombé blessé à la barricade de la rue Montorgueil. Lorsque la troupe parvint à s’emparer de cette barricade, les soldats, le voyant à terre, lui avaient tiré plusieurs coups de feu dont deux avaient occasionné de nouvelles et graves blessures, puis ils l’avaient lardé à coups de baïonnette. Onze plaies éparses sur son corps attestaient la férocité des vainqueurs ! Et, il faut le dire, il se plaignait d’avoir été ensuite dépouillé par eux de tout ce qu’il portait sur lui, sans excepter son mouchoir ! Parlez donc du gendarme de Clamecy !

Le-second cas observé à la Charité par M. le professeur Deville est celui d’un jeune homme dont l’histoire est aussi merveilleuse que lamentable… Ce jeune homme traversait le Pont-Neuf le 4 décembre. Il portait une carabine cachée sous sa blouse. Des gendarmes mobiles qui gardaient le pont aperçurent l’arme, et tirèrent aussitôt sur l’homme comme sur une bête fauve ! Une balle lui fracassa le haut de la cuisse ; il tomba ; un gendarme courut à lui et le lança par-dessus le parapet dans la rivière !… Mais le froid de l’eau lui ayant fait reprendre ses sens, il avait eu le courage et la force, malgré son horrible blessure, de nager jusqu’aux bains de la Samaritaine, où il s’était accroché, et avait été recueilli par des étrangers qui le portèrent à la Charité. Il y guérit !

Nous nous rappelons avoir connu, au Mexique, un homme qui avait été une fois fusillé et une fois pendu lors de la guerre d’indépendance. L’histoire de notre heureux concitoyen a failli être plus extraordinaire encore, puisque, après avoir été, le même jour, fusillé et noyé, l’autorité judiciaire avait ordonné de le poursuivre comme combattant des barricades ! Il ne manquait plus aux braves du 2 décembre que de l’assassiner une troisième fois en vertu d’un bon jugement de ces conseils de guerre qui condamnent aujourd’hui à mort leurs plus courageux adversaires. Le procès était commencé ; ou avait trouvé des juges pour l’instruire, comme on trouve toujours des bourreaux pour pendre. Cependant, malgré la main mise sur la presse, cette affaire fut connue, l’opinion publique s’en émut ; sur quoi un digne magistrat du prince clément a dit : « Eh bien ! nous tournerons la difficulté : nous ne le jugerons pas, puisque cela produirait un mauvais effet ; nous allons tout simplement le transporter. » Et, nous assure-t-on, il a été transporté !

Chose étrange, presque surnaturelle, parmi les citoyens que les soldats massacrèrent par ordre, il en est un autre qui ressuscita. La mort elle-même a été moins implacable que les décembriseurs ! Elle n’a pas accepté tous ceux qu’on lui envoyait ; elle en a laissé quelques-uns sortir du tombeau, comme si elle voulait qu’ils pussent venir témoigner devant le monde entier et convaincre les plus incrédules, en faisant toucher à chacun les plaies de leurs corps troués par les balles des lâches. Le citoyen Voisin, membre du conseil général de Limoges, pris en combattant à la barricade Montorgueil, fut passé par les armes quelques heures après ! L’officier qui commandait cette bonapartisade vint lui donner un coup de pointe pour s’assurer qu’il était bien mort ! Nous disons que l’officier français qui commandait cette bonapartisade vint donner au fusillé un coup de pointe pour s’assurer qu’il était bien mort !!

Cependant, par un de ces hasards dont il y a quelques exemples, ni les quinze balles que le citoyen Voisin avait reçues, ni le coup de sabre du boucher à épaulettes d’or n’étaient mortels. Il fut ramassé par une vieille femme et conduit à l’hospice Dubois. La police des insurgés le découvrit là, et à peine convalescent elle s’empara de lui ! Les détenus du fort d’lvry le virent arriver à la fin de mars, non encore guéri ; ils entendirent de sa bouche le récit de la violation de toutes les lois de l’humanité et de l’honneur dont il avait été l’objet ; ils comptèrent sur son corps les seize cicatrices. La justice intervint mais, le croirait-on ?, ce n’est pas aux égorgeurs de prisonniers qu’elle s’attaqua, ce fut au prisonnier égorgé ! La justice de France a passé au service des assassins. Un magistrat, oui, un magistrat français, se chargea d’interroger le coupable ! En vain lui dit-il : Je n’existe plus pour vous, j’ai été fusillé, je suis mort, non bis in idem. Il n’en fut pas moins condamné à la déportation ! Et il est aujourd’hui en Afrique !!…

