HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 Victor Schoelcher

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome I

Chapitre IV : La Résistance à Paris

§ I.

Le principal confident de la conjuration militaire du 2 décembre, M. P. Mayer, a révélé les doctrines des conspirateurs et leurs résolutions préméditées. « En somme, dit-il, tout commentaire est inutile. Il fallait, sous peine de défaite honteuse et de guerre civile, ne pas seulement prévenir, mais épouvanter. En matière de coup d’état, on ne discute pas, on frappe ; on n’attend pas l’ennemi, on fond dessus. On broie ou l’on est broyé. » (Page 55)

Là est l’explication des crimes monstrueux qui ont donné la victoire à l’insurrection élyséenne, et qui feront de la journée du 4 décembre l’une des pages les plus sanglantes, les plus hideuses, les plus déshonorantes de l’histoire du dix-neuvième siècle. Les conjurés, pour réussir, ont frappé, broyé, épouvanté. Lorsqu’ils passèrent de l’E1ysée aux Tuileries, le sang répandu leur montait jusqu’à la cheville, et ces affreux triomphateurs étaient accompagnés par le long gémissement des mères, des soeurs, des femmes de ceux qu’ils avaient assassinés.

Quelles que fussent les dispositions générales du peuple et de la bourgeoisie, un grand nombre de citoyens de toutes classes se mirent en mesure de défendre la république. Des ouvriers d’élite, des membres des associations, des chefs d’atelier se répandirent partout, et profitèrent de l’impression produite par la barricade du faubourg Saint-Antoine pour dire qu’il y avait un double devoir à suivre les représentants montagnards.

Dès le soir du 3, il y eut quelques escarmouches rues du Temple, Rambuteau, Beaubourg, Grénetat et Transnonain.

Le 4 au matin, la résistance prit un caractère assez sérieux. Des barricades furent élevées dans différentes directions par ces hommes intrépides que l’on trouve toujours prêts, dès le premier moment, à risquer leur vie et ce qu’ils possèdent de plus cher pour le bien de la chose publique.

Les citoyens Pierre et Jules Leroux, représentants du peuple, Desmoulins, typographe, Naquet, réfugié de Londres, qui avait pu gagner Paris, Boquet, Nétré, avec des ouvriers et des délégués, formaient un groupe très-actif. Ils étaient parvenus, malgré toute la surveillance de la police dont l’insurrection disposait, à imprimer et placarder quelques exemplaires d’un appel aux travailleurs fait par le Comité central des corporations. C’est une pièce remarquable, dans laquelle on retrouve la netteté de vue, le caractère mâle qui distinguent les oeuvres populaires :

 

AUX TRAVAILLEURS.

 

Citoyens et compagnons !

 

Le pacte social est brisé !

Une majorité royaliste, de concert avec Louis-Napoléon, a violé la Constitution le 13 mai 1850.

Malgré la grandeur de cet outrage, nous attendions, pour en obtenir l’éclatante réparation, l’élection générale de 1852.

Mais hier, celui qui fut le président de la république a effacé cette date solennelle.

Sous prétexte de restituer au peuple un droit que nul ne peut lui ravir, il veut, en réalité, le placer sous une dictature militaire.

Citoyens, nous ne serons pas dupes de cette ruse grossière.

Comment pourrions-nous croire à la sincérité et au désintéressement de Louis-Napoléon ?

Il parle de maintenir la république, et il jette en prison les républicains ;

Il promet le rétablissement du suffrage universel, et il vient de former un conseil consultatif des hommes qui l’ont mutilé ;

Il parle de son respect pour l’indépendance des opinions, et il suspend les journaux, il envahit les imprimeries, il disperse les réunions populaires ;

Il appelle le peuple à une élection, et il le place sous l’état de siège : il rêve on ne sait quel escamotage perfide qui mettrait l’électeur sous la surveillance d’une police stipendiée par lui.

Il fait plus, il exerce une pression sur nos frères de l’armée, et viole la conscience humaine en les forçant de voter pour lui, sous l’oeil de leurs officiers, en quarante-huit heures.