Ce que nous venons de dire est vrai, absolument vrai ; nous le tenons directement de M. Napias qui a vécu avec M. Voisin, à lvry, dans la même casemate.

Il est vrai aussi que l’évêque de Nevers, voulant célébrer le passage à Nevers du héros de ces boucheries, a permis solennellement « de faire gras » le jour où M. Louis-Napoléon Bonaparte était dans la ville épiscopale, « bien que ce fût mardi des Quatre-Temps. » Ce qui explique comme quoi le sanglant triomphateur a répondu au discours de l’évêque : « Monseigneur, je suis très-sensible aux sentiments que vous venez de m’exprimez ; c’est à l’aide des prières des prélats qui vous ressemblent que j’espère rétablir en France l’ordre et la sécurité et obtenir du ciel la prospérité de notre pays. » (Dépêche télégraphique du 16 septembre.)

Quant à l’homme assassiné sur le Pont-Neuf par les compagnons de ce prince pieux, si un fait rapporté par M. Deville, comme témoin oculaire, avait besoin de confirmation, nous disions que celui de l’homme du Pont-Neuf a été avoué, en ces propres termes, par M. Mauduit, le panégyriste de l’armée du 2 décembre :

« Un individu, porteur d’armes sous sa blouse, ayant été arrêté au moment où il voulait forcer la consigne, fut fusillé à l’entrée du Pont-Neuf, et son corps jeté aussitôt à la Seine, etc. Il se nommait Berger, jardinier à Passy. Il a survécu à sa blessure, et a osé protester de son innocence en disant que sa carabine était hors de service, tandis qu’elle était chargée. » (Mauduit, page 238) Parmi ces bonapartistes, on ne sait quels sont les plus haïssables, des égorgeurs ou des historiens. En voilà qui, après avoir fusillé un homme, le jettent, encore vivant, à la rivière parce qu’il a une carabine sous sa blouse ; et un autre, en vous racontant une pareille atrocité, s’indigne de quoi ? de ce que cet homme ose protester de son innocence tandis que son arme était chargée !

Au surplus, le malheureux Berger n’est pas le seul que les généraux des cinq ou six mille coquins aient ainsi traité, le capitaine Mauduit se charge de le constater avec une sauvage désinvolture : « ll n’y eut rien de sérieux dans la Cité ; tout s’y borna à un émeutier tué et à trois individus arrêtés, porteurs d’armes, de munitions, de proclamations ou de fausses nouvelles, et qui furent passés par les armes et lancés dans la Seine. » (Page 240.)

Rien de sérieux, on a seulement fusillé et jeté à l’eau trois hommes parce qu’ils portaient des armes ou de fausses nouvelles !!! Oh ! les modérés, les modérés…[3]

Est-ce bien en France, ou chez un peuple de cannibales, que se passent de pareilles choses ?