Il est prêt, dit-il, à se démettre du pouvoir, et il contracte un emprunt de vingt-cinq millions, engageant l’avenir sous le rapport des impôts qui atteignent indirectement la subsistance du pauvre.

Mensonge, hypocrisie, parjure, telle est la politique de cet usurpateur.

Citoyens et compagnons, Louis-Napoléon s’est mis hors la loi. La majorité de l’Assemblée, cette majorité qui a porté la main sur le suffrage universel, est dissoute.

Seule, la minorité garde une autorité légitime. Rallions-nous autour de cette minorité. Volons à la délivrance des républicains prisonniers ; réunissons au milieu de nous les représentants fidèles au suffrage universel ; faisons-leur un rempart de nos poitrines ; que nos délégués viennent grossir leurs rangs, et forment avec eux le noyau de la nouvelle Assemblée nationale ![1]

Alors, réunis au nom de la Constitution, sous l’inspiration de notre dogme fondamental Liberté-Fraternité-Egalité, à l’ombre du drapeau populaire, nous aurons facilement raison du nouveau César et de ses prétoriens !

 

LE COMITÉ CENTRAL DES CORPORATIONS.

 

Les républicains proscrits reviennent dans nos murs seconder l’effort populaire. »[2]

 

Cette proclamation fut lue par des hommes dévoués, à haute voix, au milieu des groupes, sur les barricades, et prouva aux conjurés que la déloyauté de leurs protestations républicaines était percée à jour. Les barricades élevées sur plusieurs points à la fois leur firent comprendre aussi que l’on commençait à revenir de la première surprise et à s’entendre. D’un autre côté, l’attitude de la bourgeoisie réunie en masse compacte sur les boulevards, ses paroles de réprobation unanimement proférées, ses cris de « Vive la république ! » quand passaient les troupes, ne laissèrent aucun doute sur l’hostilité de ses sentiments[3]. Il suffisait d’une étincelle pour la faire passer du blâme à l’action. La majorité du peuple était encore froide, mais l’énergie des premiers combattants pouvait l’entraîner ; les gardes nationaux, trahis par le général Lawoestine, étaient encore enfermés chez eux, mais il n’était pas impossible qu’ils en décidassent spontanément, et, s’ils se montraient, la partie du peuple qui, dans ces crises funestes, ne prend les armes que le second jour, ne manquerait pas de se battre.

Les insurgés conçurent des craintes vives, ils résolurent d’étouffer ces symptômes dans le sang. Ils occupaient tous les postes, 120,000 soldats leur obéissaient, ils crurent à la victoire par la terreur et ne réussirent que trop. La troupe fut enivrée, les ordres les plus barbares lui furent donnés, et des officiers, honnêtes gens, se chargèrent de la surexciter encore par l’exemple de la cruauté. Pour l’engager dans le crime, on lui commanda tout d’abord de véritables assassinats, on la fit tirer sur les citoyens les plus tranquilles comme des chasseurs tireraient sur des animaux malfaisants. Une dame nous a personnellement certifié que le jeudi 4 décembre, entre trois et quatre heures, rue de la Chaussée d’Antin, la troupe fit feu quoiqu’il n’y eût eu aucune démonstration hostile : cette dame avait été obligée de se réfugier sous une porte cochère. Le même jour, à la même heure, un de nos amis, débouchant de la rue Vivienne, reçut, avec tous les passants, une décharge de mousqueterie.

« Les soldats établis place de la Bourse ont tiré sur nous, nous dit-il, parce que nous étions des bourgeois, rien de plus ; il n’y avait eu de la part des personnes présentes quoi que ce fût qui pût motiver cette sanglante brutalité. » — « Je vois encore, a dit notre collègue le citoyen Versigny au citoyen Victor Hugo, je vois encore, à la hauteur de la rue du Croissant, un malheureux limonadier ambulant, sa fontaine en fer-blanc sur le dos, chanceler, puis s’affaisser sur lui même et tomber mort    contre une devanture de boutique. Lui seul, ayant pour toute arme sa sonnette, avait eu les honneurs d’un feu de peloton. » Le même témoin (Versigny, ex-représentant) : « Les soldats balayaient à coups de fusil des rues où il n’y avait pas un pavé remué, pas un combattant. (Napoléon le Petit, p.151.)

Notre courageux ami, le citoyen Jules Simon, professeur de philosophie à l’École normale, a écrit à un journal de province : « … Rue Montmartre, vers quatre heures, on a tiré sur un groupe inoffensif, sans armes, ne criant pas. Un homme tombe, nous le relevons, il n’était que blessé. A trois pas de là, un autre était mort. Une femme avait le bras cassé par une balle. Je retourne rue Richelieu, je vois un soldat ajuster et tirer sur une fenêtre, etc. » A la même heure, le citoyen Ruin, aujourd’hui à Londres, a vu des fantassins massés boulevard du Temple, au coin de la rue Charlot, faire une décharge sur des groupes inoffensifs et y tuer plusieurs personnes. Nous pouvons rapporter encore l’attestation d’un de nos compagnons d’exil, le citoyen Naquet, qui, allant de la rue Lafayette au faubourg Saint-Denis, se trouva en avant de deux compagnies sorties de la caserne Poissonnière. Au coin du faubourg, il vit une douzaine d’hommes occupés à construire une barricade ; il les engagea à se retirer, jugeant bien qu’ils ne pourraient tenir contre les deux compagnies qui s’avançaient. A peine étaient-ils partis, que le détachement arriva et fit feu sur les curieux qui regardaient aux alentours !

Il entrait bien évidemment dans les plans des conjurés militaires d’engager l’armée avec eux par des meurtres. Expliquez autrement ces fusillades sans la moindre provocation d’une part, sans aucune sommation de l’autre ! Ils s’attendaient positivement à la bataille qu’ils avaient provoquée, préparée, et ils prirent de bonne heure, dès midi, leurs précautions de mort. C’est un de leurs journaux qui nous l’apprend :

A midi, tous les appareils et le personnel de l’ambulance arrivaient à l’hôtel de ville, et à la place de la Concorde, avec leurs guidons jaunes, et leurs brancards tout préparés en cas de collision. »

(Journ. du Lot-et-Garonne, 4 déc. 1851.)

 

                            



[1] Nous citons cette pièce comme un des plus nobles documents de la résistance, mais sans en partager toutes les idées. Selon nous, la majorité de l’Assemblée n’était pas plus dissoute que la minorité ; selon nous, la nouvelle Assemblée, comme le proclama la Montagne, ne pouvait sortir que du suffrage universel librement consulté. Nous sommes ennemi juré de toute dictature individuelle, ou de toute Convention dictatoriale, parce que la dictature, c’est la suspension de l’empire du droit. Il n’y d’autorité légitime que celle émanant directement du peuple.

[2] Nous renvoyons aux annexes n°2 l’exposé des courageuses tentatives des proscrits de 1848 et 1849 pour venir prendre leur part des périls de la lutte.

[3] Le capitaine Mauduit a plusieurs fois dans son livre reconnu que cette hostilité ne se dissimulait nullement. Il dit, par exemple, au moment où il se trouve sur le boulevard Montmartre, le 2 décembre : « Je me promenai en serpentant au milieu de cette foule de bonne compagnie, étudiant son esprit, ses intentions et ses voeux. Ses sentiments étaient évidemment hostiles au président et à l’armée ; je le déplorais, car là se trouvaient un grand nombre de personnes pour qui l’uniforme doit toujours avoir un caractère sacré, quelle que soit l’épreuve à laquelle soit soumis l’homme qui le porte !… L’esprit de parti se devrait jamais aller jusqu’à méconnaître la vertu du devoir militaire… Mais, hélas ! de nos jours quelle vertu est à l’abri de la haine politique ! » (Révolution militaire, etc. Page 149)