Nous le demandons sans colère : que peut-on penser de l’état moral d’une armée où des soldats tirent sur un homme qui passe, uniquement parce qu’il porte une carabine ; une carabine dont évidemment il ne se servait pas alors, puisqu’elle était sous sa blouse ? Que peut-on penser des sentiments d’honneur et de patriotisme des soldats qui, après avoir abattu cet homme, leur concitoyen, le jettent à l’eau, sanglant et tout vivant ? Nous le demandons avec calme, que peut-on penser de l’humanité des amis de l’ordre et de la religion, qui disent aux troupes coupables de ces froides barbaries, quatre fois répétées en deux jours : « Honneur, gloire et pensions à vous ! Vous avez sauvé la société ! » Nous le demandons sans haine, que peut-on penser des idées chrétiennes d’archevêques comme M. Sibour, qui disent en bénissant les étendards de l’armée de décembre : « Les armées sont dans la main de Dieu comme de puissants instruments d’ordre public ! » Ces actes féroces sont dus à des soldats sans haine personnelle pour les victimes, soumis à la discipline, guidés par des chefs instruits. Comparez leur affreuse multiplicité avec les trois ou quatre faits de cruauté à jamais regrettables que l’on peut reprocher à la résistance ; cruautés produites, d’ailleurs, par des vengeances privées, commises par des hommes complètement incultes, isolés, et que réprouve le généreux parti dont ils usurpent le drapeau. Comparez, et dites ce que pèse l’assassinat des trois malheureux gendarmes de Bédarieux, si horrible qu’il soit, auprès de cette masse énorme de crimes hideux, loués, glorifiés, récompensés par les civilisateurs du 2 décembre et bénis par leurs prêtres !

                                   


[1] M. Thirion est, nous assure-t-on, le père du consul de France à Venezuela. Il avait été attiré sur les boulevards par ses affaires.

[2] Histoire du 2 décembre. pages 298 à 304.

[3] Le capitaine Mauduit est un type parfait du modéré, et, sous ce rapport, il ne sera pas sans intérêt d’observer une minute cet ennemi forcené des socialistes. Celui qui raconte, avec l’horrible sang-froid qu’on vient de voir, les actes monstrueux du jour fondait tendrement en larmes, le matin, en suppliant le Seigneur de bénir les drapeaux du parjure !

« Pendant que l’armée de Paris, dit-il, marchait au combat, je me dirigeai, le coeur profondément agité, vers l’église de Saint-Roch ; j’y entrai au moment où le ministre de Jésus-Christ montait à l’autel de la Vierge pour y célébrer le saint sacrifice.

Je m’agenouillai, mon front s’inclina, mon cœur s’émut, mes yeux se mouillèrent, et bientôt des larmes abondantes tombèrent sur mon prie-Dieu. » (Révolution militaire, etc., page 204.)

Pour bien connaître la nature de pareils hommes, pour dévoiler ce qu’il y a au fond de leur coeur, il faut rapprocher de ces élans religieux le passage suivant du même livre :

« En 1840, dit M. Mauduit, je me reposais de mes fatigues de conjuré de Henri V, dans une des plus gracieuses villas du bois de Boulogne. Je m’y livrais aux douces jouissances de famille… J’assistais, voisin de charmille, aux tendres épanchements de l’un des ministres les plus austères du roi dont je sapais le piédestal depuis dix ans. J’assistais aux roucoulements de ce tourtereau de cinquante-huit ans avec une tourterelle de soixante, et déjà célèbre en Europe ; je souriais, du milieu d’une touffe épaisse de lilas, aux agaceries amoureuses de ce puritain genevois. J’étudiais, à la faveur d’une lampe merveilleuse dont le reflet frappait d’aplomb sur le visage de la belle étrangère, j’étudiais, dis-je, à la faveur de l’astre des amants, en ce moment dans toute sa splendeur, les émotions de cet intermède amoureux, lorsque je m’entends appeler dans le jardin. Il était neuf heures du soir et je ne saurais dire ce qui se passa après le baiser dont je fus le témoin. Honni soit qui mal y pense. » (Page 52.)

Quelles peintures ! Quels détails ! Voyez-vous ce héros d’ordre et de morale. Il ne se contente pas tour à tour de pleurer au pied de l’autel de la Vierge, et de se cacher dans les buissons pour étudier « les émotions d’un intermède amoureux ; » il se réserve d’ajouter à ce bas et obscène espionnage l’indignité plus grande encore de divulguer ce qu’il a vu, et ce qu’il n’a pas vu !…

Nous ne connaissons guère de caractère qui nous paraisse plus beau, plus enviable que celui d’un homme vraiment modéré, maître de ses passions, charitable, indulgent pour les fautes d’autrui ; mais nous n’en connaissons pas de plus odieux que celui de ces hommes méchants, impitoyables, dévots et libidineux, qui ont déshonoré le nom presque sublime de modéré en se l’appliquant.